Les Echos - 11.09.2019

(Kiana) #1
Frédéric Schaeffer
@fr_schaeffer
—Correspondant à Pékin

La trêve aura été de courte durée.
Quelques semaines après la ren-
contre entre Donald Trump et Xi
Jinping au G20 d’Osaka en juin, la
guerre commerciale est repartie de
plus belle entre les Etats-Unis et la
Chine. Seul le père Noël a eu raison
de Donald Trump, ce dernier préfé-
rant reporter de nouveaux droits de
douane sur les smartphones, ordi-
nateurs, écrans plats et jouets made
in China pour ne pas gâcher les
achats de fin d’année de millions
d’Américains. Mais à partir du
15 décembre, la quasi-totalité des
importations chinoises se trouve-
ront désormais surtaxées. En dépit
de la reprise annoncée des négo-
ciations, rares sont les experts
à parier sur l’imminence d’un
accord. Et quand bien même un
deal serait trouvé, il ne résoudrait
pas l’essentiel.
Au-delà de la guerre commer-
ciale, le découplage des deux pre-
mières économies de la planète est
défendu, à Washington comme à
Pékin, par les faucons. Aux Etats-
Unis, ces derniers prônent une
réduction drastique des relations
économiques et technologiques
afin de préserver l’hégémonie amé-
ricaine. En Chine, l’autosuffisance
est érigée en priorité nationale par
Xi Jinping, qui a promis à ses com-
patriotes un « rêve chinois » teinté
de patriotisme exacerbé, de gran-

deur retrouvée et de prospérité éco-
nomique pour tous.
Après quatre décennies d’imbri-
cation croissante des économies
chinoise et américaine, la perspec-
tive d’un tel divorce hante le milieu
des affaires. Plus de 40 % des entre-
prises américaines présentes en
Chine envisagent de délocaliser
leur production, selon la Chambre
de commerce américaine. Les
entreprises européennes crai-
gnent, elles, de devoir choisir leur
camp. « Ce découplage est désormais
un paramètre à intégrer dans nos
décisions d’investissement », indi-
que un industriel français à Pékin.
Les premiers signes de ce divorce
sont déjà visibles : Ford a renoncé à
importer aux Etats-Unis des voitu-
res depuis ses usines chinoises, le
géant de la chaussure Steve Mad-
den envisage de produire davan-
tage au Cambodge, l’équipementier
sportif Brooks lorgne sur le Viet-
nam, HP va délocaliser sa produc-
tion de PC portables pour le marché
américain hors de Chine, GoPro va
faire de même pour ses caméras,
Foxconn va aller fabriquer des
iPhone en Inde, etc. La hausse des
coûts de main-d’œuvre en Chine
avait déjà poussé certaines entre-
prises à prendre la direction de
l’Asie du Sud Est. La guerre com-
merciale accélère le mouvement.
Autre signe, la Chine a perdu sa
place de premier partenaire com-
mercial des Etats-Unis au premier
semestre 2019, dépassée par le
Mexique et le Canada. Pendant ce

temps, les investissements chinois
aux Etats-Unis sont en chute libre :
ils pèsent moins de 5 milliards de
dollars sur les six premiers mois,
contre plus de 20 milliards il y a
deux ans, victimes des restrictions
sur les sorties de capitaux décidées
par Pékin mais aussi d’un examen
minutieux du régulateur améri-
cain. « Aujourd’hui, la plupart des
entreprises reconnaissent qu’un
désengagement partiel dans des sec-
teurs sensibles pour la sécurité natio-
nale est difficile à éviter », note le
cabinet Rhodium.
Même en cas d’apaisement des
tensions commerciales, les restric-
tions d’accès aux technologies amé-
ricaines pour les entreprises chinoi-
ses vont continuer à se resserrer, les
investissements chinois sur le sol
américain vont être de plus en plus
surveillés et la pression va rester
forte sur les entreprises américai-
nes pour qu’elles continuent à délo-
caliser hors de Chine. Moins d’un
demi-siècle après la visite histori-
que de Richard Nixon en Chine en
1972, le découplage paraît inélucta-
ble. La question est surtout de savoir
jusqu’où ira ce divorce, combien de
temps il mettra à être consommé et
quels seront les secteurs concernés.
« Certaines chaînes d’approvisionne-
ment sont plus faciles à déplacer que
d’autres et celles de nombreux
produits technologiques sont tout
simplement trop grosses ou trop
complexes pour être déplacées rapi-
dement ou entièrement », souligne
Arthur Kroeber, chez Gavekal Dra-

gonomics. Apple a fait assembler
220 millions d’iPhone en Chine en
2018, travailler des centaines de mil-
liers d’ouvriers et d’ingénieurs et sa
« supply chain » repose sur un
réseau local de 1.500 fournisseurs.
Impossible d’imaginer un transfert
rapide au Vietnam ou en Inde! La
Chine est également un marché
énorme sur lequel les entreprises
américaines continueront d’inves-
tir. Le chiffre d’affaires des entrepri-
ses américaines opérant en Chine
s’élève à plus de 450 milliards de dol-
lars, s oit plus du double des exporta-
tions américaines vers la Chine,
relève Arthur Kroeber. Dans le
même temps, Pékin a un besoin
impérieux de capitaux étrangers,
comme en témoigne l’ouverture de
son secteur financier ou le tapis
rouge déroulé pour accueillir l a pre-
mière usine Tesla hors des Etats-
Unis. Et la Chine mettra des années
à acquérir son indépendance dans
des secteurs aussi stratégiques que
les semi-conducteurs, pour ne
prendre que cet exemple.
Les faucons de Pékin et de
Washington rencontrent un succès
incontestable en plaidant pour un
découplage total des économies
américaine et chinoise. Mais, dans
de nombreux domaines, les inté-
rêts économiques sont trop impor-
tants et trop imbriqués pour être
effacés. Si cela rend impossible le
retour à une guerre froide sembla-
ble à celle entre les Etats-Unis et
l’URSS, la mondialisation entre à
coup sûr dans une nouvelle ère.n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Au-delà de la guerre


commerciale,


le découplage


des deux premières


économies de la


planète est défendu


à Washington comme


à Pékin par les


faucons nationalistes.


Les premiers signes


de ce divorce sont


visibles. La question


est de savoir jusqu’où


ira la séparation.


Chine-Etats-Unis : jusqu’où ira le divorce?


D


Les points à retenir



  • A partir du 15 décembre, la
    quasi-totalité des importations
    chinoises aux Etats-Unis
    seront surtaxées.

  • Inquiètes, plus de 40 %
    des entreprises américaines
    présentes en Chine
    envisageraient de délocaliser
    leur production.

  • Les faucons de Pékin et de
    Washington plaident avec
    succès pour un découplage
    total des deux économies.

  • Mais dans de nombreux
    domaines, les intérêts
    économiques sont trop
    importants et trop imbriqués
    pour être supprimés.


LA CHRONIQUE
DU CERCLE
DES ÉCONOMISTES


d’Hippolyte d’Albis


Et maintenant, quelles options pour le Royaume-Uni


L


a classe politique britanni-
que offre depuis quelques
mois un spectacle inédit qui
tout à la fois fascine, l asse et t errifie.
Il serait néanmoins un peu rapide
d’en conclure que les acteurs ne
sont que des bouffons et que, si le
Royaume-Uni e n est là où i l est, c ’est
bien la faute de ses dirigeants.
Au contraire, ce qui se joue n’est
en rien une parodie de démocratie
et face à un choix difficile et une
population divisée, les opinions
s’expriment et sont discutées. Bien
malin celui qui saurait arbitrer
entre les deux alternatives actuel-
les. Et le lecteur de cette chronique
peut se demander, imaginant un
instant qu’il est anglais, s’il préfére-
rait quitter l’Union en perdant le
bénéfice de tous les accords écono-
miques et commerciaux négociés
préalablement, ou en acceptant de
se retrouver dans une situation

similaire à celle de la Norvège, sans
la maîtrise de sa politique écono-
mique étrangère. La q uestion i rlan-
daise n’aide pas à simplifier ce
dilemme de diplomatie économi-
que, mais ne devrait pas non plus le
transformer en un drame politique
tant que les Irlandais pourront
s’installer librement au Royaume-
Uni. Or cela a toujours été garanti
par Londres, même dans les ver-
sions les plus dures des modalités
relatives à la circulation des
citoyens européens.
Certes, on pourra toujours dire
qu’il aurait fallu y penser avant de
voter. Ce serait néanmoins un peu
facile et ce serait oublier que, dans
un divorce, les torts ne sont jamais
d’un seul côté et que celui qui s’en
va n’est pas toujours le seul fautif.
Force est de constater que, depuis
son adhésion à la Communauté
économique européenne en 1973,

ciper à la monnaie unique. Loin
d’être une hystérie conjoncturelle,
le Brexit relève plus d’un long ren-
dez-vous manqué.
Même si le Royaume-Uni était
moins intégré économiquement à
l’Union, les coûts financiers et
sociaux de la séparation n’en reste-
ront pas moins considérables pour
le pays, celui qui part et pour ceux
qui restent. Et certains à Washing-
ton, Moscou ou Pékin se félicitent
déjà de cette folie qui a pris ce géant
économique, produisant un quart
du PIB mondial mais qui se coupe
un bras en se privant notamment
de son principal centre financier.
Au-delà des coûts, si la sortie se
fait sans accord, c’e st l’idée même
sur laquelle repose la construction
européenne qui sera ébranlée.
Inlassablement, ses promoteurs
ont répété que la mise en commun
des intérêts économiques était une

formidable arme pour préserver la
paix et la stabilité entre les pays. Et
qu’une fois devenus « partenai-
res », leurs oppositions historiques
s’évanouiraient. L’arme se retourne
aujourd’hui brandie par des popu-
listes qui gagnent facilement les
suffrages e n dénonçant ces accords
internationaux, qui, selon eux,
appauvrissent et asservissent les
peuples.
Si le Royaume-Uni n’a jamais
vraiment réussi son entrée dans le
projet européen, il est néanmoins
impératif, pour l ui et pour l’Europe,
qu’il réussisse sa sortie. Si cela doit
passer par un assouplissement de
la position des Vingt-Sept, il ne faut
pas hésiter.

Hippolyte d’Albis est professeur
à l’Ecole d’économie de Paris,
chercheur au CNRS et membre
du Cercle des économistes.

le Royaume-Uni n’a jamais vrai-
ment r éussi à trouver sa place dans
un ensemble fortement polarisé
autour du couple franco-alle-
mand. Ses positions plus libérales

et moins enclines au transfert de
souveraineté ont systématique-
ment é té accusées de « torpiller » l e
projet européen. Et face aux
tenants d’une intégration écono-
mique toujours plus poussée, le
Royaume-Uni s’est progressive-
ment i solé, au point de ne pas p arti-

Loin d’être
une hystérie
conjoncturelle,
le Brexit relève plus
d’un long rendez-vous
manqué.

10 // Mercredi 11 septembre 2019 Les Echos


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