Les Echos Mercredi 11 septembre 2019 IDEES & DEBATS// 13
art&culture
états d’âme et de corps d’une poignée de
jeunes Parisiens « ordinaires ».
Malgré s es maladresses ( notamment
dans l’écriture de certains dialogues),
« Tu mérites un amour » révèle un
authentique tempérament de cinéaste
et, de surcroît, confirme le talent pré-
cieux de l’actrice Hafsia Herzi, une nou-
velle fois épatante dans la peau de cette
héroïne bien décidée à ne laisser per-
sonne contrecarrer ses désirs. Depuis
ses débuts sous la houlette d’A bdellatif
Kechiche, la comédienne, devant la
caméra, a plusieurs fois convaincu,
entre autres dans « Ma compagne de
nuit », d’Isabelle Brocard, et dans
« L’Amour des hommes », de Mehdi
Ben Attia. Sous sa propre direction,
Hafsia Herzi confirme aujourd’hui
que l’on n’est parfois jamais aussi bien
servi que par soi-même.n
prendre son destin en
main, l’héroïne se
refuse à subir les lou-
voiements de son ex et
se met en quête de nou-
velles rencontres dans
la capitale. Au gré d’un
parcours à la fois
cocasse et chaotique, Lila croisera plu-
sieurs garçons et, parmi les innombra-
bles dragueurs invétérés et interchan-
geables, elle trouvera peut-être celui
avec lequel elle pourra s’inventer un
présent et un avenir dignes de ce nom.
L’énergie, sinon rien!
On appréciait l’actrice spontanée et
talentueuse, révélée en 2007 dans « La
Graine et le Mulet », d’Abdellatif Kechi-
che, on découvre aujourd’hui la réalisa-
trice débutante et prometteuse. Dans
« Tu mérites un
amour », son premier
film derrière la caméra,
Hafsia Herzi, qui
incarne également le
rôle principal, ne fait
pas preuve d’originalité
avec son scénario mini-
maliste. P ar chance, l a néophyte sublime
toutefois la banalité de son argument de
départ grâce à la vitalité de sa mise en
scène et à l’humour et l’insolence qui
imprègnent chaque séquence de ce film
nerveux et attachant. A l’image de
l’héroïne qu’elle interprète, une jeune
fille aux humeurs capricieuses et à la
sensibilité volcanique, Hafsia Herzi,
dans ce film tourné en deux semaines
avec un budget minimal, fait la chasse à
la complaisance et retranscrit avec une
énergie et un naturel convaincants les
FILM FRANÇAIS
Tu mérites un amour
de Hafsia Herzi
Avec Hafsia Herzi,
Djanis Bouzyani,
Jérémie Laheurte
1 h 42.
Olivier De Bruyn
@OlivierBruyn
Elle tombe de haut, mais apprendra à se
relever... Lila, une Parisienne au tempé-
rament de feu, souffre mille maux
quand son petit ami infidèle, Rémi, la
quitte et lui annonce qu’il part pour un
long voyage en Amérique du Sud.
Retors, Rémi prend néanmoins soin de
ménager ses arrières et laisse entendre
à Lila que leur histoire d’amour n’est
peut-être pas terminée. Soucieuse de
L’actrice fétiche d’Abdellatif
Kechiche signe son premier
film en tant que réalisatrice.
Malgré ses maladresses,
cette chronique sentimentale
prouve qu’elle excelle des deux
côtés de la caméra.
Thierry Gandillot
@thgandillotppa
B
ien sûr, quand on connaît Deau-
ville depuis vingt-cinq ans, date
de l’ouverture au cinéma indé-
pendant et à la compétition, on ne
s’attend pas à voir « Dumb and Dum-
ber » ou une énième déclinaison de la
franchise Marvel. On vient plutôt pren-
dre le pouls de l’Amérique, de ses
démons et de ses tourments. L’Amérique
qui vote Obama en 2008. Cette année-là,
le lauréat de Deauville est « The Visitor »
de Thomas McCarthy, film sur un écri-
vain new-yorkais embourgeoisé et nanti
confronté à des immigrants débarquant
de Syrie. Plus tard, le même réalisateur
dénoncera dans « Spotlight » la pédo-
philie au sein de l’Eglise de Boston. En
2016, l’Amérique bascule et vote Trump,
son mur et son discours anti-immigrés.
Deauville, cette année-là, vote « Brook-
lyn Village » d’Ira Sachs. Une histoire,
justement d’immigration et de conflit
ethnique : une famille hispanique de
La question de l’adolescence et des
réseaux sociaux, ensuite. A cet égard,
« Share », de Pippa Bianco, a beaucoup
impressionné. Mandy (Rhianne Bar-
reto) a 16 ans, elle est bien intégrée à
l’école et pilier de l’équipe de basket.
Mais un soir où elle a trop bu, elle perd
connaissance et se retrouve sur la
pelouse devant chez elle avec des ecchy-
moses sur le bras et sur le dos. Elle ne se
souvient de rien. Quelques heures plus
tard, une vidéo apparaît sur les réseaux
sociaux sans que Mandy puisse en
déduire ce qui s’est réellement passé.
Découvrant la vidéo, ses parents la pous-
sent à porter plainte, ce qu’e lle va faire.
En saura-t-elle plus? Qu'apprendra-t-
elle sur elle-même? Et nous, sur elle?
Comme « Knives and Skin », autour de la
disparition d’une jeune fille, ou le mysté-
rieux « Ham on Rye », « Share » ausculte
sans complaisance le monde de l’adoles-
cence à l’heure des r éseaux sociaux ainsi
que le désarroi des parents. Et impres-
sionne par sa maîtrise et sa justesse de
ton. Un prix, là aussi, serait mérité.n
Brooklyn doit quitter
sa boutique face à
l’inflation des loyers de
l’immobilier. Et ce, mal-
gré les liens qui unis-
saient les propriétaires
et les locataires depuis
des décennies.
Alors, que nous dit
l’Amérique à travers ses
réalisateurs et réalisa-
trices – elles sont six sur une sélection de
quatorze films? La plupart, très jeunes,
présentent leur premier ou leur second
film. Et la tendance est sans concession :
racisme, malaise adolescent, violence
des réseaux sociaux.
Prétendants aux prix
Les réalisateurs venus à Deauville abor-
dent une société américaine en plein
désarroi. Une compétition très politique
qui ne manquera pas d’inspirer la prési-
dente du jury, Catherine Deneuve.
Sur la question du racisme, un film
a frappé fort : « Skin » de Guy Nattiv,
sérieux prétendant au
prix du Jury. Bryon
Widner a le visage et
le corps couverts de
tatouages. C ertains
sont, si on a la clef pour
les déchiffrer, racistes.
Enfant abandonné,
Bryon a été adopté par
un couple dédié à la
cause du supréma-
cisme blanc. Il en adopte les causes et les
combats sans états d’âme, même quand
il s’agit d’actions violentes, voire terroris-
tes. Du couple, qui a adopté plusieurs
autres enfants, il est le favori. Mais un
jour, il rencontre une femme, célibataire
avec trois filles, dont il tombe amoureux.
Peu à peu, i l décide d e prendre ses distan-
ces vis-à-vis de la mouvance supréma-
ciste, puis de la quitter. Ce n’est pas du
tout du goût de sa « famille » qui le pour-
suit de sa haine et de sa violence. Pas
facile non plus de se réinsérer dans le
monde du travail quand on porte sa vie
tatouée sur son visage.
FILMS AMÉRICAINS
Skin
de Guy Nattiv
avec Jamie Bell,
Danielle Macdonald.
2 h 00.
Share
de Pippa Bianco
Avec Rhianne Barretto.
1 h 29.
L’Amérique et ses démons
CINÉMA// Racisme, malaise adolescent, violence des réseaux sociaux : le Festival de Deauville
reflète une société américaine en plein désarroi.
Rhianne Barreto (Mandy) dans « Share », un film sans complaisance sur le monde de l’adolescence à l’heure des réseaux sociaux. Photo Share : @ HBO Films
FILM ANGLAIS
Music of My Life
de Gurinder Chadha
Avec Viveik Kalra,
Kulvinder Ghir,
Meera Ganatra,
de Gurinder Chadha.
2 h 10.
Le nouveau départ d’Hafsia Herzi
- Chaque fan de Springsteen se souvient de sa pre-
mière rencontre avec le Boss. Pour Javed, ce fut un
soir de pluie, alors que, désœuvré, il lançait la cas-
sette du classique « Born to Run ». Les premières
notes de « Dancing in the Dark » vont alors résonner
en lui à la manière d’un message, presque christique.
Prisonnier d’une vie morose dans la banlieue de
Luton en Angleterre, en proie au racisme et à une
famille conservatrice, le jeune adolescent d’origine
pakistanaise va s’émanciper et trouver sa voie au
rythme des tubes de l’enfant du New Jersey. Gurin-
der Chadha, réalisatrice de l’excellent film « Joue-la
comme Beckham » (2002), signe ici un feel-good
movie, aux airs de comédie musicale. De quoi redon-
ner envie de se plonger dans les plus belles œuvres
du dieu Bruce. Mais derrière cet écrin léger, frôlant
parfois le kitsch, la cinéaste a aussi voulu réaliser un
film social, dénonçant la xénophobie, le repli sur soi,
et par là même le Brexit. —Cécilia Delporte
film en bref
I
ls auraient pu se rencontrer mille fois,
franchement. Ils habitent deux studios perchés
en haut d’un immeuble dominant les voies
de la gare du Nord dont les minuscules balcons
se touchent. Ils fréquentent les mêmes rayons
de l’épicerie de quartier tenue par le flamboyant
Mansour (Simon Abkarian), la même pharmacie
quand il devient urgent de reconstituer le stock
d’anxiolytiques. Il y a un chat aussi qui pourrait faire
le lien, petit clin d’œil à l’un des premiers films de
Cédric Klapisch, « Chacun cherche son chat » (1996).
On est ému de revoir dans « Deux Moi » Madame
Renée (Renée Le Calm) et Chloé (Garance Clavel)
qui, il y a vingt-trois ans, avaient mis le quartier
de la Bastille en ébullition quand le chat Gris-Gris
avait disparu. On est d’autant plus triste
d’apprendre le décès de Renée Le Calm, qui venait
de fêter en compagnie de Klapisch ses cent
printemps et la fin du tournage. A l’époque, il n’y
avait pas de portable, ni Facebook, Twitter, Tinder,
Instagram, Happn ou Zenly ; et Gris-Gris aurait été
rapidement géolocalisé. De nos jours, alors qu’on
est ensevelis sous les applications sophistiquées,
c’est devenu chacun cherche son moi.
Un scénario qui fait du bien
Mélanie (Ana Girardot) est chercheuse en biologie,
elle est intelligente et jolie, mais elle déprime de ne
pas trouver l’âme sœur. Pourtant, elle se donne
du mal et multiplie les rencontres via les réseaux
sociaux. Toutes plus décevantes les unes que
les autres. Elle voit une psy (Camille Cottin). Rémy,
travaille pour une plate-forme type Amazon et rêve
sa vie plutôt qu’il ne la vit. S on psy est sympa
(François Berléand). Ah! si seulement Mélanie
savait qu’elle fait quasiment balcon commun avec
un prince charmant. Ah! Si Mansour pouvait les
présenter à la caisse de son « supermarché Sabah
Orientale ». Ah! Si les chats et les psys pouvaient
parler! Nous, spectateurs omniscients,
nous savons, mais nous regardons, impuissants,
Mélanie et Rémy se croiser, se suivre, se frôler, sans
pouvoir rien faire! On aurait envie de se lever et de
leur crier « Retourne-toi, il (elle) est là, derrière toi! »
Mais avec des « si », on pourrait mettre tout
le quartier de la Chapelle en bouteille, avec la
Goutte d’Or et jusqu’à Riquet. Le scénario de Cédric
Klapisch, concocté avec Santiago Amigorena,
son compagnon d'écriture depuis « Le Péril
jeune », fait du bien. C’est déjà ça. Ana Girardot et
François Civil sont à croquer. Le ticket n'est pas
remboursé par la Sécurité sociale.
« Deux Moi »,
de Cédric Klapisch, 1 h 50.
Chacun cherche
son moi
LA
CHRONIQUE
de Thierry Gandillot