Le Monde - 03.09.2019

(Nancy Kaufman) #1

22 |culture MARDI 3 SEPTEMBRE 2019


0123


La métaphysique en trompe­l’œil


de « Joker », avec Joaquin Phoenix


Malgré ses ambitions, le film acclamé à la Mostra accumule les clichés


CINÉMA
venise ­ envoyé spécial

H


uit minutes d’ovation
à la fin de la projec­
tion officielle de Joker,
le 31 août, des criti­
ques nord­américains (pas tous)
qui promettent l’Oscar à Joaquin
Phoenix, qui reprend le rôle tenu
par Jack Nicholson, Heath Ledger
et Jared Leto. Le pari d’Alberto Bar­
bera, le directeur artistique de la
Mostra de Venise, a de toute façon
payé. La sélection pour la première
fois, en compétition dans un
grand festival, d’un film relevant
d’un univers de super­héros (en
l’occurrence celui de DC Comics


  • Batman et Superman – l’un des
    actifs du portefeuille de Warner
    Bros) est passée sans encombre.
    Au­delà de la virtuosité de son
    interprète principal, des ambi­
    tions (ou des prétentions) du
    réalisateur et coscénariste (avec
    Scott Silver) Todd Phillips, der­
    rière l’hommage appuyé – à la li­
    mite du pastiche – au cinéma de
    Martin Scorsese, Joker ne dissi­
    mule pas beaucoup plus qu’une
    collection de clichés, certains em­
    pruntés à l’un des plus grands ci­
    néastes de son temps, d’autres
    aux almanachs désuets dont les
    comics tirent leur morale.
    Todd Phillips (dont le principal
    titre de gloire était jusqu’ici la di­
    rection de la trilogie Very Bad
    Trip) a situé son film au début de
    la décennie 1980, au paroxysme
    du doute qui a saisi les Etats­Unis


pendant et après la guerre du
Vietnam. Pour une fois, c’est New
York qui tient le rôle de Gotham,
et le cinéaste filme les rues en­
combrées d’ordures comme si el­
les allaient voir passer le taxi de
Travis Bickle dans Taxi Driver. On
n’y voit surgir que la silhouette ef­
flanquée d’un pauvre type habillé
en auguste qui fait tournoyer une
pancarte annonçant la liqui­
dation d’un magasin d’instru­
ments de musique. Arthur Fleck
(Phoenix) vit seul avec sa mère
(Frances Conroy) dans une cité
sordide. Il est atteint d’une mala­
die neurologique qui provoque
des crises de rire, et peine à distin­
guer la réalité de ses fantasmes,
surtout lorsqu’il s’agit de sa voi­
sine (Zazie Beetz). Il lui faudra
plus de deux heures pour aller de
A comme Arthur à J comme Joker.

Déterminisme
Ces récits de formation sont une
part intégrante du canon des co­
mics. Ils font parfois de beaux
contes noirs, comme dans Bat­
man : Le défi, de Tim Burton. Todd
Phillips a préféré en faire une
étude de cas. Enfant martyr souf­
frant de séquelles, abandonné par
les services sociaux, persécuté
par ses collègues, Arthur Fleck est
un cumulard du malheur, ce qui,
aux yeux de l’auteur, suffit à en
faire un criminel.
Ce déterminisme présente l’in­
convénient de priver le film de
tout enjeu dramatique. Pour
donner de la consistance à cette

descente aux enfers balisée, Todd
Phillips emprunte à Scorsese (qui
devait à l’origine compter parmi
les producteurs de Joker, une tâ­
che qu’il a finalement déléguée à
sa collaboratrice Emma Tillinger
Koskoff) la trame de La Valse des
pantins (1983). Joaquin Phoenix
tient le rôle du fan obsédé par un
comique télévisuel, interprété
par Robert De Niro dans l’original,
pendant que ce dernier, promu
par la force des années, se re­
trouve à jouer le vieux cabot à la
place de Jerry Lewis. Ajoutée la
peinture d’une ville en proie à
une espèce de soulèvement di­
rigé contre les possédants, cette
critique du système de la célébrité
devrait fournir au Joker ses titres
académiques et intellectuels.
Ces audaces n’en sont pas. La
marche d’Arthur Fleck vers son
destin de super­méchant rejette
tous ses adversaires dans le camp
du bien, le requin du show­busi­
ness comme celui de la politique,
en l’occurrence, Thomas Wayne,
milliardaire, candidat à la mairie

de New York. Ce dernier person­
nage est exemplaire de l’ambi­
guïté délibérée du scénario : on
peut y voir une préfiguration de
Donald Trump, mais la ville de
New York a élu un autre milliar­
daire, Michael Bloomberg. Et les
commentaires de l’entrepreneur­
politicien sur ses concitoyens trai­
tés de clowns évoquent aussi bien
les propos d’Hillary Clinton sur
les « déplorables ». La présence du
personnage de Thomas Wayne,
père de Batman, permet aussi aux
familiers de la saga de situer le ré­
cit dans le temps, c’est­à­dire long­
temps avant la transformation de
son fils Bruce en justicier.
Ces références à l’actualité et à
l’histoire (le premier crime du Jo­
ker fait penser à l’affaire Bernhard
Goetz, le tireur du métro new­yor­
kais, en 1984, tout en déclenchant
un mouvement qui rappelle Oc­
cupy Wall Street) devraient don­
ner une assise au travail de Joa­
quin Phoenix. Il n’était pas besoin
d’attendre Joker pour savoir que
l’acteur était chez lui à la frontière
entre raison et folie (il suffit par
exemple de voir The Master, de
Paul Thomas Anderson). Amai­
gri autant que De Niro avait enflé
pour Raging Bull, Phoenix puise
dans ses ressources tous les symp­
tômes d’un esprit malade. C’est as­
sez pour épater la galerie, pas pour
aller – comme semblent y préten­
dre réalisateur et interprète – aux
racines du mal. En France, le film
sortira le 9 octobre.
thomas sotinel

A Tatihou, la musique


traditionnelle émancipée


Le festival du Cotentin recevait aussi bien Alan Stivell que le trio
écossais Talisk, à l’énergie punk

MUSIQUE


U


n début d’après­midi,
sur l’île Tatihou, face au
port de Saint­Vaast­la­
Hougue, dans le Cotentin. Sous
l’ombre d’un pin au tronc massif
et torturé, un binôme de musi­
ciens fait goûter aux délices de
l’éphémère. Le concert va durer
vingt minutes environ, prévient
le chanteur, guitariste et joueur
de kora normand Stranded
Horse, alias Yann Tambour. Sa
kora a une drôle d’allure, fabri­
quée avec des leviers de harpe et
des plaques de couleur faites à
partir de Formica. Il l’a baptisée,
« pour rire », la formikora. Il se pré­
sente avec son complice, égale­
ment à la kora, Boubacar Cisso­
kho, venu spécialement de Dakar,
au festival Les Traversées Tatihou,
dont la 25e édition (plus de
26 000 festivaliers) s’est achevée
le 1er septembre. Ils seront rejoints
le lendemain, veille de la clôture,
par d’autres musiciens pour
jouer sur scène son nouveau
projet aux couleurs rythmiques
réunionnaises affirmées.
La poignée de spectateurs assis­
tant aux « concerts­promena­
des », des moments musicaux in­
timistes semés dans les jardins
cachés de l’île, rejoindra ensuite le
grand chapiteau blanc planté un
peu plus loin sur la lande où doit
se produire Alan Stivell. Y conver­
geront des centaines de specta­
teurs depuis Saint­Vaast, où sont
installés le « village du festival » et
un autre chapiteau pour les con­
certs du soir. Ils auront parcouru
à pied, à marée basse, au milieu
des parcs à huîtres, les deux kilo­
mètres séparant l’île de la côte.

C’est le concept originel et origi­
nal des Traversées Tatihou. Le
rythme est imposé par les gran­
des marées d’août. « Entièrement
porté par le conseil départemental
de la Manche, qui y consacre un
budget d’environ 565 000 euros,
explique la directrice artistique,
Laurence Loyer­Camebourg, cet
événement présente des artistes
qui viennent, avec dans leurs baga­
ges, des racines, un patrimoine, que
beaucoup transcendent avec les in­
fluences et les sonorités
d’aujourd’hui. »

« Interinfluences »
Exemple, le trio écossais Talisk,
formé en 2014, qui a deux al­
bums à son actif, multiprimé au
Royaume­Uni. L’énergie punk
et la virtuosité sidérante du
joueur de concertina (accordéon
miniature) Mohsen Amini y
sont sans doute pour beaucoup.
Et, quand arrive un beat électro­
nique lancé sur la musique jouée
à une folle vitesse avec ses
camarades Hayley Keenan (vio­
lon) et Graeme Armstrong (gui­
tare), une certaine idée de la
transe des rave parties pointe
son nez. Le public de Saint­Vaast
semble partagé. Beaucoup ont

franchement dépassé l’âge de
ces lâcher­prises.
Alan Stivell, vétéran (75 ans) du
renouveau de la musique celti­
que et de sa harpe emblématique
en France dans les années 1970,
tête d’affiche de cette édition, ter­
mine à Tatihou la tournée fêtant
ses cinquante ans de carrière, qui
accompagne la publication (fin
2018) de l’album Human­Kelt
(World Village/Pias). Il arrive sur
scène en arborant sur sa chemise
noire un triskèle (symbole celti­
que), fait intervenir en ouverture
un carnyx, la trompe de guerre
des Celtes qui terrorisait les Ro­
mains au combat, reprend au
rappel son adaptation du tradi­
tionnel breton Tri Martolod, in­
contournable. Ce qui ne l’empê­
che pas de naviguer du breton au
français ou à l’anglais, de laisser
son guitariste frayer avec un rock
metal qui pourrait trouver sa
place dans le Hellfest, grande
messe du genre, et de modifier le
son de sa harpe par le truche­
ment de l’électronique. « La Breta­
gne reste au centre, mais des ap­
ports viennent de tout le monde, de
toutes les époques, tout est fait d’in­
terinfluences. C’est une absurdité
totale de se replier sur soi­même »,
résonne le sage musicien.
patrick labesse

Concerts de Stranded Horse :
le 16 novembre à Epernay
(Marne), le 21 novembre à
Palaiseau (Essonne) ; du 25 au
29 novembre au festival Villes en
scène. Talisk sera le 12 décembre
au festival No Border, à Brest
(Finistère). Alan Stivell à la Nuit
de la Bretagne le 7 mars 2020
à Paris la Défense Arena.

Pour donner de
la consistance
à cette descente
aux enfers
balisée, Todd
Phillips emprunte
à Scorsese

Les « concerts-
promenades »
sont des moments
musicaux
intimistes semés
dans les jardins
cachés de l’île

É D I T I O N
Bernard-Henri Lévy
croit au « repentir »
de Yann Moix
Bernard­Henri Lévy a affirmé
dimanche 1er septembre qu’il
croyait au « repentir » de
l’écrivain Yann Moix, qui a
demandé « pardon », samedi
31 août sur France 2 dans « On
n’est pas couché » au philoso­
phe, pour ses dessins et textes
négationnistes parus dans sa
jeunesse. « Je crois au repentir.
Je crois à la réparation »,
affirme « BHL » dans un texte
à paraître dans le Point, en
réaction à l’affaire qui a éclaté
mardi 27 août lorsque l’Express
a exhumé des dessins de
Moix à caractère antisémite
ainsi que des textes négation­
nistes. « Quand un homme,
tout homme et donc aussi
un écrivain, donne les preuves
de sa volonté de rédemption,
quand il s’engage, avec probité,
dans le corps à corps avec ses
démons, je pense qu’il est juste
de lui en donner acte, de lui
tendre loyalement la main
et, si on le peut, de l’accompa­
gner, ajoute Bernard­Henri
Lévy. − (AFP.)

C I N É M A
L’artiste JR rejoint l’école
du collectif Kourtrajmé
L’école de cinéma Kourtrajmé,
lancée en 2018 par Ladj Ly, lau­
réat du prix du jury à Cannes
pour son film Les Misérables
(en salles le 29 novembre),
va prendre ses quartiers défi­
nitifs à Montfermeil (Seine­
Saint­Denis), où l’artiste JR di­
rigera une nouvelle formation
à l’art et à l’image. Gratuite,
sans conditions d’âge et de di­
plôme, cette école destinée à
« ceux qui ont envie mais n’ont
pas les moyens d’accéder aux
écoles de cinéma » a déjà
formé 30 élèves au scénario,
à la réalisation et à la post­
production. L’appel à candida­
tures pour la deuxième
promotion est ouvert jus­
qu’au 15 septembre. − (AFP.)

Piano


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La Fondation BNPPARIBAS présente


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Festival à


To ulouse 5 › 30 septembre 2019


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