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MARDI 3 SEPTEMBRE 2019
styles
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instagram,
mémoire de mode
Leurs comptes Instagram très suivis célèbrent
à coups d’images inédites le Dior du temps
de John Galliano ou le Céline de Phoebe Philo.
Ces « historiens » amateurs obligent les marques
à repenser la valorisation de leurs archives 2.0
MODE
D
ans une salle étroite
et labyrinthique, les
chaises dorées sont
alignées contre les
murs. La topmodèle Amber Val
letta glisse d’un pas félin, vêtue
d’une petite merveille : un man
teau Chanel haute couture entiè
rement rebrodé par la maison Le
sage, dessiné par Karl Lagerfeld
et inspiré par les précieux pan
neaux laqués de Coromandel
que collectionnait Gabrielle Cha
nel. On est en 1996, c’est une des
plus belles collections de la car
rière du couturier allemand... et
il n’y avait pas un smartphone
pour l’immortaliser.
Si la vidéo fait aujourd’hui le
tour d’Instagram, c’est grâce à
Ilius Ahmed, fondateur du
compte @unforgettable_runway.
Diplômé de l’école de mode de
Central Saint Martins, cet Anglais
- par ailleurs travailleur social – a
passé des années à collecter des
vidéos de défilés envoyées, dans
l’ère préInternet, par les maisons
de mode, des documents
aujourd’hui quasi introuvables. Il
fait partie de cette nouvelle vague
d’« historiens de la mode » ama
teurs mais néanmoins érudits qui
ont envahi Instragram. Leur nom
bre d’abonnés grimpe quasi à vue
d’œil : la page @mcqueen_vault,
créée en septembre 2018, est con
sacrée à l’œuvre de Lee Alexander
McQueen et de la maison qui lui a
survécu. Elle compte déjà plus de
44 000 abonnés. L’œuvre de John
Galliano inspire beaucoup :
@diorinthe2000s (53 000 abon
nés) et @diorbyjohngalliano
(39 000) perpétuent la mémoire
des coups d’éclat du couturier an
glais. Ils ont aussi acquis très vite
une véritable crédibilité et sont
suivis par de nombreux acteurs
du secteur, des créateurs, journa
listes ou stylistes comme Marc Ja
cobs, Alexander Fury ou Ellie
Grace Cumming (deux des plus
grands talents de la presse an
glaise). Les journaux les plus
pointus et prestigieux leur consa
crent déjà des articles.
Mais le succès de ce type de
compte pose à plus grande échelle
la question de la mémoire numé
rique : quelle place ces sources of
ficieuses peuventelles tenir face
aux sources officielles et institu
tionnelles que sont les musées et
les grandes maisons de mode?
Hommage à Lagerfeld
Ces quinze dernières années, les
grands noms du luxe ont fait de
gros efforts pour constituer leurs
archives, développer leur patri
moine et le mettre en valeur à tra
vers des expositions patrimonia
les et la publication d’ouvrages.
L’exposition des 70 ans de Dior,
organisée par le Musée des arts
décoratifs (MAD) à Paris (du
5 juillet 2017 au 7 janvier 2018), a
été un succès particulièrement
retentissant (708 000 visiteurs),
qui montre combien l’alliance
d’institutions officielles et de
grands acteurs du luxe peut être
fructueuse quand on parle de mé
moire de la mode.
Mais sur le terrain du virtuel,
les choses ne sont pas si simples.
Sur les réseaux sociaux, les gran
des maisons semblent peiner à
trouver un ton. Elles privilégient
la promotion des produits du
moment, le sac à main de la sai
son ou la dernière campagne par
fum. La dimension historique ne
pèse pas lourd face aux exigences
du marché, et elle est largement
laissée de côté. En revanche, les
grands noms du luxe utilisent
volontiers les réseaux sociaux
pour pratiquer une version mo
derne de la damnatio memoriae,
cette forme de condamnation à
l’oubli qui dans l’Antiquité per
mettait d’effacer toute trace his
torique de la personne concer
née. Au XXIe siècle, faire disparaî
tre de platesformes numériques
l’œuvre d’un exdirecteur artisti
que est à portée de clic.
Sauf qu’aujourd’hui, rien n’em
pêche les fans d’un designer
poussé dans l’ombre de créer des
comptes Instagram à la mémoire
et à la gloire de son œuvre. Chez
Céline ou chez Burberry, l’arrivée
de deux nouveaux designers
(Hedi Slimane et Riccardo Tisci,
respectivement) a entraîné un
grand ménage : les images consa
crées au travail du créateur précé
dent ont été effacées, marquant
au passage un nouveau départ
symbolique sur les comptes Ins
tagram des marques. Mais cer
tains internautes n’ont pas hésité
à passer outre cette stratégie
marketing et à créer des comptes
à la gloire des créateurs « sor
tants », comme @oldceline, en
hommage au travail de Phoebe
Philo pour la griffe française.
Quand chacun défend un « mor
ceau » d’histoire différent, la co
habitation devient difficile. Fina
lement, les maisons accueillent
ces comptes qui échappent à leur
contrôle avec un mélange de cu
riosité bienveillante, de méfiance
et d’impuissance.
« Tout le monde, bien entendu,
est libre de publier comme il l’en
tend les images accessibles sur In
ternet, concède Bruno Pavlovsky,
directeur des activités mode de
Chanel. Le principe de ces comptes
de fans ne me gêne pas à condition
que cela n’interfère pas avec la
stratégie de communication de la
marque. C’est ce qu’il va falloir sur
veiller dans les années à venir. »
Pour l’instant, les relations entre
les marques et ces historiens 2.0
sont globalement pacifiques. « Je
n’ai jamais eu aucun problème
avec les marques, assure Ilius Ah
med, fondateur du site @unfor
gettable_runway. Je suis en con
tact avec de nombreuses maisons
et j’ai des accords avec certaines
d’entre elles qui me permettent de
poster des clips plus ou moins
longs de leurs shows. » L’Anglais a
ainsi collaboré avec la maison
Karl Lagerfeld pour aider à consti
tuer un hommage au maître lors
de la commémoration organisée
à Paris le 20 juin.
Les grandes maisons sont ce
pendant pleinement conscientes
de l’importance de la communi
cation sur le patrimoine et en par
ticulier dans le monde numéri
que. « Les gens sont très deman
deurs de contenus historiques, et
c’est aux grandes marques de
prendre les choses en main. C’est
maintenant que ça se passe, il faut
que nous soyons des locomotives
en la matière », explique Soizic
Pfaff, directrice de Dior Héritage,
conservatoire d’une partie des ar
chives de la maison.
Du coté de la division numéri
que de la marque, on travaille
d’ailleurs déjà sur le sujet de la
mémoire en ligne. « Nous avons
depuis plus de cinq ans commencé
à numériser toutes nos archives,
explique un porteparole, c’est un
processus assez long car il faut
scanner les photos, croquis, com
muniqués d’archives, etc. En re
vanche, nous postons régulière
ment des stories sur l’histoire de
Dior à l’occasion de lancements de
produits ou de collections. » Et on
n’hésite pas à faire appel aux
sources extérieures et amatrices.
« Il y a quelques années, nous
avons découvert Kingofcouture,
une page Tumblr à l’époque dédiée
entièrement au travail de Raf Si
mons chez Dior. Nous l’avions in
vité à notre défilé croisière à Can
nes et l’avons fait rencontrer le de
signer. Mikulas, créateur du Tum
blr, avait effectué par la suite un
stage au studio de création. »
Le risque de la copie
Dans cette problématique de la
mémoire de la mode, les musées,
gardiens du patrimoine par excel
lence, ont aussi un rôleclé. Pre
mière constatation, cette institu
tion que l’on imagine volontiers
sérieuse et figée dans ses princi
pes n’est pas du tout réfractaire
aux historiens amateurs. « Les
comptes bien faits de ce genre sont
de véritables outils d’historiogra
phie et d’archives pour l’histoire de
la mode et celle de l’art », assure
Olivier Gabet, directeur du Musée
des arts décoratifs à Paris. Le MAD
travaille déjà beaucoup à la nu
mérisation de la mémoire de la
mode, avec un obstacle de taille :
le coût financier et humain que
représentent la numérisation des
archives et leur exploitation 2.0.
Et puis la tension entre actuali
tés à promouvoir et mémoire à
célébrer met les musées comme
les marques face à une schizoph
rénie difficile pour l’instant à ré
soudre. « Ces deux temporalités
mises sur le même fil Instagram,
cela n’est pas cohérent. En fait, il
faudrait presque deux comptes
Instagram : un pour chacune de
ces activités », propose Olivier Ga
bet. Pourquoi pas?
Cela dit, il ne faut jamais
oublier que les réseaux sociaux
sont un outil à double tranchant :
ils donnent accès à beaucoup de
choses, peutêtre trop. On le voit
avec les célébrités présentes sur
Instagram. Les fans sont ravis
d’avoir accès à leur vie quoti
dienne, mais à force de voir cer
taines faire des jus verts dans
leur cuisine, on se met à regretter
le mystère d’avant.
La désirabilité d’une marque se
construit aussi sur sa part non dé
voilée. « Les archives sont un vrai
trésor que les maisons de luxe sou
haitent conserver. Les rendre pu
bliques, c’est risquer d’être copié et
de dilapider son capital créati
vité », analyse Michael Jais, PDG
de Launchmetrics, une plate
forme internationale de marke
ting et d’analyses de données.
Quand la haute couture est de
venue une industrie florissante,
après la seconde guerre mon
diale, les couturiers refusaient
que l’on prenne des photos de
leurs modèles par peur d’être imi
tés. Aujourd’hui, des marques de
prêtàporter font fortune en co
piant les modèles des maisons de
luxe dès leur apparition sur les ré
seaux sociaux. Et ces produits dé
rivés sont souvent en boutique
avant les originaux...
Si elle intéresse tous les acteurs
de l’industrie de la mode, la ques
tion de la mémoire numérique
pose, pour l’instant, plus de ques
tions qu’elle n’apporte de répon
ses. Et ce sont les amateurs qui en
parlent pour le moment le
mieux.
carine bizet
« LE PRINCIPE
DE CES COMPTES
DE FANS NE ME GÊNE
PAS À CONDITION QUE
CELA N’INTERFÈRE PAS
AVEC LA STRATÉGIE
DE COMMUNICATION
DE LA MARQUE »
BRUNO PAVLOVSKY
directeur des activités mode
de Chanel
Collection
haute couture
Christian Dior,
automnehiver
19971998, créée
par John
Galliano, photo
publiée sur
@unforgettable
_runway.
PIERRE VERDY/AFP
Givenchy haute couture, automnehiver 2000, collection
d’Alexander McQueen, sur @unforgettable_runway.
GIVENCHY
Alexander McQueen,
printempsété 2001,
diffusé sur le compte
@mcqueen_vault.
COLLECTION EDGE MAGAZINE SPRING
2001/PHOTO DE HUGO CAMERA