Le Monde - 03.09.2019

(Nancy Kaufman) #1

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IDÉES


MARDI 3 SEPTEMBRE 2019

0123


Elisabeth Roudinesco L’écrivain réussit à se poser


en victime d’un complot de l’extrême droite


L’auteur est habité jusqu’à la mythomanie par le couple infernal des juifs et des nazis, comme le révèle son nouveau
livre, où il transforme sa cellule familiale en un camp de concentration, analyse l’historienne

G


râce à une avalanche de révéla­
tions, on sait désormais que
Yann Moix est l’auteur de dessins
et de textes antisémites. Après
avoir dissimulé ces abjections, tout
autant que ses anciennes fréquentations


  • Frédéric Chatillon, Marc­Edouard Nabe,
    Alain Soral, Robert Faurisson –, le voilà
    pris la main dans le sac et contraint à une
    grande scène de repentance publique.
    Ayant eu connaissance, depuis 2007,
    de la publication par Paul­Eric Blanrue
    d’un bien étrange ouvrage, Le Monde
    contre soi. Anthologie des propos contre
    les juifs, le judaïsme et le sionisme
    (éd. Blanche), je m’étonne que la criti­
    que ne s’intéresse pas davantage au
    contenu de ce livre, préfacé par Yann
    Moix, et qui, sous couvert de défense
    des juifs, n’est rien d’autre qu’une apo­
    logie complotiste de l’antisémitisme à
    la façon d’Edouard Drumont.


Autoproclamé « ami des juifs »
Dans cette anthologie, l’auteur prétend
démasquer les véritables antisémites,
dont l’histoire dite « officielle » aurait
masqué les noms : les juifs eux­mêmes
et leurs alliés. A côté des noms de Goeb­
bels et d’Hitler, et sans faire allusion à

l’extermination – pas même à l’entrée
Wannsee, où il est question de la « solu­
tion finale » –, Blanrue dresse la liste
des vrais antisémites : Moïse, Isaïe, Spi­
noza, Lévi­Strauss, Clemenceau, Freud,
Einstein, Stefan Zweig, Zola, Proust,
Pierre Assouline, etc.
Et, dans sa préface, Moix, qui se pré­
sente déjà comme l’ami des juifs, issu
d’une famille de marranes [juifs conver­
tis au christianisme mais restés fidèles se­
crètement à leur religion] (rien ne le
prouve), se dit ravi que son écrivain pré­
féré – Charles Péguy – ne figure pas dans
la liste maudite. A­t­il regretté d’avoir ré­
digé cette préface? Pas vraiment, même
s’il affirme ne plus fréquenter Blanrue.
Lequel dit le contraire. Moix a­t­il lu le
contenu de ce brûlot? Nul ne le sait, bien
qu’il ait retiré son nom de la réédition.
Accuser les juifs d’être responsables
de leur propre persécution, voilà un des
thèmes majeurs du discours antisé­
mite. Et ce n’est pas en se déclarant soi­
même juif, philosémite, lecteur du Tal­
mud, amoureux du judaïsme et d’Israël,
que l’on parvient à s’extirper de la boue
antisémite. On connaît la fameuse plai­
santerie : « Non, Monsieur, je ne suis pas
antisémite, la preuve, c’est que j’ai des

amis juifs et qu’ils me soutiennent. »
Mais qui est donc cet ancien pourfen­
deur des juifs? C’est dans son autobio­
graphie, Orléans, qu’on trouve en partie
la réponse. Ce texte est présenté
comme un roman. Mais s’agit­il d’un
roman? L’auteur en doute, puisqu’il af­
firme que tout est vrai et qu’il a réelle­
ment, dans son enfance, été torturé par
sa famille. L’ennui, c’est que ladite fa­
mille a fait savoir qu’elle récusait ces ac­
cusations : le frère, Alexandre, a affirmé
qu’il aurait été lui­même maltraité par
son aîné, et le père, José Moix, a déclaré
que son fils aurait tout inventé. Et il
ajoute que lui­même aurait été autre­
fois abandonné et martyrisé (La Répu­
blique du centre, 18 août). Où sont les
bourreaux et qui sont les victimes?

Le père, surnommé « Kommandantur »
Quand on lit ce « roman », on a le senti­
ment que le narrateur a réalisé un mon­
tage littéraire : une pincée d’Harlequin,
une touche du « divin marquis » et
quelques emprunts à Auschwitz, le tout
porté par un laborieux vocabulaire psy­
chanalytique. Habité jusqu’à la mytho­
manie par le couple infernal des juifs
et des nazis, Moix transforme sa cellule

familiale en un camp de concentration
et se peint en victime de la Gestapo.
Surnommé « Kommandantur », le père
est présenté comme un tortionnaire
coprophile et la mère comme une col­
labo zélée de son époux. Quelques scè­
nes sont pour le moins rocamboles­
ques. Se sentant « merdeux », le père
passe son temps à déterrer les étrons
que son fils dissimule au fond du jardin
pour les lui servir dans son assiette. Si­
multanément, il lui plonge le visage
dans la cuvette des toilettes au milieu
de ses crottes. Quant au principal ins­
trument de torture – un fil électrique
transformé en métaphore de la gé­
gène –, il est décrit comme une ma­
chine à « immoler dont l’embout est
formé d’une prise électrique dotée de
deux tubulures ». Tout le récit est truffé
d’invraisemblances et ponctué de cli­
chés : « Juin était d’un bleu solide » (...)
« Ses seins plutôt volumineux rebondis­
saient sous son pull » (...) « Les yeux en
amande de ma mère. »
Invité le 31 août à « s’expliquer » dans
l’émission « On n’est pas couché » de son
camarade Laurent Ruquier – et en pré­
sence d’un tribunal de célébrités –, Yann
Moix, visage sombre et regard mélan­

colique, réussit le tour de force de se po­
ser en victime d’un complot de l’ex­
trême droite. Ses anciens amis, alliés à
son frère, auraient, dit­il, profité de la
sortie de son livre pour divulguer le se­
cret de son passé antisémite. Et, du coup,
plus personne n’ose mettre en doute la
réalité de la scène de l’enfant martyr,
victime de parents nazis. Peu importe la
vérité, puisque l’aveu serait par essence
la preuve du crime.
Pourtant, il faudra bien qu’un jour les
responsables des chaînes de télévision
s’interrogent sur le traitement désor­
mais réservé aux acteurs du champ
politico­culturel, transformés en per­
sonnages de cirque sous la houlette de
présentateurs fascinés par le sexe, les
antisémites, les récits de soi et les
complots. Vu de l’étranger, ils donnent
une triste image de la France. Et l’on
comprend d’ailleurs pourquoi les télés­
pectateurs s’en détournent chaque
année davantage.
Quant à Yann Moix, on souhaiterait
qu’il prenne le temps de réfléchir à cette
phrase insensée : « Ces textes et ces
dessins sont antisémites, mais je ne suis
pas antisémite. »

Elisabeth Roudinesco, historienne
de la psychanalyse, directrice de recher-
che à l’université Paris-VII, est l’auteure
de nombreux ouvrages, dont une
biographie de Sigmund Freud (Seuil,
2014) et un « Dictionnaire amoureux
de la psychanalyse » (Plon/Seuil, 2017).
Elle est une collaboratrice régulière du
« Monde des livres »

Marc Weitzmann


Pour qui s’intéresse au fond rance de


ce pays, l’affaire Moix est passionnante


L’auteur d’« Orléans », qui a produit, jeune, des dessins
et des textes antisémites, fréquentait à Paris les milieux
négationnistes, en même temps qu’il était pris sous
l’aile de Bernard Henri­Lévy, rappelle l’écrivain

L’


affaire Yann Moix » est née le 21 août
avec la parution de son nouveau
livre, Orléans, comme un coup de
vent d’une violence rare mais cir­
conscrite : elle concernait la famille de
l’auteur. Puis, en quatre jours, par le biais
de faits nauséabonds, et sous l’effet de
serre d’un milieu médiatique et littéraire
surconfiné, cette bourrasque s’est muée en
l’un de ces ouragans que seule la vie cultu­
relle de ce pays est capable de produire avec
cette intensité, qui laissent chaque fois tout
le monde incrédule, pantois, écœuré.
On est ainsi passé de la dénonciation par
Moix de son enfance martyre – aussitôt
niée par son père, puis surtout par son
frère – au fratricide public entre bon fils et
mauvais fils, sans que l’on puisse décider le­
quel était lequel, puis on est passé, par le
biais de révélations concernant le passé de
Moix, du révisionnisme familial au révi­
sionnisme tout court. En cette semaine de
prérentrée, sans actualité majeure, les mé­
dias ont fait le reste, dénonçant le passé de
Moix tout en assurant la promotion du livre
par le biais de l’abjection qu’elle condam­
nait. L’invraisemblable passage, samedi
soir, « chez Ruquier » [animateur de l’émis­
sion « On n’est pas couché » sur France 2],
d’un Yann Moix déchiré entre sincérité et
désir d’effet rhétorique est venu parachever
ce processus avec une perversité inédite.

Il n’a pas cherché longtemps à nier
Rien, pourtant, n’obligeait à ce qu’on en ar­
rive là. Contrairement à Mehdi Meklat
[en 2017, ce journaliste et écrivain avait dû
s’expliquer sur d’anciens Tweet antisémites
et homophobes], qui n’a cessé de s’inno­
center en accusant le système, Moix a pour
lui de n’avoir pas cherché longtemps à nier
les faits ni sa responsabilité.
Lorsqu’il tente aussi librement que pos­
sible de retracer son parcours, l’histoire
qui s’esquisse, passionnante pour qui s’in­
téresse au fond rance de ce pays, est celle
d’un jeune homme de province, auteur de
dessins obscènes sur Auschwitz, et dans le
déni total de son antisémitisme – un
jeune homme dont l’arrivisme et le goût
taré pour la violence et l’abjection ren­

contrent, après son arrivée à Paris, un cer­
tain air du temps, celui des années 1990­
2000, qu’il a évoqué le 1er septembre au
micro sur France Culture, dans l’émission
« Signes des temps ».
Il y a son admiration pour l’écrivain
Marc­Edouard Nabe – déjà notoirement
antisémite, contrairement à ce qu’il af­
firme –, et qui l’invite à une fête où Moix­
Rastignac croise, éberlué, une bonne par­
tie du Paris des lettres et des médias ; il y a
Alain Soral, croisé chez Jean­Edern Hallier,
retrouvé au prix de Flore ; il y a, surtout, le
négationniste Paul­Eric Blanrue, rencontré
lors d’une fête de la revue Bordel, créée par
Frédéric Beigbeder. Un petit monde, exclu­
sivement masculin, de trentenaires arri­
vistes, à demi cultivés, se voulant sub­
versifs et chics. Moix s’attache aux pires,
par masochisme, sans doute, par désir mi­
métique aussi. Blanrue, en particulier,
semble avoir assis son emprise : il était
l’ami à la truculence tyrannique, à l’obscé­
nité cordialement menaçante.
On le sait : c’est de ce milieu de minables
où le désir pour le transgressif le dispute à

la délation que sont parvenues à la presse,
ces dernières semaines, les informations
sur les fanzines antisémites de l’auteur
d’Orléans. On peut le plaindre, ou juger au
contraire qu’il y a dans ces dénonciations
une forme de justice poétique : par elles,
en tout cas, et par ce qu’en ont fait les
médias, Moix est aujourd’hui confronté à
son propre enfer. Et l’attitude la moins
malsaine, voire la plus respectable à son
égard, consisterait sans doute à le laisser
s’y battre seul, à considérer que la façon
dont il s’en sortira – meilleur homme?
meilleur écrivain? pas du tout? — ne re­
garde que lui. Sauf que ce n’est pas exacte­
ment ce qui se passe. Car du double fond
de cet enfer ont surgi des alliés.

BHL en sauveur de la brebis égarée
Certains, évoquant le péché de jeunesse,
sont même allés jusqu’à le comparer au
grand résistant Daniel Cordier ; et puis,
bien sûr, il y a Bernard­Henri Lévy. BHL a
pris sous son aile, dès le milieu des années
1990, un Moix­caméléon fréquentant, en
parallèle, les milieux négationnistes.
Aujourd’hui, lui qui trouva « navrante » la
complaisance des médias pour Meklat, se
veut le sauveur sévère mais juste de la bre­
bis égarée, et va jusqu’à s’octroyer le droit
de pardonner « au nom des morts et des vi­
vants », rien que ça. Au nom de quoi, et,
surtout, à quel prix?
Certes, Moix s’est, dès 2007, lancé dans
l’étude de l’hébreu, et de ce que l’on
nomme la pensée juive. Il l’a fait par pas­
sion intellectuelle et littéraire, et aussi
pour « se sauver », l’intérêt est sincère, on
ne peut le lui nier. Mais la sincérité d’un
être a toujours les limites de sa folie inté­
rieure. Et à la question de savoir dans
quelle mesure cette démarche salvatrice
ne s’est pas doublée chez lui de la croyance

folle selon laquelle il faut « toujours suivre
les juifs, ce sont des guides, ils sont aux
commandes partout » (Céline) – dans
quelle mesure il n’est pas mû par la même
double conscience qui le conduisait dans
les années 2000 et au­delà vers Nabe et
Blanrue –, cette question est indécidable,
peut­être même par lui.

Tenaille infernale
Quoi qu’il en soit, le voilà pris sans qu’il
s’en doute dans une tenaille infernale : re­
produire avec son sauveur les relations de
sujétion qu’il entretenait avec ses an­
ciens amis. Est­ce BHL qui lui a soufflé les
excuses publiques invraisemblables chez
Ruquier samedi, ou est­ce lui qui a pensé
lui plaire en le faisant?
On a vu, en tout cas, ce soir­là, un
homme d’âge mur, auteur d’une œuvre
conséquente, et parfois remarquable, ve­
nir demander « pardon à la communauté
juive », à « tous ceux qui respirent comme
des êtres humains », et « pardon à Bernard
Henri­Lévy ». On l’a vu s’humilier à qué­
mander à la télé son retour en grâce, ap­
portant, pour preuve de sa bonne foi, sa
« défense inconditionnelle de l’Etat d’Israël »
et « ses combats pour la tolérance ».
Si l’on avait voulu convaincre le public du
pouvoir « des juifs » sur les médias – et de
leur collusion avec Israël –, on ne s’y serait
pas pris autrement. Paradoxe supplé­
mentaire, ces humiliations publiques sont
vues, par une bonne partie de la presse
et de l’extrême gauche, comme un privi­
lège – le signe que Moix serait protégé. Par
qui? Par ceux qui contrôlent tout, bien sûr.
S’il veut se sauver comme écrivain,
Moix doit se sortir de là.

Marc Weitzmann est journaliste
et écrivain. Il a publié, en 2018, un essai
intitulé « Un temps pour haïr » (Grasset).
Il produit sur France Culture l’émission
« Signes des temps », dans laquelle il a
reçu, le 1er septembre, l’écrivain Yann Moix

C’EST L’HISTOIRE D’UN


JEUNE PROVINCIAL


DONT L’ARRIVISME


ET LE GOÛT POUR


L’ABJECTION VONT


RENCONTRER UN


CERTAIN AIR DU TEMPS

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