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MARDI 3 SEPTEMBRE 2019 idées| 27
François-Michel Le Tourneau
Faire en sorte que l‘Amazonie
debout rapporte plus que
le déboisement du territoire
Au Brésil, un hectare de forêt vierge ne vaut rien sur le plan
foncier et est improductif sur le plan économique.
La contrainte ou le conflit ne parviendront pas à convaincre
le pays de mieux protéger l’Amazonie et il est donc nécessaire
d’explorer une autre voie, estime le géographe
S
i nous sommes prêts à
exiger la protection de
l’Amazonie, combien
sommesnous prêts à
payer pour bénéficier de ses
services? Les récents incendies
qui affectent l’Amazonie ont en
traîné un légitime mouvement
de sympathie pour la grande fo
rêt. Une polémique ancienne a
également été ravivée : fautil
laisser au Brésil (sur lequel se
trouvent 60 % sa surface) la ges
tion du plus grand massif fores
tier tropical au monde, ou bien
ne doiton pas, au nom des
conséquences globales liées à
sa destruction, créer un droit
de regard international sur sa
gestion?
Audelà de son apparente
simplicité, un tel mécanisme
poserait sans doute davantage
de problèmes qu’il n’apporte
rait de solutions. Qui déciderait
à la place du Brésil? L’Organisa
tion des Nations unies, dont
sont membres bien d’autres
pays dans lesquels la déforesta
tion est rampante, et d’autres
encore très jaloux de leur sou
veraineté? Le G7, avec les Etats
Unis du climatosceptique Do
nald Trump? Le Groupe d’ex
perts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC) ou
la Plateforme intergouverne
mentale sur la biodiversité et
les services écosystémiques (IP
BES), au nom de la science mais
sans assise démocratique?
Par ailleurs, ce qui vaudra
pour l’Amazonie devra valoir
pour le bassin du Congo ou l’In
donésie. Peu s’y opposeront : le
reproche d’une mentalité colo
niale n’est pas toujours in
fondé... Mais il faudra égale
ment inclure les forêts boréales
ou celles de Méditerranée. Le
Canada, la Russie ou l’Espagne
sontils prêts à se voir
appliquer le même traitement?
La mobilisation au nom d’un
« bien commun de l’humanité »
doit être maniée avec pru
dence. La France accepterait
elle que la reconstruction de
NotreDame soit supervisée
par le reste du monde selon le
même principe?
Paranoïa
Les appels que l’on entend ac
tuellement en Europe, proches
des leçons de morale, ont aussi
un effet pervers. L’extrême
droite brésilienne, dont le prési
dent Jair Bolsonaro est le repré
sentant, est persuadée que le
monde veut voler l’Amazonie
au Brésil et que le discours de
protection de l’environnement
est un complot pour parvenir à
cette fin. Entendre prôner une
sorte de « droit d’ingérence éco
logique », comme on parle d’in
gérence humanitaire, ne fait à
leurs yeux que démontrer clai
rement qu’ils ont raison. Cela
ne peut donc que renforcer leur
paranoïa.
Plus important, la souverai
neté du Brésil sur son Amazo
nie est un axe central de sa poli
tique étrangère depuis plus de
cinquante ans, quelle que soit la
couleur du gouvernement en
place. Toute menace entraîne
une levée de boucliers unanime.
Il ne s’agit pas ici de défendre
la politique de Gribouille menée
par le gouvernement Bolsonaro.
Mais on ne peut pas non plus
oublier qu’avant le détricotage
systématique entrepris par le
président actuel, le Brésil a mis
en place un arsenal législatif
unique au monde pour la pro
tection de l’Amazonie. Qui sait
que, en principe, les propriétai
res terriens ne peuvent y défri
cher que 20 % de leurs proprié
tés? Que les brûlis constatés en
ce moment sont en principe sé
vèrement punis par la loi? Que
48 % de l’Amazonie (2,5 millions
de kilomètres carrés, plus de qua
tre fois la France métropolitaine !)
sont déjà protégés, entre terri
toires amérindiens et unités de
conservation?
Une autre voie
Cet édifice législatif fait l’objet
d’un violent assaut : démontage
des institutions environnemen
tales ou indigénistes qui dépen
dent de l’exécutif, appels explici
tes à ne pas respecter les lois
dans le domaine de l’environne
ment, volonté de diminuer la
taille des unités de conservation
ou d’y autoriser l’exploitation
minière, etc. Heureusement, la
simple volonté du président ne
suffit pas à changer la loi et les
dégâts sont encore limités.
Faire pression sur le Brésil
pour qu’il change son attitude et
pour que le Congrès résiste aux
modifications des textes dans le
domaine de l’environnement
est nécessaire. Exiger qu’il res
pecte l’accord de Paris qu’il a si
gné, menacer l’accord Union
européenne (UE)Mercosur [mar
ché commun réunissant Argen
tine, Brésil, Paraguay, Uruguay et
quelques pays associés] ou, pour
les citoyens, envisager de ne
plus acheter de produits brési
liens sont des outils dans ce jeu.
Mais à franchir la ligne de la sou
veraineté, on risque de froisser
ceuxlà mêmes que l’on veut
convaincre et de ressouder les
Brésiliens autour d’un président
peu populaire par ailleurs.
Surtout, plutôt que de s’enfer
mer dans le conflit et la
contrainte, une autre voie pour
rait être explorée. Le problème
réel, au Brésil comme en Indo
nésie ou en République démo
cratique du Congo, c’est qu’un
hectare de forêt « vierge » ne
vaut rien ou presque sur le plan
foncier et qu’il est « improduc
tif » sur le plan économique. Cet
hectare converti en autre chose
de bien plus pauvre sur le plan
de la biodiversité ou des servi
ces écosystémiques (pâturage,
plantation, exploitation fores
tière) génère de l’activité, sa va
leur augmente.
Ce n’est pas par perversion que
l’on déforeste, mais parce que
cela fait sens dans la logique
économique à court terme qui
est celle du capitalisme mon
dial. Par ailleurs, les consomma
teurs des productions tirées des
hectares déforestés se trouvent
souvent en Europe... Il convient
de s’interroger sur notre respon
sabilité dans cette « déforesta
tion importée ».
Renverser la tendance impli
que de faire en sorte que la forêt
debout rapporte plus que le dé
boisement, et que la biodiver
sité soit valorisée pour ce qu’elle
est, à savoir une réserve im
mense de connaissances et
d’adaptations biologiques, plus
que pour la très faible fraction
que nous savons en utiliser
aujourd’hui. Il faudrait que tou
tes les plantes et les animaux
« qui ne servent à rien » devien
nent une sorte de capital investi
pour l’avenir et rapportent im
médiatement des dividendes.
Des mécanismes existent,
que l’on peut génériquement
regrouper sous la catégorie des
paiements pour services envi
ronnementaux. Mais pour être
efficaces et vraiment changer
la donne, ceuxci supposent un
transfert massif (à l’image de la
taille de l’Amazonie...) de capi
taux des pays développés vers
les pays qui devraient protéger
leurs trésors de biodiversité ou
leurs stocks de carbone en
pied. Le jour où conserver la fo
rêt rapportera autant que de la
détruire, nul doute que les fer
miers brésiliens ou les plan
teurs indonésiens feront le bon
choix.
Mais parvenir à ce point im
pose aux donneurs de leçons
d’ouvrir largement leur porte
feuille, et de proposer un méca
nisme pérenne et non pas un
programme temporaire et
sousfinancé destiné à répon
dre à l’urgence.
François-Michel
Le Tourneau est géographe,
directeur de recherche au
CNRS et auteur de « L’Amazo-
nie. Histoire, géographie, en-
vironnement » (CNRS Editions,
2019, 524 p., 27 euros)
C
haque jour, le monde est consterné
de voir le Brésil – l’une des dix plus
grandes économies du monde et le
plus important acteur politique en
Amérique latine – sous la coupe d’un gou
vernement dont le militarisme, la bruta
lité, la violence contre des groupes vulné
rables, le mépris pour l’environnement
nous rappellent certaines caractéristiques
majeures des régimes fascistes.
Nous connaissons tous le poids d’un tel
qualificatif et il ne s’agit pas de l’utiliser de
manière irresponsable. S’il est de plus en
plus présent dans l’esprit d’une partie im
portante de la population brésilienne, ce
n’est pas par laisseraller rhétorique,
comme cela arrive dans les affrontements
politiques durs. C’est parce que ce mot dé
signe l’horizon possible d’un processus
qui ne fait que commencer.
Bien sûr, personne ne s’attend au retour
exact des modèles totalitaires des an
nées 1930. Mais quelque chose de fonda
mental dans leur logique est bel et bien en
cours d’adaptation aux réalités politico
économiques actuelles.
Nous réalisons tous que le consensus
autour de la démocratie libérale n’existe
plus, mais nous ne savons pas jusqu’où
cette disparition peut nous mener. En ce
sens, il est possible que le Brésil soit
aujourd’hui un laboratoire mondial dans
lequel sont testées les nouvelles configu
rations du néolibéralisme autoritaire, où
la démocratie libérale est réduite à une
simple apparence.
L’une des conséquences les plus visibles
de ce néolibéralisme autoritaire, c’est la
soumission de toute politique environne
mentale aux intérêts immédiats de l’in
dustrie agroalimentaire, l’un des secteurs
clés du soutien à Jair Bolsonaro. Aucune
protestation issue de la société ne pèse
face à cette logique fondée sur le mépris
colonial séculaire contre des populations
indigènes, sur un nationalisme paranoïa
que et sur la réédition des processus
anciens de conquête de terres.
Certains peuvent se demander com
ment le Brésil en est arrivé à ce point si
rapidement. Doté d’une démocratie
apparemment consolidée, ce pays sem
blait destiné à occuper une place majeure
dans le nouveau scénario économique
international. Beaucoup d’observateurs
se lancent dans de vastes explications
historiques qui ne tiennent pas compte
des contradictions immédiates. Car la
question centrale est : quelle était, ces
quinze dernières années, la part fragile
du Brésil qui a pu conduire à une telle
dégradation?
En ce sens, il conviendrait d’assumer,
comme point de départ, le fait que l’expé
rience brésilienne a été l’une des tentati
ves les plus évidentes de mise en place
d’un gouvernement populiste de gauche.
C’est ainsi que nous devrions analyser les
gouvernements de Luiz Inácio Lula da
Silva, puis de Dilma Rousseff, et leurs limi
tes. L’émergence de Jair Bolsonaro peut
être lue comme le symptôme des contra
dictions immanentes à un tel projet.
Nous pouvons parler de populisme en
raison du caractère fragmenté, hétéroclite
des secteurs de la société qui se sont coali
sés pour assurer l’hégémonie politique à
ces gouvernements.
En effet, au sein de la coalition gouver
nementale de Lula, s’exprimaient des
revendications venues aussi bien d’ac
teurs des couches populaires que des oli
garchies mécontentes, dans une configu
ration qui ne manquait de rappeler celle
du péronisme argentin. Le « peuple »
produit par cette conjonction était un
corps étrange dans lequel il était possible
de trouver des Indiens et de grands éle
veurs, des Noirs et des banquiers, des
ouvriers et des rentiers.
Concentration des revenus
Au début, ces attentes conjointes ont pro
voqué un mouvement de mutation so
ciale qui semblait sans danger et irréversi
ble. Les couches les plus pauvres de la po
pulation ont vu leurs revenus augmenter,
tout comme l’élite des rentiers. Cepen
dant, cette évolution a rapidement ren
contré un point de paralysie. Il y a eu une
date d’expiration.
Comme il ne s’agissait pas d’une vérita
ble perturbation du modèle économique,
le processus de concentration des revenus
n’a pratiquement pas été touché. De ce
point de vue, tout ce que le Brésil a réussi
à faire pendant treize ans a été, en fait, de
retrouver le même niveau de concentra
tion qu’au début des années 1960.
Cette situation, où la croissance écono
mique a été produite sans changement
majeur dans la répartition des richesses, a
permis l’explosion des prix dans les gran
des villes brésiliennes. Au début de 2010,
São Paulo et Rio de Janeiro sont devenues
deux des dix villes les plus chères au
monde. Cela a bloqué l’ascension sociale
des plus pauvres, créant une frustration
très difficile à gérer.
Lorsque cette frustration a débordé dans
les rues, l’extrême droite a su utiliser le
discours de la rupture en reprenant à son
compte la haine antiinstitutionnelle qui
anime une partie de la population. Tandis
que la gauche était contrainte de gérer des
coalitions qui devenaient l’expression so
ciale de l’inertie, l’extrême droite était li
bre de promouvoir sa propre conception
de la « révolution ».
C’est donc avec un discours révolution
naire que Bolsonaro a remporté les élec
tions. C’est avec un tel discours qu’il règne
et qu’il s’octroie le droit de casser tous les
consensus, même celui, crucial, concer
nant le futur de la forêt amazonienne.
En d’autres termes, les gouvernements
populistes de gauche suscitent l’espoir
d’une rupture qu’ils ne peuvent pas réali
ser, car ils sont liés par un système de
coalitions et d’alliances hétéroclites qui
conduisent rapidement à la paralysie,
que ce soit au Brésil ou en Grèce. L’ex
trême droite sait se développer dans le
vide engendré par la frustration. Elle réa
lise, avec des signes inversés, la révolu
tion que d’autres ont promise sans pou
voir la faire. Si l’opposition brésilienne
veut vraiment exister, elle doit savoir ab
sorber au moins une partie de la haine
antiinstitutionnelle existante, en mon
trant la possibilité d’une autre forme de
vraie rupture.
Vladimir Safatle est professeur de
philosophie à l’université de Sao Paulo.
Chroniqueur du journal « El País Brasil »,
il a signé de nombreux ouvrages
en portugais et en français,
dont « La Passion du négatif. Lacan
et la dialectique » (Vrin, 2010)
RENVERSER
LA TENDANCE
IMPLIQUE QUE
LA BIODIVERSITÉ
SOIT VALORISÉE
POUR CE QU’ELLE
EST, À SAVOIR
UNE RÉSERVE DE
CONNAISSANCES
C’EST AVEC
UN DISCOURS
RÉVOLUTIONNAIRE
QUE BOLSONARO
A REMPORTÉ
LES ÉLECTIONS.
ET C’EST AVEC
UN TEL DISCOURS
QU’IL RÈGNE
Vladimir Safatle Le Brésil,
possible laboratoire mondial
du néolibéralisme autoritaire
Pour le professeur de philosophie, les précédents gouvernements
brésiliens, paralysés par un système d’alliances hétéroclites,
ont suscité des espoirs qu’ils ne pouvaient réaliser, laissant
l’extrême droite prospérer sur la frustration sociale