28 |idées MARDI 3 SEPTEMBRE 2019
0123
ANALYSE
I
l ne faut pas se fier au large sourire de
Roch Marc Christian Kaboré sur la
photo de clôture du sommet du G7, le
26 août, à Biarritz. Le chef de l’Etat du
Burkina Faso, invité en tant que président du
G5 Sahel, groupe de coopération militaire et
de développement qui rassemble la Maurita
nie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le
Tchad, n’est pas reparti avec des solutions
miracles pour contenir, selon les mots
d’Emmanuel Macron, « l’expansion du phé
nomène terroriste au Sahel ». Roch Marc
Christian Kaboré rapporte du G7 un nouveau
plan de stabilité. Ce plan, en cours d’élabora
tion, traduit tout autant l’inquiétude
générale que la difficulté à remédier à des
maux profondément ancrés, qui font tous
les jours davantage de victimes.
La situation régionale est alarmante. Le
centre du Mali est embrasé par des mouve
ments liés à AlQaida ou à l’organisation Etat
islamique (EI), auxquels s’ajoutent les grou
pes d’autodéfense constitués sur des bases
communautaires. Le Burkina Faso est métas
tasé. Le Niger est touché. Le bassin du lac
Tchad aussi. Et la menace glisse dangereuse
ment vers les pays d’Afrique de l’Ouest, jus
qu’ici globalement épargnés, bordant le golfe
de Guinée (Togo, Bénin, Côte d’Ivoire, Ghana).
La création d’un « partenariat pour la sécu
rité et la stabilité pour le Sahel », annoncée au
G7 de Biarritz, est censée répondre à ce glis
sement géographique de la violence. Le
contenu de ce « P3S » doit être précisé lors
d’une conférence que l’Allemagne et la
France prévoient d’organiser « à l’automne ».
En attendant, le communiqué publié le
26 août n’en fournit que les grandes lignes :
« Il réunira les pays de la région et leurs parte
naires internationaux (...), il aura pour objec
tif d’identifier les besoins en termes de sécu
rité et d’accroître l’efficacité des efforts dé
ployés en matière de défense et de sécurité in
térieures, notamment en améliorant la
coordination internationale, en soutenant la
réforme du secteur de la sécurité et en renfor
çant les forces de sécurité. (...) Ses travaux [se
fonderont] sur l’idée que des actions de déve
loppement à long terme et des mesures de sé
curité efficaces font partie de la solution à
l’instabilité dans la région. »
Asphyxie financière
Le G5 Sahel et la Communauté économique
des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui
comprend notamment le Sénégal et les pays
du golfe de Guinée, sont amenés à coopérer
davantage, mais pas jusqu’à former une coa
lition militaire régionale. L’idée de cet « élar
gissement » n’est pas nouvelle. Elle apparaît
dans plusieurs rapports et recommanda
tions du Conseil de sécurité de l’ONU. Les
pays africains concernés multiplient les réu
nions sécuritaires, dont un sommet excep
tionnel qui réunira le G5 Sahel et la Cedeao le
14 septembre à Ouagadougou, la capitale
burkinabée. Cela tombe bien pour Paris, qui
semble juger que ces Etats tardaient à réagir.
Dans son discours devant les ambassadeurs
de France, mardi 27 août, Emmanuel Macron
l’a laissé entendre, en appelant à « un réenga
gement de nos partenaires africains », notam
ment ceux du golfe de Guinée, « qui étaient
spectateurs, mais qui commencent à voir les
conséquences de ce conflit ».
Cela souligne une évidence : le G5 Sahel ne
peut à lui seul contenir la menace. Il n’a
d’ailleurs jamais été question d’une telle am
bition pour une force de 5 000 hommes, for
matée pour intervenir uniquement dans les
zones frontalières. Mais le temps presse et la
force conjointe sahélienne est loin d’avoir
montré sa capacité opérationnelle. Aurat
elle le temps d’arriver à maturité? Ne risque
telle pas de devenir obsolète avant d’avoir
pu réellement exister? Face à elle, les grou
pes djihadistes ont, en effet, fait preuve d’une
aptitude certaine à se renouveler, en termes
humains et tactiques, malgré la pression
conjuguée des dizaines de milliers de soldats
de la force française « Barkhane », des armées
locales ou de l’ONU.
L’explosion de la violence au Burkina Faso
ces derniers mois illustre tout à la fois l’agi
lité des djihadistes que les limites opération
nelles de la force conjointe au Sahel. Les
groupes armés qui agissent de part et d’autre
de la zone des trois frontières (MaliBurkina
FasoNiger) se projettent dorénavant plus au
sud, vers le Bénin et le Togo, hors de la zone
d’action du G5.
Un autre danger menace la structure ré
gionale : l’asphyxie financière. Pour l’éviter,
la France ne cesse, y compris au sommet de
Biarritz, de battre le rappel auprès des pays
qui n’ont pas encore versé l’argent promis
au G5 Sahel en février 2018 à Bruxelles. Une
source de financement par l’ONU paraît
aussi incertaine. Il faudrait pour cela parve
nir à placer le G5 Sahel sous le chapitre VII
du Conseil de sécurité. Les EtatsUnis s’y op
posent. Dans la conférence de presse com
mune tenue à Biarritz avec Emmanuel Ma
cron et la chancelière allemande, Angela
Merkel, Roch Marc Kaboré a reformulé cette
demande – sans obtenir de réponse, ni de
l’un ni de l’autre.
Finalement, le nouveau « partenariat pour
la sécurité et la stabilité pour le Sahel » ne va
til pas porter un coup fatal au G5 Sahel? Un
expert français de cette organisation, con
traint par sa fonction à l’anonymat, ne l’ex
clut pas. Il discerne notamment dans ce pro
jet d’associer la Cedeao une manifestation de
la méfiance de l’Union européenne à l’égard
de la capacité du G5 Sahel à s’approprier les
projets et leurs financements, ainsi qu’à ren
forcer sa cohésion interne.
Avec la Cedeao comme nouveau parte
naire, Bruxelles pourrait ainsi courtcircui
ter le G5 Sahel en privilégiant l’organisation
sousrégionale, mieux établie. « Le G5 risque
de se faire phagocyter par la Cedeao », expli
quetil, tout en avertissant que « la superpo
sition des structures n’est pas un gage d’effi
cacité ».
christophe châtelot
(le monde afrique)
LA MENACE
TERRORISTE GLISSE
DANGEREUSEMENT
VERS LES PAYS
D’AFRIQUE DE
L’OUEST, JUSQU’ICI
GLOBALEMENT
ÉPARGNÉS,
BORDANT LE GOLFE
DE GUINÉE
Contre-terrorisme : les limites du G5 Sahel
Laélia Véron
L’action du verbe
La jeune femme a compris depuis l’enfance que les mots peuvent
être des armes. Aujourd’hui maîtresse de conférences en stylistique,
elle est convaincue que le langage doit être un outil d’émancipation
et mène le combat, notamment sur Twitter
PORTRAIT
L
es rares touristes qui ont tra
versé il y a une vingtaine d’an
nées ce petit hameau de la
Drôme, croisant des bergers,
auront sans doute remarqué une
fillette qui promenait son âne, des
livres sous le bras. Une belle image en
extérieur, où la petite Laélia, sans
télévision et très peu de radio, passait
le plus clair de son temps. A l’inté
rieur, où le salaire de la mère, profes
seure certifiée, faisait vivre – parfois
difficilement – un couple et ses trois
filles, c’était une autre histoire. Nette
ment moins reluisante. L’angoisse, si
fréquente, n’y était pas que financière.
Attablée dans le jardin d’une bien
plus paisible demeure, à deux pas de
la gare de MeungsurLoire (Loiret),
Laélia Véron interrompt son récit.
Une fois n’est pas coutume, cette
jeune trentenaire, agrégée de lettres
modernes, maîtresse de conférences
en stylistique à l’université d’Orléans,
cherche ses mots, soucieuse de ne pas
alimenter un feu resté incandescent
si longtemps après : « Vous n’aurez
qu’à dire que je connais de près le sujet
des violences conjugales. » Voilà qui
est fait, dans la seule mesure où ce
passé contribue à éclairer nombre de
ses engagements personnels et pro
fessionnels. Ellemême le reconnaît
d’ailleurs au fur et à mesure qu’elle
raconte son parcours, y décelant
comme possible fil conducteur une
« confrontation à la violence », dans
une « démarche de résilience ».
Il lui a fallu attendre de quitter le
domicile familial pour se libérer de
l’emprise paternelle. Dans cette mai
son d’enfance où si peu de personnes
passaient, son père « pérorait » pour
asseoir sa domination. A Lyon, où elle
découvre tout et tant à 17 ans, Laélia
Véron « reprend le pouvoir sur les
mots », et se construit en rupture avec
son père, cet « exsoixantehuitard de
venu partisan des thèses de Renaud
Camus sur le grand remplacement ».
Ce sera la gauche de la gauche. Le
féminisme, « vital ». Et le souci cons
tant de faire de sa passion, le langage,
non un outil de domination, mais au
contraire un instrument de libéra
tion. Au service de tous, et en particu
lier de ceux qui, le maîtrisant moins,
en sont ou s’en croient exclus.
Le « capital culturel » que lui avait
transmis sa mère grandit et prospère.
Une prépa littéraire, des études à
l’Ecole normale supérieure, où elle
passe l’agrégation avant d’y ensei
gner... Son parcours est brillant. Bien
vite, pourtant, elle éprouve le besoin
de quitter cet environnement privilé
gié. « J’étudiais et j’enseignais à l’ENS.
J’avais l’impression de perpétuer une
bulle », se souvientelle. Pour en sortir,
elle donne des cours d’alphabétisa
tion, puis se rapproche du Genepi, une
association d’étudiants intervenant
en prison. L’agrégée de lettres éprouve
un choc. Du jour au lendemain, elle se
met à intervenir auprès de « beaucoup
de personnes illettrées ou analphabè
tes », qui parfois « n’ont jamais entendu
parler du Petit Chaperon rouge ».
Professeure des écoles, enseignante
en prison pendant dix ans, Anne Ru
bin a accueilli Laélia Véron à Rennes,
dans la centrale réservée aux fem
mes. Elle se souvient de « l’ouverture
d’esprit » d’une jeune femme « éton
nante et détonante », de son « désir de
sortir les gens d’où ils sont ». « Elle est
passée avec une adaptabilité et une
flexibilité incroyables de ses étudiants
à des femmes qui ont un tout petit ba
gage intellectuel. En démystifiant l’or
conviction. L’un de ses combats a
consisté à s’élever contre les proces
sus de « disqualification de la parole »
des « gilets jaunes », conduits notam
ment par certains éditorialistes des
chaînes d’information en continu,
qui pour les discréditer moquaient
leur façon de s’exprimer. Rien de tel
pour faire bondir Laélia Véron.
Ceux qui la connaissent ou l’ont
fréquentée disent la retrouver pleine
ment dans le livre qu’elle a coécrit
avec une autre universitaire, Maria
Candea. Le titre, Le français est à
nous! Petit manuel d’émancipation
linguistique (La Découverte, 240 pa
ges, 18 euros), est explicite. La suite ne
l’est pas moins. Quelques puissants
en prennent pour leur grade. Ainsi
l’Académie française, cette « institu
tion d’opérette » qui ne sert « rigoureu
sement à rien » et « se distingue sur
tout par sa pensée politique particuliè
rement réactionnaire ». Mais ce livre,
surtout, déconstruit plusieurs méca
nismes de domination fondés sur la
langue, en en exposant les ressorts.
La « féminisation » faitelle aujour
d’hui débat? Les auteures – « autri
ces », voudraientelles voir écrit – dé
crivent « un véritable processus idéo
logique de masculinisation du
français entre le XVIIe et le XIXe siècle ».
Plus loin, elles racontent comment,
bien loin du mythe d’une « mission
civilisatrice » de la colonisation, le
français « petit nègre » a été adopté
pour des « raisons idéologiques » afin
d’« enseigner un sousfrançais à des
personnes auxquelles on ne voulait
pas donner la citoyenneté française ».
C’est bien le chemin inverse qui est
tracé tout au long de cet ouvrage.
« Les cris d’alarme lancés par un petit
cercle élitiste sont très efficaces pour
dissuader le plus grand nombre de po
ser des questions, pour barrer finale
ment tout accès à la construction
commune du savoir par la majorité »,
écrivent les deux universitaires, qui
ajoutent : « Il ne faudrait surtout pas
que tous ces gens réalisent tout d’un
coup que la langue leur appartient.
Qui sait ce qu’une telle remise en ques
tion pourrait engendrer? Une émanci
pation en appelle une autre... »
Un chantier en ouvre un autre. Laélia
Véron a dû additionner les hashtags
sur son « profil » Twitter, pour s’y pré
senter. L’« enseignantechercheuse en
#stylistique #langue #litterature #lin
guistique ; Enseignante en #prison ;
#sociologie ; #féminisme ; Chroniques
littéraires ; Boxe » sait qu’il va lui falloir
faire des choix et apprendre à dire
non. D’autant que les nouveaux pro
jets, déjà, s’accumulent, parmi les
quels un podcast, encore et toujours,
« pour permettre à chacun de se saisir
des enjeux liés à la langue française ».
« Tout ce que je voudrais faire, dit Laélia
Véron, c’est ne pas renoncer à essayer. »
Mission pour l’instant accomplie.
jeanbaptiste de montvalon
ELLE INTERVIENT
AUPRÈS « DE
PERSONNES ILLETTRÉES
OU ANALPHABÈTES »,
QUI PARFOIS « N’ONT
JAMAIS ENTENDU
PARLER DU “PETIT
CHAPERON ROUGE” »
thographe, la syntaxe, elle a réussi à
faire écrire des détenues qui n’osaient
pas », racontetelle.
Laélia Véron entreprend de concilier
des fronts qui se multiplient. Au Parti
de gauche, où elle milite pendant un
temps, elle rencontre Mathilde Lar
rère, « une inspiration intellectuelle ».
« On avait des connivences intellectuel
les et politiques, une même conception
du féminisme. On s’est très vite enten
dues », se souvient l’historienne. Ma
thilde Larrère incite Daniel Schneider
mann à la recevoir comme chroni
queuse dans son émission « Arrêt sur
images ». Et invite Laélia Véron à par
tager comme elle son érudition sur
Twitter, avec des arguments qui font
mouche : « Il n’y a pas plus de ruisselle
ment dans le capital culturel que dans
le capital économique. Les chercheurs
doivent redistribuer leur savoir. »
Autant prêcher à une convaincue...
qui est prête à se couper en morceaux
pour cette cause.
Les enjeux liés à la langue française
Le 2 mars 2017, Laélia Véron soutient à
l’ENS sa thèse : « Le trait d’esprit dans
La Comédie humaine, de Balzac :
étude stylistique. » « Le trait d’esprit,
parole brillante et concise, qui se veut
singulière, peut être appréhendé
comme un énoncé détachable », expli
quetelle en substance, dans le ré
sumé de son travail. Sept mois plus
tard, elle rédige (autrement) ses pre
miers Tweet, tout aussi persuadée
que « faire compliqué » est souvent « le
cachemisère du manque de pensée ».
Laélia Véron ne se prend certes pas
pour Balzac, dont elle admire (notam
ment) « le geste de création » et « l’am
bition renversante ». Mais, dans la
comédie humaine du XXIe siècle, elle
distingue vite les travers de ceux qui
se croient importants, et en particu
lier leur profond mépris pour qui
n’appartient pas à un cercle de
pouvoir. Elle qui sait depuis sa plus
tendre enfance à quel point les mots
peuvent être des armes entend
presque par avance siffler ce genre de
balles. Elle riposte avec force et
YANN LEGENDRE