0123
MARDI 3 SEPTEMBRE 2019 0123 | 29
O
n se souvient de la
formule de Michel Ro
card qui accompa
gnait la publication de
son « Livre blanc sur les retraites »
(1991), prélude à une réforme que
le président de la République
d’alors, François Mitterrand, ne lui
laissa pas le temps de lancer : « Il y
a de quoi faire sauter plusieurs gou
vernements. » L’augure du premier
ministre ne s’est pas réalisé.
Aucun de ses successeurs à Mati
gnon n’a été emporté par une
tourmente sociale. Ni Edouard
Balladur en 1993, qui opéra su
brepticement par décret au cœur
de l’été, ni JeanPierre Raffarin
en 2003, pas plus que François
Fillon en 20072010 ou JeanMarc
Ayrault en 2013, qui ont durci les
conditions de départ. Ni même
Alain Juppé en 1995, qui dut recu
ler sur les régimes spéciaux.
Estce un grand risque de parier
qu’Emmanuel Macron franchira à
son tour l’obstacle? La barre est
mise bien plus haut : aucun gou
vernement n’a engagé une ré
forme systémique avec la création
en 2025 d’un « régime universel »
par points, où chaque euro cotisé
donnera le même droit à pension
pour tous, quelle que soit sa pro
fession. Le big bang n’épargnera
que le principe de la répartition,
où les cotisations des actifs finan
cent les pensions des retraités,
fondement de la solidarité entre
générations. Pour le reste, ce sera
la disparition d’un édifice où coha
bitent 42 régimes différents. Et, se
lon le chef de l’Etat, « plus d’équité »
et « un grand choc de lisibilité ».
Sans le mouvement des « gilets
jaunes », M. Macron aurait sans
doute imprimé un tempo plus ra
pide à cette affaire. Le voilà qui
donne du temps au temps avant
de soumettre un projet de loi au
Parlement, après les municipales
de mars 2020. Les dixhuit mois de
consultations des experts, du pa
tronat et des syndicats menées par
le hautcommissaire, JeanPaul
Delevoye, n’ont pas suffi. Il veut
« une grande négociation », rien de
moins. Elle sera lancée, les 5 et
6 septembre, par le premier minis
tre, et durera jusqu’au printemps,
assortie d’une « concertation ci
toyenne » et d’une d’écoute des
élus locaux, patrons des 1,9 million
de fonctionnaires territoriaux.
Un signal fort à la CFDT
On se croirait revenus dans l’ère
préMacron, quand les politiques
n’avaient que le mot de « pédago
gie » à la bouche. Mais que ne fe
raiton pas pour voir absoutes ses
erreurs politiques passées! Y com
pris sur le fond du dossier. L’ins
tauration d’un âge pivot à 64 ans
avec malus avant pour prétendre à
une pension à taux plein cristal
lise la colère des syndicats? Ma
cron ouvre le jeu et privilégie une
négociation sur la durée de cotisa
tion, envoyant un signal fort à une
CFDT revenue en grâce, son uni
que soutien de poids au sein
des organisations de salariés.
« Rien n’est décidé », assuretil, et
tout semble pouvoir se discuter.
Il n’est pour autant pas prêt à in
terrompre ce chantierphare de la
seconde moitié du quinquennat,
même si des proches l’y invitent
au regard du maigre gain politique
qu’il en tirera en cas de succès.
La « transformation » n’estelle pas
l’essence même du macronisme?
Le candidat à l’Elysée n’avaitil pas
déjà une idée précise de la réfor
me, inspirée de la Suède (initiatri
ce en 1998) et d’économistes de
gauche comme Thomas Piketty et
Antoine Bozio? N’estelle pas une
illustration de plus de cette protec
tion sociale qu’il veut « recons
truire autour, et pour l’individu » à
travers un compte individuel per
mettant à chacun de choisir le mo
ment de liquider ses droits?
Les corporatismes n’ont pas dis
paru et se réveillent déjà pour dé
fendre des droits particuliers. Les
policiers et les militaires : la cessa
tion anticipée d’activité ; les ensei
gnants : une hausse de rémunéra
tion pour avoir une meilleure pen
sion ; les infirmières : la prise en
compte de pénibilité des heures
de nuit et les hôtesses de l’air l’éloi
gnement ; les avocats : la sauve
garde des réserves de leur caisse...
Certaines seront préservées, mais
jusqu’à quel point aller? Il ne fau
drait pas que ces exceptions infir
ment la règle de l’universalité ; que
les Français aient la désagréable
impression que l’objectif de justice
et de transparence s’est dissous
dans des tractations d’épiciers.
Il ne faudrait pas non plus qu’ils
oublient la loi d’airain de l’équili
bre à long terme du régime uni
versel, qui devra démarrer sur des
bases financières assainies. La
France est l’un des pays dévelop
pés les plus généreux en matière
de retraites, auxquelles elle consa
cre 14 % de la richesse nationale
(325 milliards d’euros). La réforme
vise aussi à stabiliser cette part et
à empêcher tout déficit structurel
grâce à la « règle d’or » d’équilibre
qui évitera les remèdes brutaux
administrés dans l’urgence depuis
vingtcinq ans.
Macron peut gagner cette « mère
des batailles ». En convainquant
les Français, aux deux tiers mé
fiants, que sa réforme est juste
pour ceux qui, à l’instar de nom
breuses femmes, ont eu des carriè
res heurtées ; c’est le cas, puis
qu’un quart du « budget » retrai
tes sera consacré à la solidarité
(points aux chômeurs et aux mè
res, pension minimale à 85 % du
smic...), assure M. Delevoye. En
leur montrant que l’effort est équi
tablement partagé, même s’il y a
des perdants, comme les cadres,
appelés à accroître leur épargne.
Sans oublier de leur assurer que
le nouveau régime résistera aux
aléas du temps – renforçant un
pacte de confiance entre les géné
rations ébranlé par un système
éparpillé façon puzzle.
Les syndicats sont en embus
cade et... sans stratégie commune.
« La retraite, c’est fédérateur. Cela
concerne tout le monde », assure le
patron de la CGT, Philippe Marti
nez. Peutêtre. Mais pourquoi le
fonctionnaire feraitil cause com
mune avec l’artisan, le salarié du
privé avec le cheminot? Bien me
née, cette réforme renouerait
même avec l’idéal des « pères fon
dateurs » de la Sécurité sociale, ces
résistants venus de la droite et de
la gauche qui prônaient un régime
universel, avant que leur rêve ne
se brise sur les égoïsmes et les cor
poratismes. Il y a des patronages
moins prestigieux que celuilà.
C
e n’est pas une surprise. Dimanche
1 er septembre, le parti d’extrême
droite Alternative pour l’Allemagne
(AfD) a obtenu des scores particulièrement
élevés dans le Brandebourg (23,5 %) et en
Saxe (27,5 %), où se tenaient des élections
régionales. Dans ces deux Länder d’exRDA,
l’AfD sera désormais la deuxième force po
litique au Parlement régional, comme elle
l’est déjà depuis 2015 en SaxeAnhalt et de
puis 2016 en MecklembourgPoméranie
Occidentale, deux autres régions elles aussi
situées à l’est du rideau de fer du temps de
la guerre froide.
Dans aucun Land d’exAllemagne de
l’Ouest, l’AfD n’a conquis de telles posi
tions. En 2013, c’est pourtant dans la ban
lieue de Francfort, à l’Ouest donc, qu’une
vingtaine d’économistes et d’essayistes
avaient créé ce parti, dont la principale re
vendication était de prôner la fin de l’euro
et le retour du deutschemark. Depuis, la
crise des réfugiés est passée par là, l’AfD a
mis l’immigration, la sécurité et l’islam au
cœur de son agenda, et le centre de gravité
du parti s’est déplacé vers l’Est. « L’AfD est le
nouveau Volkspartei [parti populaire] de
l’Est », a déclaré, dimanche, Björn Höcke, le
leader de l’aile dure du parti, chef de la fédé
ration de Thuringe.
Alors que l’Allemagne s’apprête à célébrer
le trentième anniversaire de la chute du
mur de Berlin, cette fracture politique qui
continue de traverser le pays est particuliè
rement préoccupante. Elle l’est d’autant
plus que l’AfD n’est pas seulement plus
forte à l’Est ; elle est aussi beaucoup plus ra
dicale. Andreas Kalbitz, qui dirige la fédéra
tion du Brandebourg, a fréquenté des grou
pes néonazis dans sa jeunesse. Jörg Urban,
l’homme fort de l’AfD en Saxe, a rapproché
celuici du mouvement islamophobe Pe
gida. Au sein du parti, les deux hommes ap
partiennent au courant de Björn Höcke, qui
fait l’objet d’une « mise sous surveillance »
de la part de l’Office fédéral de protection
de la Constitution, le renseignement inté
rieur allemand.
Le succès de l’AfD en exRDA est un symp
tôme. Il se nourrit d’inquiétudes liées à la
situation socioéconomique des Länder de
l’Est, où la population vieillit plus vite qu’à
l’Ouest, où le chômage est en moyenne de
6,6 % (contre 4,7 % à l’Ouest), où le revenu
moyen par habitant est de 29 477 euros
(contre 40 301 euros à l’Ouest), et où se
trouvent les sièges sociaux de seulement 37
des 500 plus grandes entreprises du pays. Il
prospère également sur des frustrations, le
sentiment d’un manque de reconnaissance
et de visibilité. Un exemple : sur les dixsept
ministres du gouvernement fédéral, une
seule, Angela Merkel, a sa circonscription
en exRDA.
Une formation politique, Die Linke, et
avant elle le PDS, luimême héritier du SED,
le parti au pouvoir en RDA, a longtemps
porté la voix de la contestation dans cette
partie du pays. Dimanche, Die Linke s’est ef
fondré en Saxe et dans le Brandebourg, lais
sant l’AfD se poser en porteparole des déçus
de la réunification, au point de promettre
une Wende 2.0. (« tournant 2.0 »), trente ans
après le « tournant » des années 19891990.
Que la captation d’héritage soit grossière
n’est pas le sujet. Le résultat des urnes mon
tre qu’elle est efficace. Trois décennies
après la réunification, l’Allemagne ne peut
laisser se dresser un nouveau mur. Elle ne
peut laisser se creuser une telle fracture dé
mocratique, au risque d’une terrible régres
sion historique.
ÉCONOMIE | CHRONIQUE
pa r j e a n m i c h e l b e z at
Retraites :
la « mère des batailles »
BIEN MENÉ,
CE CHANTIER
RENOUERAIT AVEC
L’IDÉAL DES « PÈRES
FONDATEURS » DE
LA SÉCURITÉ SOCIALE
Tirage du Monde daté dimanche 1erlundi 2 septembre : 208 390 exemplaires
ALLEMAGNE :
ÉVITER UN
NOUVEAU MUR
AUCUN
GOUVERNEMENT N’A
ENGAGÉ UNE RÉFORME
SYSTÉMIQUE AVEC
LA CRÉATION EN 2025
D’UN « RÉGIME
UNIVERSEL »
PAR POINTS
OpéraBastille-Théâtredes Bouffes du Nord-Cinéma BeauRegard
Programme et inscription surfestival.lemonde.fr
imagine 4-7 octobre 2019