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FRANCE
MARDI 3 SEPTEMBRE 2019
0123
La réforme du lycée à l’épreuve du réel
Avec la disparition des séries en 1
re
, les établissements doivent repenser leur organisation
C
ertains voulaient le voir
pour le croire, c’est
chose faite : en cette
rentrée, les séries S, ES
et L du lycée général ont bel et
bien disparu. Elles laissent place à
un lycée modulaire, où les élèves
choisissent euxmêmes les ensei
gnements de spécialité qu’ils
adossent à un tronc commun.
Avec la rentrée des élèves de 1re
- égrenée sur la semaine à venir,
selon les établissements –, la ré
forme se déploie dans toutes ses
dimensions concrètes : réorgani
sation des classes, des emplois
du temps, répartition des salles...
Rejeté par une partie des ensei
gnants, dont certains ont per
turbé le déroulement du bac en
juin, le lycée Blanquer seratil
« l’usine à gaz » que craignent
les uns, le « centre d’examen en
continu » que dénoncent déjà
d’autres? Il est « tôt » pour se pro
noncer, font valoir bon nombre
d’enseignants. Sans surprise,
l’an I de la réforme semble pou
voir générer autant de situations
qu’il y a de lycées. C’est en tout
cas ce qui se dégage des récits que
font de leur prérentrée – ven
dredi 30 août – les enseignants
contactés.
A cette occasion, ils ont décou
vert leurs emplois du temps.
« C’est moins pire que ce que
je pensais », convient Raphaël Gi
romini, enseignant en mathé
matiques syndiqué SNESFSU au
lycée Le Corbusier d’Aubervilliers
(SeineSaintDenis). Même res
senti de Stéphane Rio, ensei
gnant à Marseille, lui aussi au
SNESFSU. « Les emplois du temps
sont bons dans l’ensemble, témoi
gnetil, grâce à un bon travail
de la direction [du lycée]. Je ne
vois pas de changement par rap
port à l’an passé. »
« Nombreuses heures de creux »
Avec les nouvelles spécialités qui
séparent les élèves d’une même
classe quasiment la moitié du
temps (douze heures de spécia
lité pour quatorze heures de
tronc commun en classe entière),
l’affaire vire au contraire déjà
au cassetête pour Florence, en
seignante à Chelles (Seineet
Marne), qui a requis l’anonymat,
n’étant pas syndiquée. Elle s’in
quiète de l’« incohérence extraor
dinaire » des emplois du temps
des élèves de 1re. « Comme les
cours de spécialités sont alignés
en même temps que d’autres, cha
que élève va se retrouver avec un
emploi du temps “individualisé”
par rapport à ses choix, explique
telle. On voit s’annoncer de nom
breuses heures de creux. Un exem
ple : cinq heures de trou et une
heure de cours le samedi. Ou cours
de 8 heures à 10 heures le matin,
puis rien jusqu’à 15 heures. »
Les inégalités entre élèves ne
peuvent, selon elle, qu’en être
renforcées : « Les élèves du quar
tier pourront rentrer chez eux
puis revenir (ou pas, et sécher) ; les
élèves qui habitent loin resteront
traîner au lycée. » Son établisse
ment ne dispose pas de véritable
lieu d’accueil. Et les moyens de
surveillance n’ont pas été renfor
cés en cette rentrée. « Où les élè
ves vontils aller pendant les heu
res où ils n’ont pas cours? Et que
vontils faire? », interrogetelle.
Comme d’autres, Florence s’at
tend à une « réaction rapide » de
la part des familles. Dans un en
tretien au Journal du dimanche
du 1er septembre, Rodrigo Arenas,
coprésident de la principale fédé
ration de parents d’élèves, la
FCPE, ne parle pas de mobilisa
tion mais hausse le ton, taclant
une réforme qui « organise le délit
d’initiés » en favorisant, assure
til, les « familles bien informées ».
« Libérer du temps »
« Dans une même classe, tous les
élèves de spécialité SES [sciences
économiques et sociales] ne sont
pas dans le même groupe! C’est
l’éclatement du groupe classe
tel qu’on l’a toujours connu », re
prend Raphaël Giromini. Il n’est
pas seul à penser qu’avec le nou
veau lycée, la classe telle qu’on la
concevait jusqu’à présent a vécu.
Une évolution importante,
mais dont on ne peut préjuger
des conséquences, affirme Anne
De Bois, proviseure adjointe au
lycée du HautValdeSèvre, à
SaintMaixentl’Ecole (DeuxSè
vres). « Certains enseignants ont
pointé que le groupe classe pou
vait être oppressant pour les élè
ves qui n’y trouvaient pas leur
place, d’autres trouvent qu’il leur
apportait de la stabilité. A ce
stade, impossible de dire ce que
cela va donner », ditelle.
Si les proviseurs déclarent avoir
réussi, tant bien que mal, à cons
truire les emplois du temps,
ceuxci ne sont que la première
pierre d’une année où tout reste à
bâtir. Les enseignants ont consa
cré une partie de l’été à lire les
nouveaux programmes scolaires.
Ils doivent également préparer
leurs élèves aux « épreuves com
munes de contrôle continu », qui
remplacent la majorité des épreu
ves de l’ancien baccalauréat...
Ces examens commenceront,
pour les élèves de 1re, dès la ren
trée de janvier avec l’histoire
géographie et les langues. Sur
ce point, c’est le « saut dans l’in
connu », témoignent d’une
même voix les professeurs.
Les chefs d’établissement, eux,
anticipent déjà certains effets.
« On mesure le temps que le
contrôle continu demandera aux
collègues dans ces matières, s’in
quiète Anne De Bois. Auparavant,
les enseignants corrigeaient le bac
alors que les cours étaient finis. Il
faudra s’accorder sur des atten
dus, choisir des sujets communs,
produire des corrigés du sujet et
des corrections circonstanciées. »
En effet, à la différence d’une
épreuve de bac, les épreuves
communes de contrôle continu
servent aussi à progresser – c’est
autant de temps de correction
supplémentaire. Cette provi
seure craint de devoir « libérer du
temps », et ce, forcément, « au dé
triment des cours de 2de ».
« Relancer les AG »
Le lycée du HautValdeSèvre a
choisi de semestrialiser l’année
de 1re : « Le trimestre obligeait
les enseignants à organiser deux
devoirs surveillés par matière.
Avec les épreuves de contrôle
continu à organiser, c’est impossi
ble », précise Anne De Bois. Ar
melle Nouis, proviseure du lycée
HélèneBoucher, à Paris, a fait le
même choix. « Il y a une réelle in
quiétude des enseignants sur la
place que prendra l’évaluation. Ils
craignent de se retrouver à noter
en permanence. »
Les défis qui s’annoncent, les
inquiétudes qui se font entendre,
sontils de nature à relancer la
mobilisation? Au lycée de Bondy
(SeineSaintDenis) où enseigne
Philippe Martinais, syndiqué
chez SUDEducation, il a déjà été
décidé de « relancer les AG ». Lors
d’une réunion entre enseignants,
vendredi, le constat a été fait
d’emplois du temps « très dégra
dés », ditil. Sur 50 enseignants
(le lycée en compte 130), 42 en ont
Spécialités, épreuves du bac : ce qu’impliquent les changements
L’examen sera constitué de quatre épreuves finales, qui représenteront 60 % de la note. Le contrôle continu complétera le reste
A
vec la disparition des sé
ries, toute l’organisation
du lycée et du baccalau
réat général est repensée. Les élè
ves de 1re choisissent désormais,
en lieu et place des filières S, ES et
L, un trio de matières qu’ils étu
dieront en spécialités, quatre
heures par semaine pour cha
cune d’elles. L’une de ces spéciali
tés est abandonnée en fin d’an
née de 1re. La liste de choix com
prend virtuellement 12 matières
- mais tous les établissements ne
les proposent pas.
Les élèves sont entièrement li
bres de choisir les matières qu’ils
souhaitent – même si certaines
ont été déclarées incontourna
bles pour l’orientation dans des
filières du supérieur. En prati
que, dès cette première année,
les élèves se sont emparés du pa
nel de choix. Alors que certains
craignaient la reconstitution de
la filière S – jugée plus presti
gieuse –, seuls 26 % des élèves de
1 re ont choisi en spécialités la tri
plette « mathématiques, physi
quechimie, SVT », alors qu’ils
étaient plus de 50 % à choisir la fi
lière S auparavant. Et près de la
moitié (47,7 %) ont choisi des
combinaisons que ne permet
taient pas les anciennes filières,
par exemple, pour 6,5 % d’entre
eux histoiregéographie, langues
vivantes, SES.
La disparition des séries trans
forme aussi l’offre de cours sur
le territoire. Les lycées se sont ré
partis, au début de l’année 2019,
une « carte des spécialités » éta
blie selon plusieurs paramètres,
en sachant que tous les lycées
devaient obligatoirement propo
ser les sept spécialités dites de
base (histoiregéographie, let
tresphilosophie, mathémati
ques, sciences physiques, SVT,
langues vivantes et SES), sauf cas
exceptionnels.
D’autres spécialités plus rares
(arts, sciences de l’ingénieur,
numérique et sciences infor
matiques, littératurelangues et
culture de l’Antiquité) ont été ré
parties en fonction des moyens
des différents établissements
(enseignants déjà présents, lo
caux) et de l’offre existante dans
le même bassin de vie. Ainsi,
les lycées possédant une colo
ration scientifique forte ont bien
souvent conservé les sciences
de l’ingénieur et ouvert une spé
cialité informatique, discipline
qui n’existait pas auparavant.
Epreuves courtes
En outre, les spécialités peuvent
être mutualisées sur plusieurs
établissements. C’est souvent le
cas pour celles qui concernent
peu d’élèves, comme langueslit
térature et culture de l’Antiquité,
ou certaines disciplines artisti
ques. La réforme transforme
également le baccalauréat, et,
plus généralement, la manière
dont seront notés les lycéens au
cours du dernier cycle de l’ensei
gnement secondaire. Il n’y a plus
que quatre épreuves terminales :
deux épreuves de spécialité, un
écrit de philosophie et un grand
oral, dans cet ordre, entre mars et
juin de l’année de terminale ;
ainsi qu’un écrit et un oral de
français, anticipés, comme c’est
le cas aujourd’hui, au mois de
juin de l’année de 1re.
Ces épreuves compteront pour
60 % de la note finale du bacca
lauréat. Le reste sera dévolu au
contrôle continu, composé pour
10 % du bulletin de notes et pour
30 % des résultats aux épreuves
communes de contrôle continu.
Ces matières (histoiregéogra
phie, sciences informatiques et
langues vivantes) seront éva
luées en janvier et juin de l’année
de 1re, et au troisième trimestre
de l’année de terminale. La spé
cialité que les élèves abandon
nent en fin de 1re sera également
évaluée à ce momentlà. Ces
épreuves seront courtes – deux
heures maximum – pour en allé
ger l’organisation. Elles ne de
vront pas obligatoirement se te
nir la même semaine.
v. m.
JeanMichel
Blanquer,
lors d’une
présentation
de la
réforme,
au lycée
Vald’Argens
(Var), le
30 août.
YANN COATSALIOU/AFP
« Les enseignants
craignent
de se retrouver
à noter en
permanence »
ARMELLE NOUIS
proviseure du lycée
Hélène-Boucher, à Paris
fait état. Rendezvous a été pris
avec l’administration pour « ten
ter d’améliorer la situation. Mais il
n’est pas exclu, affirmetil, de
faire grève dès la fin de semaine. »
Dans plusieurs établissements,
des professeurs principaux man
quaient à l’appel après la préren
trée, faute de volontaires. « Dans
plusieurs classes de terminale, je
n’ai pas mes deux professeurs
principaux, et en 2de et 1re, il m’en
manque pour plus de la moitié,
évalue Armelle Nouis. Une façon
pour les enseignants de nous dire
qu’ils craignent d’être débordés. »
Les syndicats du secondaire,
nombreux à avoir déposé des
préavis de grève courant sur tout
le mois de septembre, avancent
différents « pronostics ». D’aucuns
parlent déjà de « mouvement nais
sant », en comptant aussi sur la
question salariale et celle des re
traites pour « raviver la mèche ».
D’autres redoutent plutôt que se
propage, dans la profession, une
« forme de repli sur soi » voire
de « désengagement ». Les profes
seurs contactés expriment, eux,
le même souhait : faire une
« bonne rentrée ».
mattea battaglia
et violaine morin