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MARDI 3 SEPTEMBRE 2019 france| 9
Le grand
chantier du
pouvoir d’achat
des professeurs
A
lors que le ministre de
l’éducation nationale
ouvre un « an II » du
quinquennat placé
sous le signe du « bonheur des
enseignants » et de leur « pouvoir
d’achat », le problème chronique
du revenu des enseignants re
trouve le devant de la scène sco
laire. Lors de sa conférence de ren
trée, le 27 août, JeanMichel Blan
quer a évoqué les solutions qui
existent déjà : primes versées aux
enseignants en éducation priori
taire (jusqu’à 4 500 euros par an
en REP +, dont 1 000 euros à partir
de la rentrée 2019), heures supplé
mentaires défiscalisées dans le
second degré... Ou encore le
déblocage d’une revalorisation
décidée lors du quinquennat pré
cédent, qui équivaudra à « une
augmentation de 300 euros en
moyenne par an et par agent, dès
janvier 2020 ».
Le SNUipp, majoritaire dans le
premier degré, a ironisé sur une
« revalo format colibri », repre
nant le mot du ministre qui
évoque un « peuple de colibris »
au sujet des préoccupations
climatiques des jeunes.
Niveau master
M. Blanquer estime également
que la réforme des retraites lan
cée par le gouvernement offre
une « opportunité historique de
travailler tranquillement » sur la
« revalorisation » des salaires,
pour éviter une injustice. Un sys
tème à points, calculé sur l’en
semble de la carrière, défavorise
rait en effet mécaniquement les
enseignants, qui touchent peu de
primes par rapport aux autres
fonctionnaires. Mais, là encore,
les syndicats s’insurgent : le
SNESFSU considère que la reva
lorisation ne doit pas devenir une
simple compensation des pertes
générées par le nouveau système.
Selon les chiffres de la DEPP, le
service statistique de l’éducation
nationale, le salaire net moyen
d’un enseignant s’élève en 2016 à
2 450 euros par mois. Un revenu
qui le place dans la catégorie des
personnes « aisées », s’il est seul
et sans enfant, selon l’Observa
toire des inégalités, mais dans la
petite classe moyenne s’il élève
des enfants, seul ou en couple
avec un autre enseignant. En
outre, ce revenu est relativement
faible au regard de son niveau
d’études. Aujourd’hui, tous les
enseignants sont recrutés au ni
veau master.
Ce revenu moyen masque de
fortes disparités entre les salaires
de début et de fin de carrière et
entre des fonctionnaires de
statuts divers. La survivance de
trois corps d’enseignement (les
professeurs des écoles, les certi
fiés titulaires du CAPES et les
agrégés) explique en partie ces
différences. En 2016, selon la
AGATHE DAHYOT
DEPP, le salaire moyen des pro
fesseurs des écoles s’élève à
2 195 euros net par mois, celui des
certifiés à 2 514 euros, et celui des
agrégés à 3 540 euros, toujours en
moyenne. Les revenus entre les
professeurs des écoles et les pro
fesseurs certifiés se sont rappro
chés, au profit des premiers. « Les
instits ont réussi, dans les années
1990, à conquérir des acquis sta
tutaires et salariaux forts », com
mente Laurent Frajerman, cher
cheur à l’institut de recherche de
la FSU. Accédant à la catégorie A
de la fonction publique, les an
ciens instituteurs ont pu amélio
rer leurs revenus.
« Compromis social »
L’ensemble des corps ensei
gnants, cependant, ne cesse de
dénoncer la lente érosion du pou
voir d’achat. Si l’éducation natio
nale délivre des statistiques sur
les revenus moyens, peu d’études
présentent leur évolution par
rapport à l’inflation, au coût de la
vie, et à l’évolution des ressources
du reste de la population active.
Pour en rendre compte, les ins
tances syndicales avancent par
fois la valeur du salaire d’entrée
de carrière d’un certifié par rap
port au salaire minimum : un
jeune enseignant touchait deux
fois le smic au début des années
1980, contre 1,3 fois aujourd’hui.
Pour ce qui concerne les agrégés,
une étude menée au milieu des
années 2000 par les économistes
Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane
et Robert GaryBobo avait établi
une perte de pouvoir d’achat de
25 % entre 1981 et 2004, sous l’ef
fet combiné du gel du point d’in
dice et de l’évolution des cotisa
tions sociales.
La situation des enseignants
continue cependant d’être per
çue comme privilégiée. Selon un
sondage OpinionWay pour Les
Echos et Radio Classique de
juin 2019, les Français sont 45 % à
trouver que le salaire des profes
seurs des écoles en début de car
rière est « comme il faut » – les
1 012 répondants de 18 ans et plus
qui composent l’échantillon re
présentatif ont pris connaissance
de leur niveau d’études, ainsi que
du nombre d’heures passées
devant la classe par semaine. Ils
ne sont plus que 38 % à trouver la
rémunération correcte pour les
enseignants certifiés.
Quant aux agrégés, ils touchent
un salaire de début de carrière
« trop important » pour 27 % des
répondants (ils n’étaient que 21 %
à le penser pour les professeurs
des écoles et les certifiés).
Pour Louis Maurin, directeur de
l’Observatoire des inégalités, la si
tuation des enseignants relève en
fait du « compromis social ». « Le
temps de congé, anormalement
élevé par rapport aux cinq semai
nes réglementaires dans le privé,
est à prendre en compte dans la ré
munération », précisetil.
Pourtant, les études démon
trent que le temps de travail des
enseignants, lui aussi, augmente.
« Les enseignants ont beaucoup
plus de tâches qu’auparavant, en
dehors de la classe », rappelle la
sociologue Géraldine Farges. Il y
a, bien sûr, toujours eu un temps
de travail en dehors des heures
passées devant les élèves, qui
s’élèvent à vingtcinq par se
maine pour les professeurs des
écoles, dixhuit pour les certifiés
et quinze pour les agrégés. Mais
aujourd’hui, « on demande aux
enseignants des tâches qu’ils
décrivent comme bureaucrati
que : remplir des dossiers, organi
ser le suivi individualisé des
élèves ». Une pratique en forte
progression.
Enfin, « comme dans toutes les
professions, il y a une marge im
portante entre le salaire net et le
niveau de vie », rappelle Louis
Maurin. Ce dernier dépend aussi
du patrimoine, de l’endroit où
l’on vit et de la situation familiale
de chacun.
En revanche, la situation mari
tale des enseignants ne fait pas
beaucoup bouger les lignes, car
l’endogamie est forte – les ensei
gnants ont tendance à se marier
entre eux. Une exception néan
moins à cette règle, que pointe
Géraldine Farges, est celle des
femmes professeur des écoles :
« Le métier reste bien vu pour des
femmes de milieux favorisés,
rappelle la sociologue. Celles qui
ont une forte probabilité de se
mettre en couple avec quelqu’un
qui aura une condition sociale
confortable. »
violaine morin
Prochain article La prise
en charge du handicap
Selon un sondage,
45 % des Français
trouvent que
le salaire des
professeurs des
écoles en début
de carrière est
« comme il faut »
« En proportion du niveau d’études, on n’est pas bien payés »
Du professeur des écoles à l’agrégé, les enseignants peuvent gagner du simple au double. Et vivre à Paris n’a pas le même coût qu’à la campagne
TÉMOIGNAGES
C
omment vivent les ensei
gnants? Fontils partie de
ces Français – 22 millions,
selon les professionnels du tou
risme – qui ne partent pas en va
cances? Ontils des fins de mois
difficiles, du mal à financer leur
logement, leur voiture, leurs loi
sirs et ceux de leurs enfants?
Pour le savoir, nous avons posé la
question à cinq d’entre eux, issus
des trois corps qui composent
cette fonction au sein de l’éduca
tion nationale. Si l’âge, la situa
tion familiale et le lieu de rési
dence jouent sur leur qualité de
vie, les disparités de revenus en
tre les corps – aujourd’hui recru
tés au même niveau – sont par
fois saisissantes.
Ingrid*, 41 ans
professeure agrégée en lycée
et en classes prépa dans
le Vald’Oise. Entre 2 800
et 4 000 euros par mois
« Mes revenus sont très irrégu
liers, entre mon salaire net de
2 800 euros, et tout ce qui se ra
joute : les heures sup, les colles en
prépa... Certains mois, je gagne
jusqu’à 4 000 euros, mais cela
reste exceptionnel. Etant céliba
taire et sans enfants, j’ai le senti
ment que je vis bien, mais moins
bien qu’avant, même si j’ai la
chance de pouvoir quitter Paris à
toutes les vacances et de faire un
voyage à l’étranger par an, à peu
près. J’ai l’impression qu’il y a eu
un changement au début des an
nées 2010. Avant cela, je ne me
privais de rien et je faisais même
des économies. Maintenant, je
puise dans mes réserves pour
payer mes factures et pour partir
en vacances, alors que je gagne
mieux ma vie. Pourtant, je tra
vaille tous les weekends, au
moins quelques heures le samedi
et le dimanche pour préparer mes
cours et corriger mes copies. En
tout, j’ai calculé que je travaillais
trente heures en plus des heures
de cours : six en prépa, et
sept heures et demie en lycée. »
Betty Jeandit
Teyssier, 50 ans
professeure des écoles dans
le Gers. 2 400 euros par mois
« Je travaille à 15 kilomètres de
chez moi, dans un autre village.
J’ai fait le choix d’habiter à un
quart d’heure de voiture et ce
choix pèse dans mon budget : au
moins 200 euros d’essence par
mois, auxquels s’ajoutent envi
ron 1 000 euros d’entretien par
an. Le reste de mon budget est
serré : il y a les 800 euros de trai
tes de la maison, et mes deux
filles. Comme l’aînée a eu 20 ans,
les aides de la CAF se sont arrê
tées, mais elle fait des études et
c’est maintenant que j’aurais le
plus besoin d’aide! J’ai aussi
perdu 90 euros par mois de l’édu
cation nationale, le “supplément
familial de traitement”.
Depuis cinq ou six ans, mon sa
laire baisse de 15 euros tous les
mois de janvier, à cause de la
hausse des cotisations. Résultat,
je paie la cantine en trois fois, et,
en fin de mois, je fais le plein d’es
sence par tranches de 20 euros.
Quand mon ordinateur m’a lâ
ché et que ma deuxième a eu be
soin d’un traitement non rem
boursé, j’ai emprunté
2 000 euros. Mes parents étaient
instituteurs tous les deux, et ils
n’avaient pas besoin d’emprun
ter pour assurer leurs dépenses. »
François*, 58 ans
professeur agrégé de géogra
phie en classes prépa dans le
BasRhin. 5 000 euros par mois
« Avec un salaire de 3 600 euros,
auquel s’ajoutent les colles et les
heures sup..., je suis très bien payé!
Ma compagne, professeure des
écoles, gagne 40 % de mon salaire,
et l’écart est démesuré. Mais on vit
bien, avec un appartement à nous,
dans Strasbourg... Par contre, la
charge de travail est rarement en
dessous de cinquante heures par
semaine, avec au moins trois ou
quatre semaines de travail chaque
été : en classes préparatoires, le
programme change chaque an
née. Mon revenu est parmi les plus
élevés de France, donc je n’ai pas le
sentiment qu’on me vole sur mon
travail. D’ailleurs, le sentiment de
bien ou mal gagner sa vie dépend
aussi de l’entourage. J’ai des amis
profs dans le secondaire, infir
miers... Les salaires ne sont pas mi
robolants et je me sens favorisé par
rapport à eux. Il y a souvent, y
compris en prépa, ce discours, “on
est mal traités, etc.”. Ce sont des
choses qui m’agacent un peu,
même si, comme tout le monde,
j’attends de savoir ce qui va sortir
de la réforme des retraites. »
Laurence Robert, 54 ans
enseignante en lycée
professionnel dans l’Yonne.
2 800 euros par mois
« Mon mari travaille dans le
même lycée que moi, et gagne la
même chose. A nous deux, on vit
bien : en tout cas, c’est suffisant
pour une commune rurale. On
travaille dans le même lycée, à
trois minutes à pied de chez nous.
Les frais de transport sont limités,
mais on a deux voitures et on en
change tous les trois ans. Notre
fille aînée n’est plus à notre
charge, mais pour la deuxième,
les études vont me coûter cher :
elle veut faire kiné à Dijon. En
comptant l’école, la prépa, le loge
ment... Ça va me coûter
1 000 euros par mois, sur cinq
ans. La différence de salaire entre
les enseignants me paraît injuste.
Les professeurs des écoles ont un
emploi du temps chargé, et ils
sont souspayés. A l’autre bout du
spectre, les professeurs agrégés
gagnent beaucoup par rapport à
leur quota horaire. Je suis au
milieu et je considère que c’est un
bon point d’équilibre. »
Camille Moro, 34 ans
professeure certifiée dans un
collège de SeineSaintDenis.
2 150 euros par mois
« Mon salaire est un peu plus
confortable grâce à la prime édu
cation prioritaire, de 145 euros par
mois, et grâce à une heure sup
plémentaire qui me rapporte
100 euros. J’ai dixneuf heures de
vant les élèves, mais c’est sans
compter les réunions, les projets
pour lesquels il n’y a pas d’heures
de décharge et de paie, la prépara
tion des cours sur quatre niveaux.
Mais mon salaire me suffit large
ment du fait de mon mode de vie.
Je peux assurer un loyer à Saint
Denis, pour un appartement de
55 mètres carrés. Je ne suis pas dé
pensière : je n’ai pas d’enfants, ni
de voiture, et j’organise des vacan
ces peu chères, je fais du covoitu
rage, du camping... Evidemment,
en proportion du niveau d’études,
on n’est pas très bien payés. »
propos recueillis par v. m.
* Ingrid et François ont souhaité res
ter anonymes.
L’ensemble
des corps
enseignants
ne cesse de
dénoncer la lente
érosion du
pouvoir d’achat
LES DÉFIS DE L’ÉCOLE 1 | 5 La question
des revenus est posée comme
une priorité. Chez les enseignants,
les situations sont très diverses