Echos - 2019-08-06

(Brent) #1
Près de 17.000 détenus, soit un quart de la population carcérale, exercent une activité. Photo Denis Allard/RÉA

teurs » dans des ateliers installés
en prison par les e ntreprises
concessionnaires de main-d’œuvre.
Elles étaient 300 en 2017 : des PME
pour l’essentiel mais aussi des arti-
sans, des sous-traitants de grands
groupes, comme Yves Rocher,
L’Oréal ou Sodexo. Le reste, environ
un millier, exerce dans les ateliers
gérés par la Régie industrielle des
établissements pénitentiaires
(RIEP) sur la conception de mobilier
pour les collectivités, la prospection
commerciale, la numérisation des
archives de l’INA...
A la RIEP, les tâches sont plus qua-
lifiées, les salaires plus élevés : en
moyenne 5,26 euros de l’heure en
2017, contre 4,17 euros en concession
et 2,23 euros au service général. La
rémunération peut même chuter à
1 euro. Si les entreprises sont tenues
de payer les détenus à l’heure, peu le
font et d’un lieu à l’autre existent des
différences énormes dans les règles
de calcul et le niveau des rémunéra-

une autre réalité : l’insuffisance du
nombre de postes proposés qui a
chuté de 16 % depuis 2000. Les offres
d’emploi ont considérablement
baissé sous l’effet de la crise, des délo-
calisations et de la robotisation des
tâches à faible valeur ajoutée. « Ce
mouvement se répercute inexorable-
ment en prison », résume le directeur
du Service de l’emploi pénitentiaire,
Arnaud Betoule.
Parallèlement, la demande de tra-
vail chez les détenus explose. Parce
que le temps en détention est long,
« les détenus ont vraiment besoin de
travailler », souligne le sociologue
Melchior Simoni. La prison a aussi
un coût et leur salaire (200 à
500 euros mensuels) leur permet de
s’offrir de la viande, du tabac, tous ces
produits de la vie courante en vente
sur un catalogue dédié. Travailler
c’est aussi pouvoir indemniser les
parties civiles, obtenir des remises de
peines, alimenter le pécule de sortie.
Un premier pas vers la réinsertion.n

lLe ministère de la Justice multiplie les initiatives pour favoriser l’emploi pénitentiaire.


lLa création d’un véritable contrat entre le détenu et l’administration, voire avec une entreprise, est à l’étude.


Prison : le gouvernement planche


sur un contrat de travail spécifique


tions. Un concessionnaire de la cen-
trale de Poissy l’avoue : « Je paie les
opérateurs à la pièce. L’administra-
tion pénitentiaire le sait parfaitement.
Je leur ai dit : si je dois passer "à
l’heure", je ferme mon atelier. »

Selon la contrôleure générale des
lieux de privation de liberté, Adeline
Hazan, ce cas est loin d’être isolé. Car
derrière l’inertie actuelle se cache

Seul le Code de
procédure pénale
encadre a minima
la relation de travail.

La dernière tentative
de « normalisation »
de l’emploi
pénitentiaire
remonte à 2009.

« Il faut instaurer un droit social pénitentiaire »


Quel est l’enjeu du travail
dans l’exécution de la peine?
Le travail poursuit des objectifs
de responsabilisation, d’autonomi-
sation et de réinsertion des détenus.
On parle là de personnes qui sont
désinsérées d’un point de vue social
et d’un point de vue professionnel,
encore plus. L’enjeu est donc de ren-
dre cette période de mise à l’écart de
la société propice à une réinsertion
dans le milieu professionnel, voire
à une insertion tout court.


Pourtant, le travail ne joue
aujourd’hui qu’un rôle
marginal dans la réinsertion
des détenus...
Tout à fait. Seul un tiers des détenus
exercent une activité. Sur cinq ans,
je n’ai vu aucune amélioration.
L’administration pénitentiaire est
une administration difficile à faire
évoluer. Le travail est presque tou-
jours considéré comme un luxe,
avec des conditions d’hygiène et de
santé absolument pas surveillées. Il


faut savoir que l’Inspection du tra-
vail ne vient en prison qu’à la
demande des directeurs d’établisse-
ment. Lorsque les détenus font des
réclamations, contestent des déci-
sions, ils sont taxés de « procédu-
rier », alors qu’ils entendent juste
faire valoir leurs droits. Cette diffé-
rence de lecture est totalement
anormale.

En tant que contrôleure géné-
rale des lieux de privation de
liberté, que préconisez-vous?
Il faut instaurer u n droit social p éni-
tentiaire qui se rapproche le plus
possible des règles du travail dans
la vie en liberté, et qui soit vrai-
ment conçu comme un facteur de
réinsertion, et plus seulement

de façon bilatérale entre la per-
sonne détenue et l’administration
pénitentiaire. Aujourd’hui, l’acte
d’engagement est unilatéral : c’est à
prendre ou à laisser par le détenu. Il
n’est p as protégé par la règle. C’est ce
que je dénonce.

Emmanuel Macron veut juste-
ment encourager le travail des
détenus. Qu’en pensez-vous?
Je crois qu’il y a une prise de cons-
cience. Le discours d’Agen, en
mars 2018, a posé les bases d’une
réelle refondation du travail pour
les prisonniers. Maintenant, il faut
agir. Entre la déclaration d’inten-
tion et la mise en place, il y a un
monde. Emmanuel Macron devra
faire preuve de courage politique.
L’univers carcéral reste peu connu
des Français. D’ailleurs, les entre-
prises nous rapportent qu’elles
préfèrent ne pas dire qu’elles ont
un atelier en prison, par souci
d’image. Ce n’est pas anodin.
Propos recueillis par C. T.

ADELINE HAZAN
Contrôleure générale
des lieux de privation
de liberté

comme un moyen d’occupation
des personnes détenues. Les acti-
vités proposées devront donc évo-
luer, en lien avec le tissu économi-
que local et les possibilités de
recherche d’emploi. Il est tout à fait
réaliste de trouver des entreprises
qui proposent des emplois quali-
fiés, avec pour salaire le SMIC...
Mais rien ne changera tant qu’il n’y
aura pas de contrat de travail, signé

« Le travail en
prison est presque
toujours considéré
comme un luxe,
avec des
conditions
d’hygiène et de
santé absolument
pas surveillées. »

La France accuse même un
immense retard. Le premier ate-
lier de codage de ce type, The Last
Mile (TLM), a vu le jour à la prison
de San Quentin, aux Etats-Unis,
en 2014. Un succès : les investis-
seurs de la Silicon Valley et des
entreprises locales de l’industrie
du numérique se rendent en pri-
son à la rencontre des stagiaires.
Rapidement, l’association appro-
fondit son action et crée une
entreprise de développement
Web pour recruter les diplômés
des promotions successives
comme développeurs et ingé-
nieurs en logiciel.

Internet interdit
En France, le défi est immense.
Pour des raisons de sécurité,
Internet est interdit en prison :
« Ça complique les choses. Il a fallu
trouver des astuces pour recréer
une expérience de codage sans con-
nectivité », explique Brieuc Le
Bars. Trois mois pour concevoir
l’architecture du réseau. « Les
apprenants seraient sans doute
plus autonomes avec une vraie
connexion », regrette-t-il.
C’est dire s’il y a urgence à
« dépasser le réflexe sécuritaire » e t
développer une grande « stratégie
nationale de développement du
numérique en prison », plaident
l’Institut Montaigne et la Fonda-
tion M6 dans un rapport coécrit
en 2018. « La situation actuelle
relève d’une forme d’hypocrisie,
soulignent-ils. Alors que le numé-
rique en détention reste largement
un impensé de la politique péniten-
tiaire française, avec un accès
“légal” à Internet très limité, les
téléphones portables, pourtant
strictement interdits, sont à
l’inverse en pleine recrudescence et
permettent aux détenus de navi-
guer sur Internet sans aucun con-
trôle. » —C. T.

C’est un dispositif inédit en France.
Au Centre de détention de Melun,
depuis janvier, l’association Code-
Phenix forme des détenus au code
et les prépare au métier de déve-
loppeur Front-End. « Ils ont entre
22 et 64 ans, viennent de tous les
horizons et la plupart n’ont aucune
notion en informatique au départ »,
raconte Brieuc Le Bars, le fonda-
teur de l’association. Au pro-
gramme : quatre heures de cours
le matin, initiation aux langages
HTLM, CSS, JavaScript.
« Notre but premier est de les
réinsérer », poursuit le centra-
lien. Après six mois de formation,
« les apprenants » entament la
seconde phase, dite « d’applica-
tion », cet été. A la clef : des mis-
sions rémunérées, par exemple
pour des conceptions de sites
Internet pour des entreprises
extérieures. « Le secteur du numé-
rique est idéal pour les personnes
éloignées de l’emploi, analyse
Brieuc Le Bars. Le rapport de force
entre employeurs et salariés est
inversé, avec onze postes pour une
candidature. »

L’exemple californien
La Fondation M6, dédiée à l’uni-
vers carcéral, poursuit les mêmes
objectifs : « Depuis des décennies,
le travail en atelier est surtout
orienté vers la production indus-
trielle et manufacturière », expli-
que la déléguée générale, Isabelle
Verrecchia, convaincue que
l’offre de travail est « obsolète ».
« La prison française est encore
largement déconnectée des évolu-
tions technologiques. »

Un dispositif unique
en France a vu le jour en
janvier dernier au Centre
de détention de Melun.
L’association CodePhenix
forme des détenus au code.

Le codage informatique,


un sésame pour l’emploi


carcéral


Clara Tran
@Clara__Tran


Ils exercent dans toute la France, à
Lille, Rennes, Melun, Marseille.
Reproduction de plans de sécurité
pour certains, façonnage, embal-
lage de cartons pour d’autres.
Ils n’ont pas de contrat de travail.
Pas d’assurance-chômage, pas de
RTT, ni le droit de faire grève ou de
se syndiquer. Selon l’administra-
tion pénitentiaire, q uelque
17.000 détenus, soit un quart de la
population carcérale, exercent
volontairement une activité.
En mars 2018, dans un discours
prononcé à Agen devant les élèves de
l’Ecole nationale d’administration
pénitentiaire, Emmanuel Macron
plaidait pour « que le droit du travail,
en étant adapté évidemment à la réa-
lité et aux contraintes de la prison,
puisse s’appliquer aux détenus ». Plus
d’un a n après, les réflexions n’ont pas
encore abouti. Mais le ministère de
la Justice envisage de nombreuses
pistes : création d’un véritable
contrat entre le détenu et l’adminis-
tration pénitentiaire, voire avec
l’entreprise directement. « Rien n’est
exclu », indique un fonctionnaire du
ministère. Plusieurs chantiers sont
déjà en cours, notamment la moder-
nisation des règles de cotisation et de
contribution sociales, ou encore un
contrat d’engagement pour les déte-
nus en apprentissage, dès jan-
vier 2020.


Régime dérogatoire
Sans législation claire, l’emploi en
prison navigue à vue. Jusqu’à pré-
sent, seul le Code de procédure
pénale encadre a minima la rela-
tion de travail. La dernière tentative
de « normalisation » de l’emploi
pénitentiaire remonte à 2009. L a loi
Dati se contentait d’instaurer un
« acte d’e ngagement » profession-
nel entre le détenu et la prison, éga-
lement en charge du recrutement.
Pas toujours lisible, la procédure
dite de « classement » permet à
l’administration pénitentiaire
d’affecter les candidats à un poste :
9.200 détenus sont classés au « ser-
vice général » (cuisine, plomberie,
buanderie, etc.), 6.950 sont « opéra-


JUSTICE


FRANCE


Mardi 6 août 2019Les Echos

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