Echos - 2019-08-06

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08 // IDEES & DEBATS Mardi 6 août 2019 Les Echos


La croisade verte de He Qiaonv


Presque inconnue il y a quelques années, cette femme d’affaires chinoise est devenue célèbre en 2017 quand elle a décidé
de consacrer l’essentiel de sa fortune à la préservation de l’environnement et à la sauvegarde de la faune sauvage.

E


n chinois, son nom signifie « la
femme qui a de la chance ». Et
c’est vrai qu’He Qiaonv a plutôt
été gâtée par le destin. Totale-
ment inconnue il y a encore une
dizaine d ’années, c ette femme d’affaires c hi-
noise de cinquante-trois ans, dont le plus
grand plaisir est de faire de longues mar-
ches sous la pluie, a intégré en 2017 le
prestigieux classement Forbes des
milliardaires de la planète. A une échelle
encore « modeste » pour l’instant : avec
1,5 milliard de dollars, « madame He »
est aujourd’hui la 242e fortune chinoise
et la 1.103e mondiale.
Mais plus que son entrée dans le
club des milliardaires, c’est sa déci-
sion, annoncée cette même année
2017, de consacrer l’essentiel de sa
fortune à la préservation de l’envi-
ronnement et à la sauvegarde de la
faune sauvage qui la fait connaître.
Une cause lui tient particulière-
ment à cœur : celle des grands félins
(léopards, tigres, jaguars...), mena-
cés d’extinction par la déforestation
et le braconnage. He Qiaonv incarne
à sa manière toutes les ambivalences
de la Chine en matière d’environne-
ment. D’un côté, des niveaux de pollu-
tion parmi les plus élevés du monde – la
Chine produit par exemple 24 % des
rejets mondiaux de CO 2 – ; de l’autre, des
objectifs ambitieux, et soutenus au plus
haut niveau de l’Etat, en matière de crois-
sance verte. Résolue à faire figure de bon
élève face aux Etats-Unis de Donald Trump,
la Chine entend ainsi porter la part d es éner-
gies non fossiles à au moins 15 % de la con-
sommation totale d’énergie d’ici à 2020 et
réduire de plus de 15 % la concentration
moyenne de particules fines dans l’atmos-
phère.
Les énergies renouvelables sont particu-
lièrement à l’honneur : pas moins de
360 milliards de dollars doivent être consa-
crés à leur développement d’ici à 2020!
Décidément à la pointe, la Chine est d ’ores et
déjà devenue le numéro un mondial dans le
domaine de l’énergie solaire, devant l’Alle-
magne. Pour certains observateurs, c’est là,
au cœur de l’empire du Milieu, qu’e st en
train de s’inventer, à grands coups d’inves-
tissements et de nouvelles technologies, le
monde propre de demain.


Pour l’heure, encouragés par le pouvoir,
les milliardaires c hinois sont d e plus en plus
nombreux à prendre fait et cause pour
l’environnement. En Chine, on se souvient
encore des excentricités de Chen Guang-
biao, patron richissime d’une entreprise de
recyclage qui, au début des années 2 010, dis-
tribuait dans les rues de Pékin des canettes
d’air pur provenant du Tibet afin d’attirer
l’attention du public sur la pollution de l’air.
L’homme était un pionnier...
Depuis cette époque, de nombreuses ini-
tiatives – plus discrètes et sans doute plus
efficaces – ont vu le jour : c’est l ’empereur du


lait Niu
Gensheng
qui consacre
1,6 milliard de dol-
lars à différents projets
environnementaux en
Chine et dans le monde ; c’est
Wang Shi, le fondateur de la plus grande
entreprise immobilière chinoise, qui lance
une fondation dédiée spécifiquement à la
sauvegarde des forêts ; c’est l’homme
d’affaires Dang Yanbao qui investit chaque
année des dizaines de millions de dollars
pour promouvoir les énergies propres ; et
c’est He Qiaonv, ce « petit bout de femme à
l’étonnante exubérance », selon le mot d’un
journaliste américain, qui, à travers sa fon-
dation, s’est lancée dans une véritable croi-
sade verte...
L’environnement, la nature, les arbres et
les animaux... ils n’ont jamais cessé de faire
partie du quotidien de madame He. Lors-
qu’elle naît en 1966 dans un petit village du
Zhejiang, une province côtière située au sud
de Shanghai, son père est une sorte de pépi-
niériste officiel dont les productions sont
destinées aux champs de l’agriculture col-
lectivisée par Mao et à l’agrément des parcs
publics et autres jardins du Palais du Peu-
ple. Il faudra une quinzaine d’années à
peine à cet homme manifestement doté de
la bosse du commerce pour faire de cette
activité sans relief un véritable business.
En 1978, Deng Xiaoping a pris le pouvoir
en Chine. L’heure est aux réformes écono-
miques, à la décollectivisation de l’agricul-
ture, à la libération de l’initiative indivi-
duelle et à l’ouverture d u pays a ux
investissements étrangers. En l’espace de
quelques années, la Chine passe d’une éco-
nomie planifiée et quasi autarcique à une
économie de marché ouverte sur le monde.
Le père de He Qiaonv n’a pas tardé à
s’engouffrer dans la brèche. Au milieu des
années 1980, il est devenu un prospère
homme d’affaires qui livre plantes et
semences aux paysans, désormais maîtres

de leurs champs. Marchant dans les pas de
son père, la jeune He, pour sa part, a intégré
l’Université forestière de Pékin. Elle est
alors la seule femme à avoir choisi cette
voie. Diplômée en 1988, elle rejoint la petite
firme f amiliale. L e tournant se produit q uel-
ques années plus tard, en 1991. Visitant une
exposition de bonsaïs à Pékin, elle a une
illumination. « Toutes les personnes que je
rencontrais me disaient adorer la nature,
mais il n’y avait de verdure nulle part, ni dans
les immeubles d’habitation ni dans les
bureaux », racontera-t-elle plus tard.
Créer des jardins à l’intérieur des bâti-
ments collectifs et des édifices à usage
public : telle est l’idée que mûrit He Qiaonv.
Une idée totalement pionnière alors en
Chine et qu’elle teste a vec son père lors d’une
grande foire internationale organisée à
Shanghai. Le succès de la formule la con-
vainc de sauter le pas. Ainsi naît, en 1992, la
société Beijing Orient Landscape, dont He
Qiaonv est actionnaire aux côtés d’associés
chinois de sa connaissance.
Sa spécialité : l’aménagement d’espaces
naturels et de parcs « miniatures » plantés
de bonsaïs et autres végétaux nains dans les
grandes entreprises et les hôtels qui pous-
sent comme des champignons à Shanghai
et dans sa région. D’emblée, la jeune entre-
preneure a ciblé une clientèle haut de
gamme : celle des entreprises étrangères et
des hôtels de luxe destinés aux riches hom-
mes d’affaires chinois et étrangers. Le suc-
cès est immédiat.
Mais il ne durera pas. En 1994, l’un des
associés de He Qiaonv s’enfuit littéralement
avec la caisse. Un peu grisée par son succès,

madame
He a en outre
investi beau-
coup d’argent dans
des mines de fer, opéra-
tions qui se sont soldées par
un désastre. Résultat : deux ans
après sa création, la jeune entreprise
doit mettre la clef sous la porte. Le talent de
madame He sera de conserver la confiance
de ses clients, notamment étrangers, lui
permettant de rebondir rapidement.

Un mélange de Veolia,
Derichebourg et Suez
En 1995, la voilà repartie à la tête d’une nou-
velle société baptisée « Orient Landscape »,
dont elle est, cette fois, l’actionnaire princi-
pale aux côtés de son mari. L’activité a elle
aussi évolué : ce ne sont plus seulement des
jardins intérieurs pour les entreprises et les
hôtels que l’entreprise réalise mais des
« projets verts » complets à l’é chelle d’une
ville, voire d’une région.
Conception et construction de jardins
municipaux, traitement de l’eau, « restau-
rations écologiques » (assèchement des
lacs, érosion des sols, dégradation de zones
naturelles), collecte et élimination des
déchets, conception et réalisation de sites
verts touristiques, sportifs ou culturels,
aménagement d’infrastructures publiques,
sans compter la production de semis et de
plantes – un reste du métier d’origine de son
père – : c’est une véritable firme dédiée à
l’environnement que madame He fait émer-
ger au tournant des années 2000, un
mélange de nos sociétés Veolia, Deriche-
bourg et Suez, le tout enrichi de compéten-
ces en architecture et en agrologie.
Son véritable décollage, Orient Lands-
cape le connaît en 2008 à l’occasion des
Jeux Olympiques de Pékin, qui se tradui-
sent pour elle par une pluie de contrats.
L’année suivante, c’est l’entrée à la Bourse de
Shenzhen... en attendant un nouveau coup
du destin. En 2012, alors que l’entreprise –

qui emploie alors 1.200 personnes – gère en
même temps près de 80 opérations en
Chine, elle connaît une grave crise de liqui-
dités qui manque de lui être fatale. Mais la
chance lui sourit à nouveau : de gros con-
trats signés avec des opérateurs privés lui
permettent alors d’encaisser d’importants
acomptes.
Cinq ans plus tard, en 2017, Orient Lands-
cape réalise un chiffre d’affaires d’un peu
plus de 1 milliard d’euros et emploie près
de 6.000 salariés. Cette même année,
madame He devient officiellement mil-
liardaire. Un parcours qui doit beau-
coup à la conversion des élites chinoi-
ses, tout au long des années 2010, à la
nécessité d’une croissance verte...
Cela fait un certain temps déjà que
He Qiaonv s’est, elle, lancée dans la
bataille pour l’environnement. Elle
l’a fait très tôt, dès 2012, en créant la
Beijing Qiaonv Foundation (BQF),
qui, en l’espace de quelques années,
est dotée d’un trésor de guerre de
500 millions de dollars.
Son objectif : financer, partout en
Chine, des projets de restauration
écologique en faveur de la faune et de
la flore. Une ambition située dans la
droite ligne des activités d’Orient
Landscape. Protection ou réintroduc-
tion d’espèces menacées, nettoyage de
rivières, reforestation, création de parcs
nationaux ou de zones naturelles proté-
gées... près d’une centaine de projets ont été
menés à bien partout dans le pays.
En 2015, c’est la consécration : cette
année-là, madame He parvient à convain-
cre Bill Gates et Ray Dalio, le fondateur de la
société d’investissement Bridgewater Asso-
ciates, de rejoindre le China Global Phi-
lanthropy Institute, qu’elle s’apprête à lan-
cer avec deux milliardaires chinois et qui se
veut une passerelle entre les activités phi-
lanthropiques américaines et chinoises. En
ce milieu des années 2010, madame He est
devenue une figure en vue de la philanthro-
pie mondiale.

Une position que l’annonce faite en 2017
vient encore renforcer. Ce jour-là, lors d’une
conférence internationale sur l’environne-
ment organisée en octobre, à Monaco, He
Qiaonv signe un chèque de 20 millions de
dollars à l’ONG Panthera, la seule organisa-
tion au monde dédiée à la conservation des
félins. Mais elle annonce également son
intention de faire un don de 1,5 milliard de
dollars – soit la quasi-totalité de sa fortune –
à sa fondation.
Au dire de l’agence Bloomberg, ce don
constitue la plus importante opération de
philanthropie jamais effectuée par un parti-
culier en faveur de l’environnement. Une
« nécessité impérieuse » pour la très dyna-
mique madame He, b ien décidée à faire n aî-
tre, quarante ans après les réformes de
Deng Xiaoping, un « nouveau miracle chi-
nois ». Mais un miracle vert cette fois...

Selon l’agence Bloomberg,
son don de 1,5 milliard de
dollars constitue la plus
importante opération
de philanthropie jamais
effectuée par un
particulier en faveur
de l’environnement

Visitant une exposition


de bonsaïs à Pékin,


elle a une illumination.


« Toutes les personnes que


je rencontrais me disaient


adorer la nature, mais il n’y


avait de verdure nulle part,


ni dans les immeubles


d’habitation ni dans les


bureaux », racontera-t-elle


plus tard.


parTristanGaston Breton
illustration :Pascal Garnier

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Et demain Le bal prodigieux
des Vanderbilt

SÉRIED’ÉTÉ
RÊVES DE MILLIARDAIRES

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