E
n quelques mots, Donald
Trump a fracassé l’équilibre
instable des forces en lutte
dans le nord de la Syrie. Dans un
communiqué laconique, dimanche
soir, la Maison Blanche a annoncé
le retrait des soldats américains
présents le long de la frontière tur-
que. Depuis 2015, ils y soutenaient
les Forces démocratiques syrien-
nes (FDS), composées en grande
majorité de combattants kurdes,
dans leur combat contre l’Etat isla-
mique (EI). Le départ des troupes
américaines laisse donc le champ
libre à l’armée turque dans le nord-
est syrien pour une «opération pré-
vue de longue date», selon Donald
Trump, qui précise même que cel-
le-ci interviendra «bientôt».
Le président américain a ordonné
ce repli après une conversation télé-
phonique avec son homologue turc,
Recep Tayyip Erdogan, qui réclame
depuis plusieurs années une «zone
de sécurité» de 30 km à l’intérieur du
territoire syrien, débarrassée des
groupes armés kurdes, cauchemar
d’Ankara. La province semi-auto-
nome du Kurdistan syrien, taillée à
la faveur de la guerre civile qui fait
rage depuis huit ans, se retrouve
soudainement fragilisée. Retour sur
les conséquences de ce revirement.
Que se passe-t-il
sur le terrain?
Dans les secteurs frontaliers de
la Turquie, les soldats américains
ont commencé à plier bagage dès
lundi matin. Selon les Unités de
protection du peuple (YPG), groupe
armé kurde largement prépondé-
rant parmi les FDS, les militaires
américains se sont notamment
retirés des villes-frontières de Tall
Abyad et Ras al-Ain, deux localités
stratégiques qui pourraient consti-
tuer les points d’entrée d’une offen-
sive turque, selon l’Observatoire sy-
rien des droits de l’homme. Les for-
ces kurdes ont creusé tranchées et
tunnels dans ces zones en prévision
d’un assaut, précise l’ONG.
Mais la puissance de feu de l’armée
régulière turque est sans commune
mesure avec celle des milices kur-
des, surtout privées du soutien des
Occidentaux. Devant la dispropor-
tion des moyens engagés, la résis-
tance des YPG à la frontière semble
improbable sur la durée. Décide-
ront-ils de se replier au-delà de la
bande de 30 km négociée entre An-
kara et Washington? Lanceront-ils
des actions de guérilla contre l’ar-
mée turque?
La Turquie avait déjà attaqué le Ro-
java – le nom que les militants kur-
des donnent à leur province – en
s’emparant du canton d’Afrin, dans
le nord-ouest syrien, début 2018
lors de l’opération «Rameau d’oli-
vier». Depuis, Erdogan lorgnait l’est
de l’Euphrate, et ses 500 km jusqu’à
la frontière irakienne. «Il y a une
phrase que nous répétons tout le
temps : nous pourrions entrer [en Sy-
rie] n’importe quelle nuit sans préve-
nir», a prévenu le président turc
lundi, laissant planer la menace
d’une intervention imminente (lire
page 3). Trump a toutefois mis
en garde Ankara dans un tweet :
«Si la Turquie fait quoi que ce soit
Par
Pierre Alonso,
Frédéric Autran
et Célian Macé
éditorial
Par
Laurent Joffrin
Cynisme
Une trahison. Il n’y a pas
d’autre mot pour qualifier
l’attitude de Donald Trump
à l’égard de ses alliés kur-
des. On ne sait si le retrait
américain de la zone fron-
talière sera confirmé : cette
perspective rencontre une
forte opposition au sein de
l’administration améri-
caine. Mais l’intention du
Président n’est pas dou-
teuse : il veut abandonner
les Kurdes à leur sort.
Rappelons-nous. Quand les
alliés ont voulu empêcher
les terroristes de l’Etat isla-
mique de s’installer dans
leurs terres de conquête, il
a fallu trouver des soldats
capables d’affronter les is-
lamistes sur le terrain. Les
puissances occidentales ne
souhaitaient pas déployer
des troupes au sol, en de-
hors de quelques centaines
de combattants des forces
spéciales : elles se sont
tournées vers les Kurdes.
Dans leur intérêt, bien sûr,
mais aussi dans celui des
Occidentaux, ces soldats
courageux se sont retrou-
vés en première ligne. C’est
en grande partie grâce à
leur abnégation et à leur
efficacité que les enclaves
créées par Daech sont tom-
bées une à une.
Et voici que pour toute
reconnaissance, les Etats-
Unis, mollement désap-
prouvés par les Européens
- notamment les Français,
pourtant proches des
Kurdes –, envisagent très
sérieusement d’abandon-
ner purement et simple-
ment leurs alliés aux coups
de l’armée turque. Cynisme
et double jeu : tels sont les
principes qui gouvernent
cette trahison annoncée.
Nul simplisme dans ce
diagnostic. On sait que la
Turquie, depuis des
lustres, redoute plus que
tout la constitution d’un
embryon de Kurdistan
autonome à sa frontière,
qui servirait de point d’ap-
pui et de référence à la
forte minorité kurde pré-
sente sur son sol. Mais
cette affaire complexe est
justiciable d’une négocia-
tion entre les parties, qui
assurerait la sécurité de
nos alliés. On prévoit la dé-
sertion. Elle resterait
comme une tache sur
l’honneur des
démocraties.•
décryptage
Événement
Syrie
Les Kurdes
abandonnés
par l’ami
américain
La Maison Blanche a annoncé dimanche
le retrait de ses troupes, ce qui pourrait entraîner une
déstabilisation de toute la région. Alliées de longue
date des Etats-Unis dans la lutte antijihadiste, les
forces kurdes se retrouvent sans soutien, en première
ligne face à un Etat qui les qualifie de «terroristes».
2 u Libération Mardi 8 Octobre 2019