Le Monde - 03.09.2019

(Nancy Kaufman) #1

14 |économie & entreprise MARDI 3 SEPTEMBRE 2019


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Le numérique

entre réel et virtuel

Se téléporter par le biais d’un hologramme, découvrir


l’intérieur d’un corps humain ou d’un moteur d’avion, visiter


la pyramide de Kheops en coiffant un casque est désormais


accessible au grand public grâce aux technologies


immersives. Un marché en croissance exponentielle


Une joueuse sur PlaySta­
tion VR à la foire mondiale
Gamescom, à Cologne,
en Allemagne, le 21 août.
WOLFGANG RATTAY/REUTERS

DOSSIER


E


quipées de grosses lunettes, qui
ressemblent un peu à celles que
portent les soudeurs, quelques
personnes sont assises autour
d’une table et manipulent des
objets invisibles pour l’observa­
teur extérieur. Elles sont en réunion avec des
collègues installés dans leurs bureaux à
Hongkong, à New York ou ailleurs. Grâce à la
réalité augmentée (AR pour Augmented Rea­
lity), l’avatar de chacun apparaît autour des
différentes tables de réunion et tous inter­
agissent sur la même représentation numé­
rique du projet.
Ailleurs, coiffés de casques et armés de ma­
nettes, plusieurs individus debout agitent
leurs bras à toute vitesse. Rien de grave! Ils
sont en train de jouer à Beat Saber, un jeu vi­
déo de rythme en réalité virtuelle (VR pour
Virtual Reality). A coups de sabres laser fictifs
qu’ils manient grâce à leurs manettes, ils doi­
vent détruire des blocs qu’ils voient arriver
en flux continu dans leur masque, le tout sur
une musique électro très rythmée... Lancé
en 2018, Beat Saber pourrait bien être l’appli­
cation vedette de la réalité virtuelle, le jeu qui
favorisera l’adoption par le grand public de
ces technologies dites « immersives ». Tout
comme le Pokemon Go a initié des hordes
d’adolescents dans le monde aux charmes
de la réalité augmentée sur smartphone.
Les technologies de réalité virtuelle ou
augmentée ne datent pas d’hier, mais à l’ins­
tar de l’intelligence artificielle, elles ont sus­
cité un vif intérêt pour certains usages bien
particuliers sans pour autant conduire à une
adoption massive. La première permet l’im­
mersion totale dans quelque chose qui
n’existe pas ou n’est pas accessible, comme
un futur train ou une station spatiale. La
deuxième superpose des images ou des in­
formations au monde réel capté par son
smartphone ou son casque. La réalité vir­
tuelle a d’abord séduit les industriels de l’aé­
rospatial, de l’automobile ou de la défense.
Les modèles conçus en 3D par des logiciels
de conception assistée par ordinateur sont
devenus des maquettes numériques. Les in­
génieurs, coiffés de casques, visualisent, ma­
nipulent et modifient ces maquettes numé­
riques dans des salles ou à l’aide d’équipe­
ments spéciaux.
La réalité augmentée est, elle aussi, utilisée
dans l’industrie, mais plutôt pour la forma­
tion et la maintenance. « Avec ses lunettes,
l’opérateur dispose des informations dont il a
besoin pour, par exemple, effectuer une répa­
ration sans aller chercher la documentation
dans un bureau ; il peut aussi travailler avec
un expert en ligne, qui verra ce qu’il voit et
l’assistera durant l’opération », précise Lau­
rent Card, ingénieur au ministère des ar­
mées, chargé d’un projet de simplification
du travail des opérateurs de maintenance
des matériels terrestres.

LES AMBITIONS D’APPLE ET D’AMAZON
Longtemps en progression relativement
modeste, le marché connaît désormais une
croissance forte, voire exponentielle. Selon
le cabinet de conseil IDC, le marché mondial
du logiciel, du matériel et des services de­
vrait passer de 12 milliards de dollars
(10,8 milliards d’euros) en 2018 à 16,8 mil­
liards en 2019 et se situerait à 160 milliards
de dollars en 2023. De fait, les rangs des fa­
bricants – HTC, Oculus, Microsoft, Samsung
pour citer les principaux – devraient grossir
prochainement. La rumeur prête d’impor­
tantes ambitions dans le secteur à Apple et à
Amazon. Pourquoi cette accélération? « Les
technologies ont progressé, les produits sont
plus standards et plus légers grâce à la minia­
turisation et, surtout, les prix ont baissé. La
VR et l’AR arrivent à une vraie maturité indus­
trielle », constate Laurent Chrétien, directeur
général chez Laval Virtual, le Salon de réfé­
rence du secteur, qui existe depuis 1999.
Le changement a commencé en mars
2014, lorsque Mark Zuckerberg, le patron de
Facebook, a racheté Oculus VR pour 2 mil­
liards de dollars. Cette start­up califor­
nienne avait été créée deux ans plus tôt,
grâce à une opération de financement parti­
cipatif, par Palmer Luckey, alors à peine âgé
de 20 ans. Elle avait conçu un casque de VR
certes prometteur, mais pas encore com­
mercialisé. Avec Oculus, Facebook ambi­
tionne de conquérir le marché grand public
en baissant les prix. L’électronique graphi­
que améliore la qualité et la rapidité de l’affi­
chage. Grâce à la miniaturisation, la nou­
velle génération de casques intègre les com­
posants nécessaires au traitement des
images alors que les équipements plus an­
ciens doivent être connectés à un PC ou

nécessitent que l’utilisateur porte l’électro­
nique dans un sac à dos. Enfin, de plus en
plus de contenus sont disponibles pour ces
équipements, en particulier des jeux. Le
cercle vertueux est donc bien amorcé.
Le prix d’un casque et de sa puissance de
calcul est tombé de plus de 10 000 dollars à
quelque 1 000 dollars, et même à 400 dollars
pour l’Oculus Quest, lancé au printemps.

Non content de mettre la réalité virtuelle au
prix d’une console de jeu, ce casque n’a pas
besoin d’être connecté à un ordinateur pour
fonctionner, ce qui donne toute liberté de
mouvement à celui qui le porte. Avec le
Quest, Facebook devrait atteindre son objec­
tif de conquérir le grand public. Pour preuve,
le modèle a été épuisé tout de suite après sa
mise en vente aux Etats­Unis...

Le prix d’une salle spécialisée a lui aussi
considérablement diminué : il varie aujour­
d’hui entre 50 000 euros et 1 million d’euros.
« Que ce soit en VR ou en AR, le retour sur in­
vestissement des équipements est rapide. Une
salle VR réduit d’un tiers les processus de de­
sign et de conception. Elle permet de multiplier
les scénarios et de diviser par quatre les proto­
types physiques, quand elle ne les supprime
pas tout simplement! », détaille Christophe
Chartier, PDG cofondateur d’Immersion,
spécialiste de ces technologies.

AMBITIEUX PROJET DE RÉALITÉ « MIXTE »
La technologie s’installe aussi dans le bâti­
ment. Que ce soit pour la construction ou la
réhabilitation, elle fait gagner un temps pré­
cieux et permet d’éviter des erreurs. Au sein
de Leonard, l’incubateur du groupe Vinci,
Damien Bahon, chef de projet numérique
pour GTM Bâtiment, a développé une appli­
cation consacrée à la réhabilitation de loge­

elsa godart est philosophe, psy­
chanalyste et auteure, notamment,
de l’essai Je selfie donc je suis, les
métamorphoses du moi à l’ère du vir­
tuel (Albin Michel, 2016). Chercheuse
associée à l’université Paris­Est­Mar­
ne­la­Vallée (UPEM) Gustave­Eiffel,
elle s’intéresse de près à l’évolution
de la notion de sujet à l’heure du nu­
mérique et de la cybermodernité,
concept créé par le philosophe Vin­
cent Cespedes.

Qu’entendez­vous
par « cybermodernité »?
Précisons d’abord dans quel con­
texte anthropologique et comporte­
mental se situe la cybermodernité.
D’une part, la « nomophobia », la peur
de perdre son téléphone mobile, est
considérée comme une phobie au
sens pathologique du terme. D’autre
part, le phénomène deep fake, l’hyper­
trucage des informations, a signé la
mort de la vérité! Après la postmoder­
nité de la fin du XXe siècle, l’hypermo­
dernité des années 2000 est caractéri­
sée par les notions d’hubris, de dé­
mesure, d’hyperindividualisme. Tout
cela touche à notre rapport à l’objet, au
moi, à l’angoisse, au vide et aux liens,
tout ce qui se modifie dans notre so­

ciété contemporaine dans la rencon­
tre avec la virtualité... Nous sommes
maintenant dans la cybermodernité,
c’est­à­dire le moment où le sujet intè­
gre la machine à son fonctionnement.
Le « moi digital » est l’addition du moi
réel, celui du conscient et de l’incons­
cient, et du moi virtuel, l’avatar.

Quel rôle jouent les technologies
immersives dans cette
cybermodernité?
Nous allons perdre le support de
l’image. Les images pourront être
visualisées n’importe où, sans le sup­
port de la machine, voire posées di­
rectement sur la rétine. Or la distance
entre ce que l’on sait faire d’un point
de vue technico­scientifique et la
mise en application dans le champ
social est ce que l’on appelle l’éthique.
Il est nécessaire de garder un esprit
critique, de questionner ces dévelop­
pements pour préserver l’éthique. Il
ne s’agit pas d’interdire, le retour en
arrière est impossible, mais de réflé­
chir et de remettre du bon sens dans
le rapport à ces innovations, d’ap­
prendre à s’en servir.
La question fondamentale est de sa­
voir si l’on a affaire à une métamor­
phose ou à une mutation. La première

change la forme, mais pas le fond, c’est
un outil de plus. Alors que la seconde
est un changement radical. Je pense
que les technologies immersives sont
une mutation, c’est­à­dire que l’on va
réellement les intégrer à ce que l’on est
au point que cela modifie notre com­
portement en profondeur. Prenons
l’exemple du commerce en ligne. Bien
que l’on soit conscient de son impact
en matière d’environnement, d’em­
ploi, etc., l’existence même de ce ser­
vice a modifié notre comportement,
nos attentes de consommateur. Le
problème n’est pas que l’intelligence
artificielle prenne le pas sur l’homme,
mais que l’homme devienne une ma­
chine, un automate et que dans cette
mutation, il perde son libre arbitre, sa
faculté de jugement. S’ajoute à cela le
deep fake, dont le rendu est tellement
réaliste que l’on ne sait plus si une vi­
déo ou un discours est vrai ou faux! Le
jugement critique ne suffit plus à
débusquer la vérité.

Quel impact cela a­t­il
sur l’individu?
La frontière entre le réel et virtuel est
floutée par le virtuel. L’individu s’iden­
tifie à son avatar, qui est une subjecti­
vité augmentée. Cette projection du

moi peut être augmentée dans tous les
sens et dans tous les domaines. Cela
pose la question de l’effacement des li­
mites. Un autre enjeu du virtuel est la
question de la mort. Les technologies
immersives changent deux paradig­
mes. D’abord, celui de l’ici et du main­
tenant – on n’est plus dans une logique
du présent mais dans une logique de
l’instant, de l’instantanéité –, l’an­
goisse n’est plus celle de la mort, mais
c’est une sorte d’« angoisse à la Sisy­
phe », je nais et je meurs sans arrêt. En­
suite, on passe de la parole, du dis­
cours, aux images éphémères, à une
culture du zapping dans laquelle la
pensée est en retrait. Nous passons de
la société du divertissement à la so­
ciété de l’indifférence où tout se vaut,
tout est sur le même plan, il n’y a plus
de hiérarchie des valeurs. Soulignons
tout de même un aspect positif. Les
technologies immersives sont un fan­
tastique outil de création, d’apprentis­
sage, de connaissance. Il est tout à fait
possible de rester sincère, de lutter
contre la fragmentation de l’identité
qu’entraîne le virtuel, autrement dit
d’être en adéquation avec soi­même et
de conserver une unité de soi.
propos recueillis par
sophy caulier

« L’individu s’identifie à son avatar, qui est une subjectivité augmentée »

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