MondeLe - 2019-08-06

(Axel Boer) #1
MARDI 6 AOÛT 2019 | 21

Déchaînement

d’érudition autour

de « La Tempête »

MYSTÈRES DE TOILES 1 | 6 La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre de Giorgione

Un air de liberté et des embouteillages

LES 50 ANS DE WOODSTOCK 1 | 6 Le 15 août 1969, des milliers de festivaliers convergent vers le village de Bethel, dépassant les organisateurs

I

l est environ 17 h 40, ven-
dredi 15 août 1969, lorsque,
sur la scène en bois du
Woodstock Music and Art Fair


  • « foire musicale et artistique de
    Woodstock », nom officiel –, le
    guitariste et chanteur Richie Ha-
    vens (1941-2013) répète le mot
    freedom , « liberté », sur la mélodie
    de Motherless Child, un chant
    apparu au temps de l’esclavage
    aux Etats-Unis. Havens, comme
    cela est rappelé dans le livre
    Woodstock, de Mike Evans et Paul
    Kingsbury (traduction française,
    Editions de La Martinière, 288 pa-
    ges, 25 euros), avait interprété tou-
    tes ses chansons prévues. On lui
    demande de continuer pour faire
    patienter avant le prochain
    groupe, retardé. « Pendant la lon-
    gue intro
    (...) je gagnais du temps
    pour savoir ce que j’allais chanter.
    Je crois que le mot
    freedomm’est


sorti de la bouche à cause de cette
liberté que j’avais sous les yeux. »
Cette improvisation, immorta-
lisée dans le film consacré au fes-
tival, réalisé par Michael Wadleigh


  • avec notamment dans l’équipe
    la monteuse Thelma Colbert
    Schoonmaker et Martin Scorsese
    comme assistant réalisateur –, ce
    freedom répété à l’envi, devenant
    la chanson-symbole de cet air de
    liberté associé à la mythologie de


Woodstock. Liberté des idées, des
corps et des esprits dans les atours
de la période hippie, durant « trois
jours de paix et de musique » , slo-
gan de la publicité publiée à quel-
ques jours du festival « dans des
centaines d’hectares (...) sans voir
un gratte-ciel ou un feu rouge ».
C’est en fait Sweetwater, forma-
tion folk-rock psychédélique de
Los Angeles, qui devait ouvrir le
festival. Le groupe s’est retrouvé
bloqué dans des embouteillages
commencés dès le matin. Les peti-
tes routes pour arriver au village
de Bethel, à 170 km au nord-ouest
de la ville de New York, près duquel
a été installé le festival, sont impra-
ticables. Dans un rayon de 20 kilo-
mètres, des dizaines de milliers de
voitures ont été garées sur les bas-
côtés. Bus et navettes en prove-
nance de New York et des villes en-
vironnantes ne peuvent avancer.

On termine le trajet à pied, encom-
brant un peu plus le passage.
D’abord prévu dans la commune
de Woodstock, au nord de New
York, puis à Saugerties, à quelques
kilomètres, le festival a gardé son
nom de Woodstock lors de l’an-
nonce, fin mai, qu’il irait à Wall-
kill... avant de trouver une solution
à Bethel, fin juillet. L’équipe prend
ses quartiers au motel El Monaco,
à White Lake, un hameau à 4,5 km
du terrain loué à Max Yasgur,
éleveur de vaches laitières.

Un budget largement dépassé
Il a fallu tout installer rapidement,
à tel point que le site est à peine
terminé au moment de l’ouver-
ture et que les accès en sont mal
contrôlés. Et surtout, le nombre
de spectatrices et de spectateurs
qui convergent vers le site est bien
plus important que prévu.

Si 186 000 billets ont été ven-
dus (pour un, deux ou trois
jours), ce sont entre 400 000 et
500 000 personnes, qui seraient
venues, à un moment ou l’autre,
sur la pente herbeuse et les
abords du festival, comme
l’indiquera, peu après, l’un des
organisateurs, Michael Lang – as-
socié au sein de la société Wood-
stock Ventures avec John P. Ro-
berts, Joel Rosenman et Artie
Kornfeld. Dont 4 062 personnes
munies d’un billet qui n’ont pu
accéder au site et ont été rem-
boursées après.
Les fins grillages qui délimitent
le site peuvent être pliés facile-
ment. Une partie de la foule
trouve plus pratique de passer par
là plutôt que de continuer à
faire la queue. Max Yasgur n’a pas
voulu que l’on entoure l’ensem-
ble de ses terres. On arrive donc

aussi par des forêts des alentours,
des petits chemins. En fin
d’après-midi, il n’est plus possible
de gérer la billetterie. Le festival
est déclaré « free » , gratuit. An-
nonce faite par John Morris,
coordinateur de production du
festival et l’un des présentateurs.
De toute manière, le budget est
déjà largement dépassé, notam-
ment avec les dépenses de loca-
tion d’hélicoptères pour amener
certains groupes coincés dans
les embouteillages ou du ravi-
taillement. Alors autant passer
pour de chouettes organisateurs
sympas. Même si un plan du film
les montre prenant la décision...
le sourire crispé.p
sylvain siclier

Prochain article Des lumières
dans la nuit et trois chansons
souvenirs

C’


est un tout petit ta-
bleau, 83 × 73 cm,
mais un monument
de l’histoire de l’art
tant il a fait couler d’encre, de-
puis presque un demi-millénaire.
On l’appelle La Tempête (ou
L’Orage ), mais le premier à l’avoir
mentionné dans une note de
1530, Marcantonio Michiel, ne lui
donne pas de titre, se conten-
tant d’une simple description :
« le paysage avec l’orage, la gitane
et le soldat (...) de la main de
Zorzi de Castelfranco ». Autrement
nommé Giorgione.
De sa vie, on sait peu, sinon ce
qu’en a écrit Giorgio Vasari dans
Vies des meilleurs peintres, sculp-
teurs et architectes publié en 1550.
Il serait né vers 1478 et mort
en 1510. La première mention d’un
de ses travaux date de 1506. Leur
nombre même reste incertain :
au XVIIe siècle, le peintre et histo-
rien Carlo Ridolfi lui en attribuait
une soixantaine ; dans la pre-
mière moitié du XXe siècle, Louis
Hourticq, historien de l’art, en dé-
nombrait cinq ou six seulement,
mais là tout le monde le trouve
pingre, et même abusivement
grincheux quand il qualifie La
Tempête de « petite chose ». Il est
vrai qu’Hourticq était spécialiste
du Titien, que l’on a souvent op-
posé à son aîné et ami Giorgione.
Jaynie Anderson, auteure de son
dernier catalogue raisonné établi
en 1996, en admet vingt-quatre.
« L’un des plus singuliers et des
plus passionnants mystères de
l’histoire de la peinture est le phé-
nomène Giorgione » : ainsi André
Chastel débutait-il en 1972 sa le-
çon inaugurale au Collège de
France (elle a été publiée avec
d’autres dans Giorgione l’insaisis-
sable aux éditions Liana Levi
en 2008). Et d’ajouter : « Il me pa-
raît à peu près impossible de tracer
un portrait satisfaisant de Gior-
gione ; à peu près impossible de re-
constituer de façon claire et précise
son parcours artistique ; à peu près

impossible d’arriver sans encom-
bre à un corpus acceptable ; à peu
près impossible enfin de rendre
compte de l’art de Giorgione ».
Essayons tout de même.
Cela en vaut d’autant plus la
peine que, si – hélas – on n’appren-
dra sans doute rien de nouveau
sur le tableau en question, on dé-
couvrira peut-être quelques peti-
tes choses amusantes sur les pré-
supposés idéologiques avec les-
quels s’est constituée l’histoire
de l’art. Et commençons par la
source, Giorgio Vasari : bien des ar-
tistes dont il a écrit la biographie, il
ne les a connus que par ouï-dire.
De Giorgione, mort un an avant sa
propre naissance, il dit : « Il ne
cessa de trouver son plaisir aux
choses de l’amour. Il aimait jouer
du luth et le faisait à merveille. »

Rites cachés
Un peintre chantant l’amour, il
n’en fallait pas plus pour le relier
aux poèmes de Pietro Bembo, et
particulièrement Gli Asolani qui,
s’inspirant de Pétrarque, revisite
les thèmes de l’amour courtois.
Il aimait, dit-on, les réciter en se
faisant accompagner d’un luth. Et
cela tombe bien, un des premiers
tableaux attribués à Giorgione,
que l’on date de 1506 représente
une jeune femme, qui serait la
Laura magnifiée par Pétrarque.
D’où le recours au poète pour ten-
ter de donner un sens à La Tem-
pête , lui qui avait défini le monde
comme « un affreux orage auquel
on n’échappe qu’en s’abandonnant
au monde riche, magique, de
l’amour et de la poésie ».
Cette thèse, due à l’historien
d’art allemand Peter Meller, est re-
lativement récente (1964). Avant
lui, d’autres érudits avaient décor-
tiqué la littérature pour y trouver
des sources possibles au tableau.
On tenta notamment d’identifier
« le soldat » et « la gitane ». Salva-
tore Settis, dans L’Invention d’un
tableau. « La Tempête » de Gior-
gione (Editions de Minuit, 1987)

en fait l’inventaire. En 1895, l’Au-
trichien Franz Wickhoff croit
pouvoir dire que l’homme est
Adraste, la femme Hypsipyle, et
l’enfant Ophelte, d’après un
poème latin de Stace, La Thébaïde,
datant du Ier siècle de notre ère.
Pas du tout, répond en 1915 son
confrère allemand Rudolf Schrey,
il s’agit de Deucalion et Pyrrha,
Giorgione s’étant inspiré d’Ovide.
On eut droit ensuite à une évo-
cation du Songe de Polyphile de
Francesco Colonna , à la naissance
d’Appolonios de Tyane ou à celle
de Bacchus, aux amours de Jupiter
et de Io, à Moïse retrouvé et sauvé
des eaux, et on en oublie...
Face à ce déferlement d’éru-
dition, d’autres furent plus radi-
caux : puisqu’on n’y comprend
rien, c’est que ce tableau ne veut
rien dire. C’est juste un paysage,
sous l’orage, dont il convient d’ap-
précier la beauté sans arrière-pen-
sée. C’est l’avis du critique britan-
nique John Ruskin (1819-1900)
puis de l’écrivain italien Gabriele
D’Annunzio (1863-1938), qui dé-
fend une « critique poétique » et
est résolument hostile à « toutes

les recherches archivistiques, histo-
riques, iconographiques ».
Contre cette critique « impres-
sionniste », d’autres voix s’élèvent,
dont celle de Gustav Friedrich
Hartlaub (1884-1963) qui imagine
l’influence sur Giorgione d’une
« société secrète » dont le tableau
symboliserait les rites cachés.
Le sens n’en serait donc accessible
qu’aux initiés. Hélas, comme
Hartlaub n’en fait pas partie, et
nous non plus, cela nous laisse
bien démunis. Et tentés d’en reve-
nir à une critique « poétique » d’un
tableau « pure peinture », préfé-
rant assurément Turner, l’ami de
Ruskin, aux Illuminati...

Le premier couple de l’humanité
Mais les historiens d’art sont gens
obstinés. Salvatore Settis le rap-
pelle, il convient d’appliquer à
cette recherche « les règles du
puzzle ». Il y en a trois : « Toutes les
pièces doivent être utilisées sans
laisser d’interstice. L’ensemble doit
avoir un sens : un morceau de ciel
s’encastrant dans une prairie a
sans doute sa place ailleurs. Enfin,
un groupe comportant Blanche

Neige et les sept nains ne figure
certainement pas dans une scène
du voilier corsaire : il doit apparte-
nir à un autre puzzle. »
Nanti de ce solide bon sens, il dé-
monte à plaisir les thèses de ses
aînés, et propose la sienne. Avec la
découverte d’une pièce jusqu’ici
manquante : une composition an-
térieure à La Tempête, et qui lui
ressemble étrangement. Il s’agit
d’un bas-relief attribué à Giovanni
Antonio Amadeo (1447-1522), ins-
tallé sur la façade de la chapelle
Colleoni à Bergame, dans un en-
semble consacré au cycle d’Adam
et Eve. Sa démonstration laisse
penser que nous serions là face à
une représentation du premier
couple de l’humanité, après son
éviction du paradis, l’éclair sym-
bolisant la colère divine. A quoi
André Chastel rétorquait qu’il
n’avait jamais vu d’Adam en cu-
lotte. Jeunes historiens d’art, ré-
jouissez-vous : la quête n’est pas
nécessairement terminée.p
harry bellet

Prochain article « Les
Ambassadeurs », de Hans Holbein

CERTAINS FURENT

RADICAUX : PUISQU’ON N’Y

COMPREND RIEN, C’EST

QUE CE TABLEAU

NE VEUT RIEN DIRE.

C’EST JUSTE UN PAYSAGE,

SOUS L’ORAGE, DONT

IL CONVIENT D’APPRÉCIER

LA BEAUTÉ SANS

ARRIÈRE-PENSÉE

EN FIN D’APRÈS-MIDI,

IL N’EST PLUS POSSIBLE

DE GÉRER LA BILLETTERIE.

LE FESTIVAL EST

DÉCLARÉ « FREE »,

GRATUIT

« La Tempête »
(1506),
de Giorgione.
WHITEIMAGES/LEEMAGE

L’ÉTÉ DES SÉRIES
Free download pdf