Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
(BSR) lui avait déjà coûté 220 euros. Pour le
code, il n’a eu à débourser que les 30 euros de
l’examen et pour le permis, le montage d’un dos-
sier de microcrédit devrait lui permettre d’étaler
le paiement des 1 000  euros sur un an. « Le permis
est une machine à exclure d’une complexité révol-
tante, plus difficile à obtenir que le bac et au pou-
voir de discrimination sociale plus grand », estime
Éric Le Breton, alors qu’un jeune sur deux ne s’ins-
crit pas à l’examen pour des raisons financières.
La LOM affiche l’ambition de faciliter son accès.

PENDANT


dix-sept
ans, Stella,
elle, s’est
usée dans des allers-retours de 100 kilomètres
entre son hameau et Clermont, où elle travaillait
dans une centrale d’achat pharmaceutique.
Auxquels s’ajoutaient les bornes pour aller chez le
médecin, faire les courses, les démarches adminis-
tratives... dans cette « zone blanche de tout ».
Entrée « tout en bas », comme manutentionnaire,
Stella avait fini responsable de l’entrepôt, raconte-
t-elle fièrement au coin de la cheminée qui
réchauffe son intérieur modeste. Elle s’excuse : les
travaux d’isolation de sa bâtisse en pierre n’ont
jamais pu être terminés. « Ma boîte serait ouverte,
je ferais encore le trajet, dit-elle en rallumant une
roulée. Au moins, à l’époque, je gagnais de quoi
entretenir mon véhicule et ma maison. » Il y a huit
ans, elle s’est retrouvée sur le carreau : restructu-
ration. À 43 ans, il a fallu se remettre à chercher du
boulot. « J’ai traversé la rue pourtant, mais j’en ai
pas trouvé, raille-t-elle, en allusion à la phrase
d’Emmanuel Macron s’adressant à un jeune chô-
meur. Peut-être que j’aurais dû faire plus de
150 kilomètres, comme quand il l’avait suggéré aux
GM&S de la Creuse? » La fille de gardien de la paix
a enchaîné les missions de manutention puis les
saisons de maraîchage d’un bout à l’autre des
Combrailles. Jusqu’à ce que sa Renault Mégane
tombe en panne, l’empêchant d’aller au tri des
oignons qui lui assure d’ordinaire un SMIC pour
l’hiver. Comment, alors, payer le garagiste?
Changement de pneu, de filtre, de batterie, les
années derrière elle ressemblent à une litanie de
réparations jalonnées par les prix à la pompe.
Stella peut les réciter en remontant jusqu’à ses
18 ans, quand elle travaillait dans une station-ser-
vice, 3,14 francs le litre.
La bagnole a toujours été le premier poste de
dépense, avec la maison, « tant pis pour le coiffeur
et les vêtements », dit-elle en désignant ses che-
veux blancs sous la décoloration. Mais prendre
soin de ce qu’elle considère comme son « outil de
travail », c’est aussi prendre soin d’elle-même.
« Sans ma voiture, je ne suis plus rien. » Elle décrit
ce cercle vicieux maintes fois entendu sur les
ronds-points : « Il faut travailler pour vivre, mais
tout ce qu’on gagne passe dans les réparations et le
carburant pour continuer à aller travailler. Donc
quand est-ce qu’on vit? » La colère jaune fluo, elle
la partage. Mais un détour jusqu’au rond-point le
plus proche de Riom, à 25 kilomètres, lui aurait
coûté trop en carburant. « Même aller manifester
à Clermont pour les retraites, je peux pas. »

Maintenant que les trois enfants sont partis, il lui
arrive de regretter de s’être excentrée dans ces
reliefs qui l’asservissent à son vieux diesel. À
l’époque, elle les élevait seule et voulait leur offrir
un meilleur cadre que les tours des quartiers nord
de Clermont. Pour pouvoir acheter une maison
avec jardin pour un potager et des poules, il a fallu
chercher loin. Déménager pour se rapprocher
d’une ville? Stella y songe parfois. « Mais ce toit
sur la tête et ma voiture, c’est tout ce que j’ai. Je
m’en suis donné les moyens, pour la retraite. C’est
ma stabilité, ma dignité. »
Recluse dans son impasse, elle a bien failli baisser
les bras. Un « instinct de survie » lui intime d’appe-
ler une assistante sociale. La suite s’enchaîne :
la blanchisserie lui a proposé un contrat d’inser-
tion, la Plateforme mobilité, le prêt d’un véhicule
du département. Sa première paie, à la fin du
mois, lui permet de financer la réparation néces-
saire. Elle se souvient de cette « délivrance » res-
sentie, ce 23 décembre, lorsqu’elle a fait ronfler le
moteur pour descendre travailler. Le même sen-
timent s’est emparé de Mickaël, en novembre,
quand l’examinatrice lui a annoncé qu’il avait
réussi le code. « C’est comme si je renaissais », dit-
il. Tout de suite, il a appelé les copains de Paris qui
l’avaient soutenu quand il dormait dehors. Après
des semaines d’entraînement avec les copains de
galère de La  Bujade, ils étaient descendus
ensemble passer l’examen à Clermont, silencieux
dans la C3, le ventre noué. « Pendant l’épreuve,
je devais essuyer ma main entre chaque question
tellement je transpirais. »
En ce jour de décembre, au cœur de Clermont,
les locaux de la Plateforme mobilité bour-
donnent : une conseillère reçoit un bénéficiaire
orienté par Pôle emploi pour un « diagnostic »,
dirige un autre vers un garage solidaire ; là on
prépare un atelier vélo-école... Ici, on guérit tous
les maux de la mobilité. On retrouve Laila et
Stéphanie, les yeux rivés vers le formateur – il
demande la différence entre « je peux » et « je
dois » dépasser. À leurs côtés, d’autres personnes
en difficulté d’apprentissage, des mères céliba-
taires, des migrants... Depuis qu’elles suivent
cette formation adaptée au code, Stéphanie et
Laila reprennent pied. « Ici, on prend le temps de
nous expliquer. Ça redonne un objectif, un cadre »,
trouve Stéphanie, qui connaît trop bien la spirale
de l’enfermement, « quand on vit seule et au
RSA ». L’une et l’autre avaient failli se découra-
ger, après plusieurs tentatives à l’examen dans
des auto-écoles classiques. « Des fois je me dis :
j’ai jamais eu mon CAP pâtisserie, c’est pas moi
qui vais avoir le code », lâche Laila avec son
franc-parler. L’école, c’était « pas trop [son] truc ».
Au collège, elle avait été orientée vers une Segpa
(section d’enseignement général et profession-
nel adapté), comme Stéphanie. Ici, elle retrouve
« tous ces grands mots du dictionnaire » qui l’im-
pressionnent (détection, zone d’incertitude...),
ces nuances subtiles de syntaxe qui la piègent,
les calculs de distance... « Outre son utilité et sa
dimension valorisante, le permis est un outil pour
l’apprentissage d’autres savoirs de base qui ont
pu faire défaut », explique Elsa Marion,

“LE PERMIS EST UNE


MACHINE À EXCLURE


D’UNE COMPLEXITÉ


RÉVOLTANTE, PLUS DIFFICILE


À OBTENIR QUE LE BAC


ET AU POUVOIR


DE DISCRIMINATION


SOCIALE PLUS GRAND.”


Éric Le Breton, sociologue


Stella, 51 ans, habite le hameau
des Ollières, à 50 kilomètres
de Clermont-Ferrand. Sa voiture
tombée en panne, elle ne pouvait
plus effectuer de missions
d’intérim. La Plateforme lui a
prêté un véhicule dans l’attente
de pouvoir réparer le sien.


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