Les Echos - 31.10.2019

(Martin Jones) #1

Les Echos Jeudi 31 octobre vendredi 1er et samedi 2 novembre 2019 IDEES & DEBATS// 11


art&culture


Crystal Pite à corps perdus


Crystal Pite développe son savoir-faire à base d’ensembles au cordeau.

Philippe Noisette
@philippenoisett

A l’évidence « Body and
Soul », nouvelle création
de Crystal Pite, était
attendu autant par l e
public que par les danseurs. Il faut dire que
les uns et les autres n’ont pas eu grand-
chose à expérimenter avec une ouverture
de saison signée Hiroshi Sugimoto et Ales-
sio Silvestrin. L’excitation est palpable ce
samedi 26 octobre, soir de première. Crys-
tal Pite reste sur un succès retentissant
« The Seasons’ Canon » en 2016 ici même.
Une pièce-signature comme toute compa-
gnie d’envergure en rêve. « Body and
Soul » doit relever un double défi : plaire et
surprendre. Disons que le contrat est en
partie rempli.
Porté par 40 interprètes à l’engagement
sans faille, le ballet marque les esprits par
une succession de duos subtiles. Pite a tra-
vaillé les points d’appui comme de bascule,
affiné la ligne des bras pour trouver un
mouvement plus intériorisé. A ce petit jeu
certaines paires excellent, à l’image de
Marion Barbeau et Simon Le Borgne ou
Daniel Strokes et Simon Valastro. On reste
subjugué par cette écriture à même le corps
des solistes. Jusqu’au baiser échangé sous
nos yeux par un couple de danseurs.

Mais il faut satisfaire
l’appétit d’ogre des specta-
teurs. Crystal Pite déve-
loppe alors son savoir-
faire à base d’ensembles
au cordeau et d’effet de
vagues chorégraphiques.
Le mouvement à ce moment-là paraît
l’emporter sur la chorégraphie. On peut
s’en satisfaire ou s’en agacer. La créatrice
joue une fois de plus sur l’opposition entre
conflit et communion, entre l’individu et
le groupe. Ces passages de foule ne sont
pas sans rappeler les images en prove-
nance des manifestations actuelles de
Hong Kong à Barcelone. Pour autant,
Crystal Pite ne prend pas position.

Epilogue aux contours futuristes
Une voix, celle de Marina Hands, est le fil
rouge du spectacle. Les choix musicaux
sont moins cohérents, de Owen Belton à
Frédéric Chopin. Divisé en deux sections,
« Body and Soul » s’offre enfin un épilogue
aux contours futuristes. La troupe dans une
scénographie miroitante et dorée se mue en
famille d’insectes d’un noir luisant. L’effet
est saisissant quoiqu’un peu facile. Après les
rappels, u ne fois le rideau de s cène baissé au
palais Garnier, les cris de joie de la compa-
gnie retentissent. Sans doute la plus belle
des récompenses pour Crystal Pite.n

DANSE
Body and Soul
de Crystal Pite
Opéra de Paris,
palais Garnier,
jusqu’au 23 novembre.

L’univers à taille humaine


de Stereoptik


Vincent Bouquet
@VincentBouquet

Stereoptik aurait difficile-
ment pu trouver nom plus
à-propos. Dans leur fabri-
que théâtrale, Romain Ber-
mond e t Jean-Baptiste
Maillet, qui naviguent tel
un duo gémellaire, chemi-
nent bel et bien sur deux jambes, avec la
musique, souvent en live, parfois enregis-
trée, d’un côté, et l’image, de l’autre, esquis-
sée comme on peindrait un tableau, par
petites touches qui, une fois assemblées,
ouvrent les portes d’un monde. Telles les
deux parties d’un même symbole, les deux
arts se convoquent mutuellement, s’engrè-
nent dans leur cheminement, se provo-
quent successivement et alternativement,
jusqu’à entrer en symbiose poétique.
Après avoir inventé un cirque catastro-
phe où tous les artistes rateraient leurs
numéros dans le très remarqué « Dark Cir-
cus », le tandem s’est aventuré aux confins
de l’univers, cosmologique et intime. Lui est
peintre, dessinateur, sculpteur ; elle est
astrophysicienne, conférencière, spécia-
liste de la cosmogonie. Un jour, au détour
d’une rue, ces deux êtres se percutent, et
leur histoire commence. Par un hasard qui
a tout à voir avec celui qui, explosion d’étoile
après explosion d’étoile, a permis de faire
émerger la vie sur Terre.
Construite en miroir, à mi-chemin entre
la réalité et la science-fiction, cette drama-
turgie spartiate, où le spectateur averti

apprendra peu de chose
nouvelle sur les arcanes de
l’univers, a moins d’impor-
tance que la performance
scénique à laquelle se
livrent les deux a rtistes. À la
lisière du théâtre d’objets et
du ciné-spectacle, i ls
conduisent d’une main de
maître la réalisation d’un
film au charme artisanal. Leur laboratoire
théâtral s’installe sur le plateau et la confec-
tion de trucages se fait à découvert. Le pro-
cédé pourrait amoindrir la magie des ima-
ges, il ne fait, en réalité, que l’amplifier, tant
les outils utilisés paraissent bien dérisoires
en regard de la beauté des estampes créées.

Etonnante fluidité
d’enchaînement d’images
Grâce à leurs gestes précis, quelques gout-
tes de peinture déposées dans un aquarium
forment une nébuleuse, quand d’autres,
égrainées sur un transparent, figurent une
constellation d’étoiles ; quelques traits de
fusain bien sentis reproduisent les portes
d’une ville, quand un ensemble de coups de
pinceaux, qui se chevauchent et se recou-
vrent, transforme une balade au bord d’un
plan d’eau en une fête interstellaire. Et c’est
bien la fluidité de l’enchaînement des ima-
ges qui étonne, cette façon de les voir pren-
dre forme, se métamorphoser, et se confon-
dre jusqu’à donner naissance à un nouveau
tableau. A l’instar de la dynamique qui,
depuis la nuit des temps, assure la péren-
nité de l’univers.n

THÉÂTRE
Stellaire
de Stereoptik
Paris, Théâtre de la Ville –
Espace Cardin
(01 42 74 22 77),
jusqu’au 9 novembre,
puis en tournée.
Durée : 1 heure.

LE POINT
DE VUE


de André Lévy-Lang


Qui contrôle vraiment


les géants de l’Internet?


L


es deux principaux marchés
boursiers américains, le New
York Stock Exchange (Nyse) et le
Nasdaq, acceptent de coter des sociétés
ayant deux ou même trois catégories
d’actions, avec des droits de vote diffé-
rents. A insi, Facebook a des actions A et
des actions B, les actions B ayant 10 voix
contre 1 pour les actions A, qui sont cel-
les qui sont échangées en Bourse. De
même, Alphabet, le holding coté de
Google, a des actions A, B et C. Seules l es
actions A et C sont cotées, elles ont les
mêmes droits financiers (dividendes,
part du capital), mais seules les actions
A ont un droit de vote, et la Bourse valo-
rise un peu moins cher les actions C
sans droit de vote. Les actions B, elles,
ont 10 voix chacune et ne sont pas ache-
tables en Bourse.
Dans le cas de Facebook, c’est Mark
Zuckerberg qui, avec ses proches colla-
borateurs, détient les actions B et de ce
fait 60 % des droits de vote avec une
minorité d u capital. Dans le cas de Goo-
gle, ce sont, pour l’essentiel, les deux
fondateurs, Larry Page et Sergey Brin,
et le premier dirigeant, Eric Schmidt,
qui détiennent 60 % des droits de vote
mais pas la majorité du capital.
Beaucoup des licornes américaines
de l’Internet i ntroduites en Bourse choi-
sissent des statuts avec deux classes
d’actions, dont une avec dix fois plus de
droits de vote, pour permettre aux fon-
dateurs de garder le contrôle tout en
levant des masses de capitaux pour se
développer. Il faut noter que ni Ama-
zon, ni Apple, ni Microsoft n’ont choisi


La stabilité de l’actionnariat et du
contrôle peuvent être u n gage de vision
à long t erme de l’intérêt d e l’entreprise,
comme le montre le développement
d’un certain nombre des meilleures
grandes entreprises françaises. La loi
française autorise une société à don-
ner dans certaines conditions (actions
nominatives, détenues pendant plus
de deux ans) un droit de vote double à
des actionnaires stables. Mais cela ne
suffit pas à créer une distorsion mas-
sive entre pouvoir et actionnariat éco-
nomiques. Dans les entreprises fran-
çaises, quand une famille a le contrôle,
elle est souvent aussi le premier action-
naire de l’e ntreprise. Mais la gouver-
nance reste soumise à un conseil élu
par les actionnaires, qui a le pouvoir de
changer les dirigeants si nécessaire et
qui a, dans certains cas, pu exercer ce
pouvoir. Rien de tel chez Facebook et
Google.
Quelle gouvernance des entreprises
permet d’assurer qu’elles servent au
mieux le b ien commun? Il n’y a pas une
réponse unique à cette question, mais
au moins une réponse négative, c’est-à-
dire u n piège à éviter, celui d ’un pouvoir
absolu et illimité dans le temps des diri-
geants. Dans le cas d’une entreprise
capitaliste, un des contre-pouvoirs est
celui des actionnaires à travers le con-
seil de surveillance ou d’administra-
tion. Quand ce contre-pouvoir ne peut
pas fonctionner, alerte!

André Lévy-Lang est président du
conseil de surveillance des « Echos ».

cette protection statutaire du pouvoir
des fondateurs, ce qui n e les a pas e mpê-
chés d’avoir des résultats aussi brillants
que Facebook et Google. A contrario, il
a fallu un coup de force de l’actionnaire
SoftBank de WeWork pour éviter la
faillite de l’entreprise et « dégager » le
fondateur, Adam Neumann, qui avait le
contrôle du pouvoir à travers ses
actions à droits de vote multiple.

D’autres Bourses de valeurs accep-
tent ce type de structure actionnariale
(Hong Kong, Singapour). La justifica-
tion théorique en est de permettre aux
fondateurs, personnes physiques ou
familles, de garder le contrôle tout en
levant des capitaux pour développer
l’affaire. Cette structure de contrôle est
supposée éviter le « court-termisme »
des sociétés cotées dont les dirigeants
et le conseil seraient obsédés par la
publication des résultats trimestriels.

Quelle gouvernance
des entreprises permet
d’assurer qu’elles
servent au mieux le bien
commun?

Il y a plusieurs réponses,
mais le piège à éviter, est
celui d’un pouvoir
absolu et illimité dans le
temps des dirigeants.

LE POINT
DE VUE


de Vihan Sharma


La publicité adressée,


une opportunité majeure


pour relancer la télévision


T


rès attendue et maintes fois
reportée, la grande réforme
audiovisuelle promise par
Emmanuel Macron semble enfin se
dessiner. Il y a urgence, tant le cadre
réglementaire a ctuel, qui r emonte pour
l’essentiel aux années 1990, apparaît
daté et inadapté aux nouvelles formes
de consommation (vidéo à la demande,
avec Netflix, Amazon et Disney, ou
visionnage en streaming sur les plates-
formes, comme YouTube).
Emboîtant le pas a u rapport d’Aurore
Bergé et à l’avis de l’Autorité de la con-
currence, la réforme de l’audiovisuel
devrait donc e nfin r emédier à une situa-
tion ubuesque : le modèle économique
des diffuseurs se fragilise rapidement
en grande partie à cause d’un décret de
1992 qui poursuivait un objectif certes
louable mais aujourd’hui totalement
anachronique (protéger le modèle éco-
nomique des radios et de la presse quo-
tidienne régionale en leur réservant le
marché de la publicité locale).
Oui, la télévision reste très appréciée
des annonceurs en raison de son
impact et des garanties qu’elle leur offre
en termes de sécurité de la marque
(« brand safety »). Mais elle perd rapi-
dement du terrain. C’est seulement si
l’on tourne la page périmée du décret de
1992 qu’elle pourra « sauver sa peau »
face aux Gafa en proposant enfin une
alternative crédible à la publicité sur
Internet – offre qui lui est aujourd’hui
inaccessible.
Pourquoi? Le « plus » ravageur de la
publicité sur Internet, c’e st le ciblage
individualisé. La télé arrose très l arge, l a
pub sur Internet, elle, permet aux


annonceurs de concentrer leurs efforts
sur les cibles les plus probablement
rentables. En outre, un aspect souvent
méconnu mais essentiel du succès des
Gafa réside dans leur capacité à propo-
ser aux annonceurs des outils d’analyse
et de mesure de la performance de leurs
campagnes.
L’une des mesures phares de la
réforme est justement l’autorisation,
dès le 1er janvier 2020, de la publicité
« adressée », ou « segmentée », qui per-
met, à l’instar des médias numériques,
de proposer des contenus publicitaires
personnalisés. Sa mise en œuvre aux
Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Aus-
tralie a donné d’excellents r ésultats con-
firmant qu’elle permet d’enrayer la dis-
parition progressive de la télévision
comme support publicitaire.
Très facile à déployer dès lors que la
réception bascule sur Internet via les
box des opérateurs (selon le CSA,
60,5 % des foyers disposent déjà d’au
moins un téléviseur connecté à Inter-
net, dont 77 % par une box), la publicité
adressée devrait profiter à l’ensemble
de la chaîne de valeur. Aux diffuseurs,
bien sûr, dont la proposition aux
annonceurs combinera la puissance de
ce média de masse avec l’agilité du digi-
tal. Mais aussi aux annonceurs, qui y
trouveront, pour les plus gros, un
meilleur rendement de leurs campa-
gnes de publicité et, pour les plus petits
(PME en régions en tête), pour qui
annoncer à la télévision est aujourd’hui
hors de portée alors qu’une campagne
localisée pourrait leur être très bénéfi-
que. Le téléspectateur, lui, y gagnera
une expérience utilisateur améliorée

par des messages plus pertinents puis-
qu’en lien avec ses intérêts.
Pour autant, la levée du verrou régle-
mentaire est une condition nécessaire
mais pas suffisante pour restaurer
l’attractivité de la télévision comme sup-
port publicitaire. Les éditeurs de chaî-
nes devront a ussi engager une profonde
réflexion sur leur modèle économique.
En effet naîtra de cette évolution tout un
écosystème lié à l’optimisation et à la

sécurisation de la chaîne de valeur : opé-
rateurs télécoms, annonceurs et diffu-
seurs ne peuvent mutualiser et enrichir
leurs données qu’à la condition que cel-
les-ci soient protégées de toute atteinte à
leur intégrité, ce qui suppose le recours
à des tiers de confiance et l’émergence
de standards communs permettant de
définir une véritable « gouvernance de
la data » et de se rapprocher des outils
d’analyse de performance et de mesure
qui font la force des Google et autres
Facebook. Efficacité des campagnes et
respect de la vie privée doivent aller de
pair, ce qui requiert de nouvelles formes
de coopération dans le cadre de modè-
les économiques innovants.

Vihan Sharma est « managing
director » Europe de LiveRamp.

Autoriser la publicité
ciblée, c’est donner
aux télévisions
les mêmes armes
qu’aux plate-formes
Internet.

© Julien

Benhamou
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