Les Echos - 31.10.2019

(Martin Jones) #1

12 // IDEES & DEBATS Jeudi 31 octobre vendredi 1er et samedi 2 novembre 2019 Les Echos


stratégie


EMPIRE FAMILIAL// Le groupe au cœur de la galaxie Benetton, qui vient de perdre son PDG, doit faire
face aux conséquences de la tragédie du pont Morandi de Gênes. Le gouvernement menace de lui
retirer ses rentables concessions autoroutières tout en le sollicitant au sujet du sauvetage d’A litalia.

Atlantia cherche un capitaine et un cap


groupe depuis dix-huit ans, est à l’origine
de son succès et en a symbolisé les erreurs.
A commencer par sa gestion désastreuse
de la catastrophe de Gênes, pour laquelle il
a fait preuve d’une impardonnable mala-
dresse et d’un manque total de sensibilité.
De quoi faire oublier son bilan. En arrivant
à sa tête en 2006, les recettes étaient de
3 milliards d’euros, presque exclusive-
ment en Italie. Elles ont presque quadru-
plé à la faveur de l’internationalisation du
groupe. La dette a également explosé, pas-
sant de 9 à 38 milliards d’euros, mais pas
les investissements, qui étaient de 961 mil-
lions d’euros il y a treize ans et n’étaient que
de 1,12 milliard d’euros l’an dernier. De quoi
susciter les virulentes critiques de ceux qui
estiment que l’entreprise préférait verser
des dividendes à la famille Benetton que
d’entretenir correctement le réseau.
Les détracteurs en ont eu la confirma-
tion avec la publication cet été d’un rapport
d’experts pointant les nombreuses négli-
gences de sa filiale Autostrade per l’Italia
(Aspi), dans l’entretien du pont Morandi.
Ses dirigeants et ses techniciens ont fait
l’objet l e mois dernier de perquisitions et de
mesures conservatoires de la part de la
police financière de Gênes. Son enquête
fait état de « graves indices de culpabilité »
concernant la rédaction de rapports avec
« falsification et/ou omission » d’informa-
tions, afin de « cacher aux inspecteurs du
ministère des Infrastructures et des Trans-
ports des éléments sur la condition des
ouvrages et leur état de conservation ».
Le scandale de trop pour Giovanni Cas-
tellucci déjà sur la sellette. Jusqu’à la nomi-
nation de son successeur, ses pouvoirs au
sein d’Atlantia reviennent à un comité de
cinq personnes, dont son président, Fabio
Cerchiai. Trouver un remplaçant sera une
tâche ardue pour la famille Benetton qui
rencontre de grandes difficultés à faire
émerger de nouvelles figures à son service
et qui s’engage dans un délicat processus de
transition générationnelle. Luciano Benet-
ton, quatre-vingt-quatre ans, est revenu
aux affaires pour redresser la barre du
groupe à la dérive. Quant à son homme de
confiance Gianni Mion, soixante-quinze
ans, il a repris la présidence du conseil
d’administration d’Edizione qu’il avait
quitté. Il sera renouvelé en juin prochain.
Le but annoncé est d’en faire un « holding

Le holding
Edizione
en chiffres

lLe holding Edizione,
cœur de l’empire
Benetton, a été fondé
en 1986

lActifs :
10 ,2 milliards
d’euros

lEffectif : plus
de 65 .000 salariés

lLe tricot ne
représente plus
que 10 % du groupe.

lEn 1999, le groupe
Atlantia est privatisé.
Les Benetton
deviennent son
principal actionnaire
avec aujourd’hui
30 ,25 % de son
capital.

lOctobre 2018 :
reprise conjointe par
Atlantia et l’espagnol
ACS de l’exploitant
d’autoroutes ibérique
Abertis, avec ses plus
de 8.600 kilomètres
dans 15 pays
d’Europe et
d’Amérique.
Une opération à
16 ,5 milliards
d’euros, qui a donné
naissance au premier
opérateur
d’infrastructures
de transports
dans le monde.

lChiffre d’affaires
d’Atlantia :
6,91 milliards
d’euros

léger », à la gouvernance plus moderne et
collégiale. Le programme est chargé, avec,
en outre, le parachèvement de l’intégration
d’Abertis et la cession prévue de 30 à 40 %
de la société Telepass, la filiale spécialisée
dans les services de télépéage, qui a connu
une expansion européenne. Une ouverture
du capital des aéroports de Rome ou
encore d’Aspi est également à l’étude.

Un travail rendu complexe par l’incerti-
tude que fait planer le M5S, principal parti
de l’actuelle coalition gouvernementale,
sur son avenir. Il a désigné Atlantia comme
sa principale cible et ne c esse de l e menacer
du retrait de ses très rentables concessions
autoroutières. Elles ont permis à la famille
Benetton de percevoir, grâce à ces juteux
contrats, 7,4 milliards d’euros de dividen-
des. Dans le même temps, Atlantia est
appeler à jouer le rôle de chevalier blanc
d’Alitalia, la compagnie aérienne au bord
de la faillite, en devenant la pièce maîtresse
de son p lan de sauvetage. Le g roupe e st p rêt
à investir entre 300 et 400 millions d’euros
dans u ne p articipation de 35 % d ans l e capi-
tal d’une nouvelle Alitalia. En échange, il
attend u ne ouverture du gouvernement sur
le dossier des concessions autoroutières.
Ses dirigeants l’ont écrit dans une lettre
adressée au ministre du Développement
économique, dans laquelle ils affirment
que la « situation d’incertitude qui touche
Autostrade per l’Italia et la procédure pour
rendre caduque sa concession ne leur per-
mettraient pas de s’engager dans une opéra-
tion coûteuse de haute complexité et au ris-
que élevé pour sauver Alitalia ». Une lettre
de chantage, a dénoncé l e M5S tandis que l e
président du Conseil, Giuseppe Conte sou-
lignait qu’il ne ferait « pas de ristourne aux
privés », mais poursuivrait « l’intérêt
public ». Il se confond dans ce cas avec celui
d’Atlantia, l’un des derniers fleurons de
l’économie transalpine, qui cherche à évi-
ter la sortie de route.n

Les Benetton ne sont plus
seulement des industriels,
ils sont devenus l’une
des plus grandes familles
o de capitalistes transalpins.


L’ÉTUDE


La dépendance


impacte aussi


l’entreprise


L


e vieillissement démographique en France
est sur le point de produire un « boom » de
la dépendance. La députée PS Myriam El
Khomri vient justement de dévoiler dans un
rapport ses préconisations. Un peu plus tôt,
Mercer, cabinet de conseil en RH, a publié un livre
blanc. Celui-ci révèle que le thème de la
dépendance s’est forgé une place dans les
entreprises. Mercer a interrogé 160 décideurs
d’entreprises françaises ou de filiales de groupes
étrangers. Un dirigeant sur deux répond qu’il a
déjà été sollicité par un salarié dit « aidant ».
Celui-ci se retrouvant dans l’obligation de
s’absenter ou de réduire son temps de travail pour
accompagner un proche en perte d’autonomie.
Dans le panel, seulement 39 % des dirigeants déjà
sollicités ont affirmé avoir des réponses concrètes
à leur apporter. Le Livre blanc recommande alors
quatre pistes pour nourrir le débat. La première –
classique – consiste à simplifier l’accès à
l’information sur les droits dont les Français
disposent. La deuxième est d’orienter les salariés
aidant dans leur nouveau schéma de vie. La
troisième solution vise à créer un cadre légal pour
les dispositifs d’assurances dépendance. Enfin, la
quatrième piste prévoit des actions de prévention
pour repousser, aussi tard que possible, la perte
d’autonomie.—K. B.


L


e hasard des rencontres fait que j’ai pu
avoir une discussion de fond avec un
cadre d’Airbus, très attaché à sa société
et chaud partisan de l’actionnariat salarié.
Ce cadre investit personnellement chaque
année entre 7 et 10 % de son salaire en actions
de la société. Airbus abonde cet effort
important en donnant 10 actions gratuites
pour 50 actions achetées. Nous avons fait
ensemble les calculs : le capital qu’aura
accumulé notre cadre quand il arrêtera de
travailler procurera un complément (excusez
du peu) représentant au moins 85 % de
sa retraite légale. Airbus est une société très
brillante, leader mondial, dont le cours
de Bourse a crû de 11 % l’an dans les vingt
dernières années, ce qui est très élevé. On va
dire : « Airbus ce n’est pas représentatif »...
Eh bien, regardons à l’étranger : les pays
(Nouvelle-Zélande, Canada, Suisse, Singapour)
dont les dirigeants ont parié il y a quarante ans
sur la capitalisation ne peuvent que s’en féliciter
et n’ont ni nos discussions ni nos doutes!
Roger Douglas, Premier ministre néo-zélandais
contemporain de François Mitterrand, a
calculé, en 1984, que si un employé (on ne parle
plus de cadre mais d’un échantillon
représentatif de la population au travail)
mettait de côté chaque mois 5 % de son salaire
et que l’entreprise abondait cette somme de
25 %, le pécule, régulièrement alimenté et placé
à 5 % (taux très raisonnable), servait, après
quarante-cinq ans de vie active, une pension
très largement équivalente au dernier salaire.
En cette période où l’on réfléchit sur la retraite
et où chacun sait bien en for intérieur que
les chiffres ne boucleront pas facilement
(malgré tout ce qu’on peut nous raconter),
il est impératif de construire un deuxième pilier
qui sera très efficace et porte un nom :
l’actionnariat salarié.


Xavier Fontanet est professeur
de stratégie à HEC.


L’actionnariat


salarié, futur pilier


de nos retraites


LA
CHRONIQUE
de Xavier
Fontanet


E


n pleines turbulences, Atlantia se
cherche un capitaine. Son PDG, Gio-
vanni Castellucci, a démissionné à la
mi-septembre balayé par un énième scan-
dale et usé par l’annus horribilis 2018. Celle de
l’effondrement en août du pont Morandi de
Gênes, avec ses 43 victimes et les problèmes
de sécurité d’un viaduc dont il avait la conces-
sion autoroutière. Celle de la disparition de
deux frères Benetton : Carlo à l’été, mais sur-
tout Gilberto à l’automne. C’est lui qui avait
fait de l’entreprise spécialisée dans l’industrie
textile un empire aux ramifications s’éten-
dant à tous les domaines. En lançant l’inter-
nationalisation et la diversification des activi-
tés de la famille, il avait troqué une vocation
industrielle en déclin pour un développe-
ment financier en pleine expansion.
Son moteur est le holding Edizione, qui
cumule 10,2 milliards d’euros d’actifs et
dont les sociétés emploient plus de
65.000 salariés. Fondé en 1986, il investit
alors à tout-va les profits générés par le tri-
cot, qui ne représente plus aujourd’hui que
10 % de l’empire. Les Benetton ne sont plus
seulement des industriels, ils sont devenus
l’une des plus grandes familles de capitalis-
tes transalpins avec des investissements
dans l’immobilier (Edizione Property SpA),
l’hôtellerie, l’agriculture, la restauration
avec 50,10 % de la chaîne Autogrill, 29,9 %
du groupe espagnol Cellnex, spécialiste des
télécommunications (tours, radiodiffu-
sion...), sans oublier une part de 3,3 % dans
le capital de l’assureur Generali et de 2,10 %
dans celui de la banque Mediobanca. Mais
c’est surtout dans les infrastructures et les
transports qu’ils vont se distinguer.
En 1999, le groupe Atlantia est privatisé.
Une aubaine pour les Benetton, qui devien-
nent son p rincipal actionnaire avec
aujourd’hui 30,25 % de son capital. D’essen-
tiellement italienne, l’entreprise devient l’un
des principaux opérateurs internationaux
dans l e secteur d es infrastructures. Mais sur-
tout le coffre-fort de la famille en générant
plus de la moitié de ses revenus grâce à ses
plus de 5.000 kilomètres d’autoroutes gérés
dans le monde, dont plus de la moitié du
réseau transalpin. En octobre dernier était
finalisée la reprise conjointe avec l’espagnol
ACS de l’exploitant d’autoroutes ibérique
Abertis, avec ses plus de 8.600 kilomètres
dans 15 pays d’Europe et d’Amérique. Cette
opération à 16,5 milliards d’euros a donné
naissance au premier opérateur d’infras-
tructures de transports dans le monde mais
explique en grande partie la lourde dette
d’Atlantia de 38 milliards d’euros. Via Aber-
tis, actionnaire de contrôle de Sanef, le
groupe italien est concessionnaire des auto-
routes du Nord et de l’Est de la France, où il
est également actionnaire de référence de
Getlink (ex-Eurotunnel) et, depuis 2016, des
aéroports de Nice et de la Côte d’Azur. Un
domaine aéroportuaire dans lequel il s’illus-
tre avec la gestion des aéroports de Rome
(Ciampino et Fiumicino), dont la modernisa-
tion a permis de générer 1 milliard d’euros de
chiffres d’affaires.
En 2018, celui d’Atlantia atteignait
6,91 milliards d’euros en hausse de 16 % sur
un an en incluant Abertis et de 2 % sans la
contribution espagnole. Le bénéfice net
part du groupe baissait en revanche de
30 %, à 818 millions d’e uros, tandis que
513 millions d’euros devaient être provi-
sionnés pour indemniser les victimes de
l’effondrement du pont Morandi de
Gênes. Avec lui s’écroulaient surtout la
réputation d’Atlantia, ainsi que son avenir
tout tracé de croissance sans embûches.
Giovanni Castellucci, à la direction du

LE
DÉCRYPTAGE
d’Olivier Tosseri
Free download pdf