Les Echos - 31.10.2019

(Martin Jones) #1

Le porc breton ressuscité


Stanislas du Guerny
—Correspondant à Rennes


A


u marché du porc breton, c’est
presque l’euphorie. C’est ici, à Plé-
rin (Côtes-d’Armor), qu’est fixé le
cours du porc pour l’ensemble des éleveurs
de la région – région qui élève près de 14 mil-
lions de porcs chaque année, soit plus de la
moitié du cheptel français. L’animal vivant
s’y monnaie désormais 1,68 euro le kilo,
contre 1,40 euro en janvier dernier. « C’est
du jamais-vu depuis bien longtemps», indi-
que la chargée d’études du MPB qui orga-
nise les ventes aux enchères deux fois par
semaine.
Le malheur des uns faisant le bonheur
des autres, les producteurs français, espa-
gnols, allemands et danois ont trouvé
de nouveaux débouchés grâce à la fièvre
porcine qui décime les élevages en Chine et
dans d’autres pays d’A sie. L’épidémie n’e st
pas près d’être éradiquée. Selon les Nations
unies, « près de 5 millions de porcs sont déjà
morts à cause de l’épidémie ». En Chine, où le
virus est particulièrement sévère, on
compte, toujours s elon les Nations
unies, « au moins 26 millions de producteurs
porcins», dont beaucoup ont perdu leur
troupeau entier. Juan Lubroth, vétérinaire
en chef à la FAO, estime que les pays grave-
ment affectés – la Chine, mais aussi le Cam-
bodge, le Vietnam, la Corée du Nord et le
Laos – mettront des années à s’en remettre –
entre 2 à 10 ans selon les situations. Il
n’existe à ce jour pas de vaccin contre
la peste porcine, qui se traduit p ar u ne fièvre
hémorragique de l’animal, très conta-
gieuse. Cette maladie touche les cochons et
les sangliers, mais ne se transmet pas à
l’homme.
Dans l’Hexagone, la hausse des cours
profite à plein aux grands producteurs, à la
tête d’élevages de grande taille, diversifiés,
et donc moins vulnérables aux aléas de la
conjoncture. Parmi eux, Laurent Dar-
tois. L’exploitant qui a pris la succession de
son père Guy, est à la tête d’un vaste ensem-
ble à Guitté (Côtes-d’Armor) où travaillent
près d’une dizaine de personnes. Fait raris-
sime, il a démarré il y a quelques mois
un investissement de 5 millions d’euros –
sans aucune subvention publique – pour
créer une nouvelle porcherie dans la cam-
pagne du bourg de Broons, où les animaux
seront élevés s ur paille, d ans de bonnes con-
ditions de confort. « Quand cet équipement
sera opérationnel, ma production va grimper
à 60.000 porcs par an », précise-t-il. Un
exploit, quand on sait que la moyenne des
élevages se situe entre 3.000 et 4.000 porcs
charcutiers par an.
Comme les autres acteurs de la filière,
Laurent Dartois profite des cours très éle-
vés, sachant que son seuil de rentabilité évo-
lue autour de 1,20 euro le kilo. « Le surplus
me permet d’investir notamment en R&D et
de me préparer à une demande encore plus
écologique des consommateurs tout en sécu-
risant ma trésorerie », confie ce dirigeant,
qui a su ne pas mettre tous ses oeufs dans le
même panier. Une partie de son exploita-
tion est dédiée à l’élevage d’animaux repro-
ducteurs destinés aux marchés français et
étrangers. « Les Chinois vont en avoir besoin
dès qu’ils relanceront leur production. Nous
serons prêts à les fournir avec des ventes
massives. »


Les prix explosent
Conséquence de cette crise : les prix explo-
sent. Entre janvier et juin 2019, le prix de la
carcasse de porc a fait un bond de 23 % en
France, de 33,5 % en Allemagne et de 36,7 %
en Espagne, indique l’interprofession por-
cine Inaporc. Le cours du porc breton
devrait rester d’autant plus élevé que, par-
tout en Europe, la production diminue. Les
normes environnementales et les réticen-
ces des riverains limitent les créations et
extensions de porcheries. « Les volumes
européens ont reculé de 1,8 % depuis une
année », constate-t-on au marché du porc
breton. Entre janvier et juillet 2019, les
exportations de porcs de l’Union euro-
péenne (viande et abats) vers la Chine ont
augmenté de 45 %!
Mais l’explosion des prix ne fait pas que
des heureux : « Certaines pièces de charcute-
rie très demandées en Chine ont subi une
hausse de 80 %, c’est intenable », estime Ber-
nard Vallat, président de la Fédération fran-
çaise des i ndustriels c harcutiers t raiteurs. A
l’entendre, la grande distribution a les
moyens de faire des efforts, car « le rayon
charcuterie génère en moyenne une marge de
8,5 % par magasin ».


ÉLEVAGE// Plus de 5 millions de porcs ont été abattus en Asie pour cause de peste porcine.
Une aubaine pour les éleveurs bretons qui, après plusieurs années noires,
voient leurs exportations s’envoler. Mais les problèmes de trésorerie demeurent.

Une chose est s ûre : p ersonne n’a i ntérêt à
jouer avec le feu. Faire valser les étiquettes
risque d’être très dangereux pour la filière.
La consommation de viande de porc ne
cesse de diminuer. Entre 2007 et 2018, elle a
baissé de 7 %, pour descendre à 32 kilos par
an par personne. Augmenter de façon trop
importante les prix des produits de charcu-
terie de grande consommation risque de
détourner les consommateurs vers d’autres
produits moins onéreux.
A la tête de la Ferme de la Rondaie, située
près de Fougères, Hervé Barbelette a bien
compris le danger. Il élève chaque année
800 porcs, qu’il fait abattre dans l’entreprise
voisine. Les carcasses sont ensuite décou-
pées et transformées par sa propre équipe
de charcutiers. Ils travaillent dans l e labora-
toire maison, situé dans le prolongement de
l’habitation de l’exploitant. « Les jambons,
boudins, pâtés sont vendus dans les marchés
de plein a ir de la région et dans notre boutique
à la ferme », explique Hervé Barbelette
qui emploie une dizaine de personnes et
réalise un chiffre d’affaires annuel de
700.000 euros.
Sa chance est de maîtriser l’ensemble de
la filière, avec 33 hectares dédiés à ses cultu-
res de céréales, ce qui le rend beaucoup
moins sensible aux variations des

cours. « Mais pas question d’augmenter mes
tarifs, indique-t-il. Peste porcine ou pas, les
clients sont très sensibles et réclament une
stabilité des prix. »
Les acteurs de la filière savent qu’ils ont
une épée de Damoclès sur la tête. L’épidé-
mie de peste porcine se propage désormais
en Europe, non loin de la frontière fran-
çaise. Si, par malheur, elle arrivait dans le
pays malgré les importantes mesures sani-
taires mises en œuvre, le r isque serait grand
de voir les pays étrangers fermer leurs fron-
tières aux produits hexagonaux... C’en
serait terminé de l’embellie!

Décennie de galère
Les éleveurs sont d’autant plus prudents
que la plupart ne se sont pas encore remis
des dernières années – particulièrement
difficiles. « Il faut qu’ils puissent reconstituer
leurs marges. Cela va prendre du temps »,
confirme Philippe Bizien, président de
Comité régional porcin de Bretagne.
Installé à la ferme familiale de la Noé
Morel, à un kilomètre du bourg de Pluduno
(Côtes-d’Armor), Nicolas Leborgne, qui
livre à l’abattoir 5.000 porcs charcutiers par
an, sort d’une « décennie de galère». Son éle-
vage jouxte la coquette maison de ses
parents à qui il a succédé avec l’espoir de
faire vivre correctement sa femme et leurs
trois enfants. Mais cela saute aux yeux dès
l’arrivée sur l’exploitation : à quarante et un
ans, Nicolas Leborgne a du mal à joindre les
deux bouts. Ses hangars sont plutôt vétus-
tes et auraient besoin d’être modernisés. Le
matériel est loin d’être neuf, y compris le
tracteur, équipement pourtant indispensa-
ble pour l’entretien de ses 100 hectares de
cultures de céréales. L’agriculteur travaille
seul, sans relâche, et n’a pas les moyens de
payer un salarié. Heureusement, il reçoit
des coups de main bénévoles de ses parents,
en retraite depuis longtemps.
Bac + 3 mention agricole en poche, celui
qui a d’abord été pendant o nze années com-
mercial au sein de la coopérative La Pay-

sanne, le dit sans détour : « Je veux remonter
la pente puis vendre. » Il n’en peut plus de se
contenter du maigre salaire de son épouse.
Confronté à d’importantes dettes, Nico-
las Leborgne s’est adressé au tribunal de
commerce, qui a placé son exploitation en
procédure de sauvegarde, « ce qui m’a per-
mis de les étaler sur dix ans», poursuit-il. Il
lui reste encore 650.000 euros à payer aux
banques et à ses fournisseurs. « Avec le
cours actuel, je peux rembourser. Depuis jan-
vier d ernier, j e respire un peu e t me verse enfin
un salaire de 1.400 euros par mois, mais pour
combien de temps? » s’inquiète celui qui
avait crié son désespoir le 2 juillet 2015 à
Saint-Brieuc face à Xavier Beulin, le prési-
dent du syndicat FNSEA, aujourd’hui
décédé. «Je n’en pouvais plus. Comme les
autres producteurs, je devais supporter l’aug-
mentation du prix de l’aliment, qui repré-
sente 70 % de nos coûts de production », con-
tinue l’exploitant. Il craint que « la Chine ne
se remette et relance des élevages ».
La plupart des élevages familiaux sortent
rincés par la succession des crises dans la
filière. « Il y en a eu en 1988, 1993, 1998, 2003,
2009, 2013 et 2015 », liste avec émotion Phi-
lippe Valy, qui va quitter en décembre pro-
chain son élevage situé dans la petite com-
mune de Tremblay en Ille-et-Vilaine.
Après une trentaine d’années d’exercice,
il vient de vendre son exploitation, qui pro-
duit chaque année 4.000 porcs charcutiers,
nourris grâce a ux 42 hectares de cultures de
maïs et de blé noir qui complètent le
domaine. « J’y ai investi avec ma femme plus
de 1,5 million d’euros, on le cède seulement
pour 300.000 euros », se désole celui qui ne
s’est pas rémunéré pendant des années, et
n’a pris aucune vacances. « S’il fallait refaire
ma carrière professionnelle d’éleveur porcin,
continue-t-il, j’essaierais de faire grandir au
plus vite mon exploitation» .Un aveu d’échec
qui montre que, si la demande chinoise
apporte un peu d’air aux éleveurs bretons,
elle ne produira pas de miracle pour
autant.n

Dans l’Hexagone, la hausse des cours profite surtout aux grands producteurs, à la tête d’élevages de grande taille, diversifiés, et donc moins vulnérables
aux aléas de la conjoncture. Photo Thierry Pasquet/Signatures

« Pas question
d’augmenter mes tarifs.
Peste porcine ou pas,
les clients sont très
sensibles et réclament
une stabilité des prix. »
HERVÉ BARBELETTE
Ferme de la Rondaie

Entre janvier et juin 2019,
le prix de la carcasse de
porc a fait un bond de 23 %
en France, de 33,5 %
en Allemagne et de 36,7 %
en Espagne, indique
l’interprofession porcine
Inaporc.

Le cours du porc breton
devrait rester d’autant
plus élevé que, partout
en Europe, la production
diminue.

Les Echos Jeudi 31 octobre vendredi 1er et samedi 2 novembre 2019 // 13


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