Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 disparitions| 27

15 avril 1936 Naissance
à Masbaraud-Mérignat
(Creuse)
1952 Première course
cycliste
1960 Professionnel au
sein de l’équipe Mercier
1961 Milan-San Remo
1962 Premier Tour
de France
1964 Remporte le Tour
d’Espagne
1976 Dernier Tour
de France (3e place)
13 novembre 2019 Mort
à Saint-Léonard-de-
Noblat (Haute-Vienne)

Raymond Poulidor


Coureur cycliste


Q


uelques jours avant
de succomber à un
cancer de l’estomac
en 1987, Jacques An­
quetil passa un ul­
time coup de téléphone à Ray­
mond Poulidor : « Tu te rends
compte, t’as vraiment pas de
chance, tu vas encore faire
deuxième. » Trente­deux ans plus
tard, « Poupou » a définitivement
rattrapé son éternel rival. Le cy­
cliste français est mort mercredi
13 novembre, à Saint­Léonard­de­
Noblat (Haute­Vienne), à l’âge de
83 ans.
La mythologie du cyclisme a dé­
signé Poupou – surnom imaginé
par le journaliste Emile Besson,
de L’Humanité – comme « l’éternel
second », bien qu’il ne l’ait pas
toujours été. Son palmarès est
même l’un des plus riches du cy­
clisme tricolore puisqu’il affiche
189 victoires, dont Milan­San
Remo (1961), la Flèche wallonne
(1963), Paris­Nice (1972, 1973), le
Critérium du Dauphiné libéré
(1966, 1969), le Tour d’Espagne
(1964) ou encore sept étapes du
Tour de France.
Mais, dans l’imaginaire collectif,
l’histoire du champion de France
1961 se confond avec celle de ses
malheurs sur la Grande Boucle,
dont il prit quatorze fois le départ
sans jamais la remporter, une vé­
ritable anomalie pour l’un des
coureurs les plus doués de son
époque, excellent grimpeur, mais
victime d’une déveine si récur­
rente qu’elle a parfois confiné à la
fatalité. Poulidor, qui découvrit le
Tour en 1962 avec un plâtre au poi­
gnet, en aura fréquenté le podium
à huit reprises (deuxième en 1964,
1965, 1974, troisième en 1962,
1966, 1969, 1972, 1976), record par­
tagé avec l’Américain Lance Arms­
trong. Jamais la première marche.

Véritable martyre
1968 aurait dû lui offrir cette con­
sécration. Lors du fameux mois
de mai de cette année­là, à quel­
ques semaines du Tour, on peut
lire dans Le Monde : « Une seule
chose marche en France, c’est Pou­
lidor. » Mais au cours de la quin­
zième étape d’une course dont le
scénario semble enfin devoir lui
sourire, il est renversé par le mo­
tard chargé de mesurer les écarts.
Une double fracture de l’os frontal
contraint à l’abandon celui qui
sera présenté, dans les critériums
d’après­Tour, comme le vain­
queur moral de l’édition 1968.
Après cette énième mésaven­
ture, Jacques Goddet, directeur du
Tour jusqu’en 1987 et fondateur de
L’Equipe en 1946, écrit dans son
journal : « Le drame est­il donc ac­
croché à la selle du coureur qui est
l’honneur du sport cycliste? Fau­
dra­t­il donc toujours que lui soit re­
fusée la gloire de la victoire dans le

ble à mon endroit m’a peut­être em­
pêché d’être plus entreprenant, plus
gagneur que je ne l’ai été. »
Après une jeunesse sans confort
mais joyeuse au milieu des vaches
de la Creuse, ce fils de métayers né
le 15 avril 1936 à Masbaraud­Méri­
gnat (Creuse), fasciné par Marcel
Cerdan au point d’envisager une
carrière de boxeur, ne passa pro­
fessionnel que tardivement, acca­
paré qu’il fut d’abord par les tra­
vaux des champs puis ses obliga­
tions militaires. C’est en 1960, huit
ans après avoir disputé sa pre­
mière course, qu’il signa son pre­
mier contrat avec l’équipe Mer­
cier, dirigée par son mentor Anto­
nin Magne, et à laquelle il resta fi­
dèle tout au long d’une carrière
qui s’étira sur dix­huit saisons.

Cyclisme d’une autre époque
Poulidor appartient au cyclisme
d’une autre époque. L’époque où
le Tour peut compter 4 500 km


  • 1 000 de plus qu’aujourd’hui – et
    où les routes sont truffées de
    nids­de­poule quand elles ont la
    chance d’être goudronnées.
    L’époque où la télévision ne re­
    transmet pas les étapes dans leur
    intégralité et où Jacques Goddet
    emploie l’imparfait du subjonctif
    dans ses comptes rendus d’étape.
    L’époque où l’on trouve des cuis­
    ses de poulet à la place des barres
    de céréales dans la musette de
    coureurs qui se désaltèrent dans
    les bistrots ou aux fontaines des
    villages qu’ils traversent. L’épo­
    que, enfin, des balbutiements de
    la lutte antidopage.
    Poulidor fut l’un des tout pre­
    miers coureurs de l’histoire à subir
    un contrôle – surréaliste – en 1966,
    mené par deux policiers en civil
    qui ne l’avaient pas reconnu, rele­
    vèrent son identité sans lui de­
    mander ses papiers, et repartirent
    sans sceller les flacons d’urine...
    Selon le mot de Raphaël Gemi­
    niani, qui essaya vainement,
    en 1966, de réunir Jacques Anque­
    til et Raymond Poulidor sous le
    même maillot, celui qui fut, à ses
    débuts, surnommé « la Pouliche »
    fit « la première partie de [sa] car­
    rière dans la roue d’Anquetil et la se­
    conde dans la roue de Merckx ».
    Après plusieurs années dans l’om­
    bre du « Cannibale » et un ultime
    Tour de France achevé à la troi­
    sième place, à 40 ans passés, Pouli­
    dor prit sa retraite en 1977. Il se con­
    sacra ensuite à la vente des vélos
    France­Loire­Mercier­Poulidor, à
    l’entretien de sa popularité et à la
    promotion du Crédit lyonnais au
    sein de la caravane du Tour, au jar­
    dinage et aux nombreuses séan­
    ces de dédicace de ses autobiogra­
    phies. Dans l’une d’elles, il raconte
    cet épisode survenu alors qu’il
    n’avait pas 10 ans, et que sa mère
    lui confia une fois qu’il était de­
    venu un cycliste de renom : « Un
    jour, une personne inconnue dans
    la région est venue à la ferme pour
    dire : “Dans votre famille, quel­
    qu’un fera parler de lui.” » Poulidor
    a fait bien plus que ça : « Mon nom
    est entré dans le langage commun.
    C’est ma plus belle réussite. »
    henri seckel


Raymond Poulidor, mort le 13 novembre à
l’âge de 83 ans, publie ses Mémoires
en 2004, Poulidor par Raymond Poulidor
(Ed. Jacob­Duvernet). Il y aborde ses origi­
nes, ses premières courses, son duel avec
Jacques Anquetil et jette un regard – tou­
jours d’actualité – sur le cyclisme mo­
derne. Extrait.
« Je suis triste parce que Jacques [An­
quetil], Eddy [Merckx], Bernard Hinault,
moi et les autres, nous avons laissé un
cyclisme à peu près sain.
J’avais espéré, en 1998, après l’affaire
Festina, que le cyclisme aurait compris
les erreurs dans lesquelles il s’était four­
voyé. J’avais espéré une reprise en main.
Je n’ai rien vu venir. Pire, en lisant la
presse, j’apprends qu’il y a dans certai­
nes équipes des séances de bizutage à
tendance scatologique. J’apprends que
certains consomment de la drogue. Je
me rends compte qu’il y a une demande

pour obtenir ces produits, non seule­
ment illicites mais dangereux pour la
santé. Dans cette conjoncture, j’ose
croire qu’il existe des coureurs sains et
tente de m’expliquer ce que certains ont
actuellement dans la tête. Aucune ré­
ponse ne me vient à l’esprit. Le fossé est
trop grand avec ce que j’ai connu.

Le fléau des tricheurs
Maintenant, dans certaines équipes, on
paie les coureurs suivant l’image qu’ils
colportent. Chacun est entouré de méde­
cins, de masseurs, d’attachés de presse,
de psychologues, de sophrologues, etc.
Les plus grands directeurs sportifs sont
désormais des chefs d’entreprise.
L’argent fait tourner la tête à beau­
coup. Jacques, Bernard Hinault, Eddy et
moi­même avons toujours dit : « Obte­
nons d’abord des résultats, l’argent vien­
dra après. »

Les temps ont changé. Je ne suis pas
nostalgique, je le répète. Je ne regrette
rien de ce que j’ai fait. J’en suis même
fier.
Mais je me demande si un jour le cy­
clisme va redevenir sérieux. S’il ne vau­
drait pas mieux tout arrêter pendant
cinq à six mois pour repartir sur de nou­
velles bases. S’il ne faudrait pas être d’une
sévérité exemplaire avec les tricheurs.
Je ne me reconnais pas dans le cy­
clisme actuel. Les jeunes coureurs ne
viennent pas me voir. Pour eux, ma gé­
nération est celle qui ne roulait pas vite.
Ils pensent que, même avec quarante
ans de moins, je serais incapable de les
suivre. Quand j’étais coureur, j’admirais
Magne, Leducq, Pélissier, Fausto Coppi,
avec qui j’ai participé à des épreuves. J’ai
affronté Bobet, Van Looy, Anquetil,
Merckx, Hinault. J’ai respecté ces cou­
reurs comme ils me respectaient. Je con­

naissais tout d’eux. En revanche, je ne
suis pas certain que mon palmarès soit
connu des coureurs actuels. Je ne suis
pas nostalgique, je constate seulement.
Je suis triste, mais je vois aussi avec joie
que le public est toujours présent. J’ai
bouclé à ce jour plus de 41 fois le Tour de
France. Tous les ans, je vois un public de
plus en plus nombreux sur les routes du
Tour. Un public enthousiaste, qui vient
en famille regarder le spectacle fugitif
du Tour. En haut des cols, le nombre de
vélos est de plus en plus important. Ce
qui signifie que l’on grimpe les cols
comme les coureurs pour les voir passer.
C’est cet engouement du public, cet en­
thousiasme sans cesse renouvelé, qui va
aider le cyclisme à se redresser, à condi­
tion que des acteurs du peloton et leur
entourage acceptent de quitter la triche­
rie pour le respect de l’éthique.
Et pour le salut du cyclisme! »

« Je me demande si un jour le cyclisme va redevenir sérieux »


Tour, déjà plusieurs fois méritée? »
Envers un coureur dont la carrière
devient un véritable martyre,
« nous nous sentons, ajoute­t­il,
plus encore que jamais, pris de
compassion ».
Poulidor, lui, ne s’est jamais la­
menté sur sa condition de « gui­
gnard » du Tour. Ce serait même
presque le contraire : « Plus j’étais
malchanceux, plus le public m’ap­
préciait, plus je gagnais du fric. Il
m’est d’ailleurs arrivé de penser
que gagner ne servait à rien. » Il ré­
pétait souvent, à la fin de sa vie :
« Si j’avais gagné le Tour, on ne par­

lerait plus de moi aujourd’hui. »
Poupou aura même poussé l’iro­
nie jusqu’à ne jamais revêtir le
maillot jaune. Il s’en fallut de huit
dixièmes de seconde lors du pro­
logue du Tour 1973, où il fut de­
vancé par le Néerlandais Joop Zoe­
temelk. En 1964, c’est pour qua­
torze secondes que la tunique do­
rée lui glissa entre les doigts, au
terme d’une étape restée célèbre
grâce au cliché qui l’immortalise
épaule contre épaule avec Jacques
Anquetil dans l’ascension du puy
de Dôme, au paroxysme de la riva­
lité qui coupa la France en deux,

entre anquetilistes et poulido­
riens. Alors que le Tour 1964
s’achève sur le cinquième triom­
phe du « Maître Jacques », L’Equipe
salue « Anquetil le vainqueur, et
Poulidor le héros ».

Admiration du public
Avant de développer une relation
quasi fraternelle, les deux hom­
mes se sont détestés tout au long
de leur vie de cycliste. Le quintuple
vainqueur du Tour a beaucoup
souffert de la « poupoularité »,
comme l’écrivait Antoine Blondin,
de son concurrent, qui touchait un

cachet plus important que lui sur
certains critériums en dépit d’un
palmarès incomparable, et qui,
jusqu’à la fin de ses jours, aura
reçu des lettres de fans parfois
simplement libellées : « Monsieur
Poulidor, France ».
S’il se nourrissait de cet amour,
et reconnaissait qu’il aurait « très
mal vécu le fait de ne plus être re­
connu dans la rue », Poulidor expli­
quait aussi que l’admiration du
public ne lui avait pas forcément
rendu service : « J’aurais aimé
qu’on me siffle plus souvent. Ce pu­
blic si gentil, si attentionné, si aima­

Raymond Poulidor
le 17 juillet 1970,
sur le Tour de France. AFP
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