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IDÉES
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
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Au rythme actuel, l’hôpital public arrivera
à un point de rupture irréversible
Alors qu’une manifestation des personnels hospitaliers
est prévue jeudi 14 novembre, un collectif de
soixante-dix directeurs médicaux des départements
médicouniversitaires signe une tribune pour alerter
sur le dépérissement des hôpitaux publics
N
ous, directeurs médicaux des dé
partements médicouniversitai
res (DMU), nouvelles structures
au sein de l’APHP, chargés de
coordonner les services hospitaliers et
de piloter les projets hospitalouniversi
taires, souhaitons vous informer des dif
ficultés croissantes au sein de l’hôpital
public, qui font craindre un point de rup
ture irréversible.
L’hôpital public français a acquis de
puis des décennies une réputation d’ex
cellence et une renommée internatio
nale assurant des missions de soins les
plus modernes, pour les enfants et les
adultes, accessibles pour tous, ainsi que
les missions de recherche et de forma
tion. Nous vous alertons car ce système
s’écroule et nous ne sommes plus en me
sure d’assurer nos missions dans de bon
nes conditions de qualité et de sécurité
des soins.
Des centaines de lits d’hospitalisation
de médecine et de chirurgie, des dizaines
de salles d’opération à l’hôpital public
fermés, et chaque semaine de nouvelles
unités de soins ferment. Les conséquen
ces : des conditions d’accès aux soins dé
gradées, la qualité et la sécurité des soins
sérieusement menacées. L’accès au dia
gnostic et aux soins médicaux et chirur
gicaux à l’hôpital public est extrême
ment difficile, et les équipes soignantes
sont démotivées. Les délais de program
mation des interventions s’allongent, les
soins urgents ne sont plus réalisés dans
des délais raisonnables. Les usagers sont
de plus en plus obligés de se tourner vers
les établissements privés. Trop peu de re
crutements de soignants sont en vue
pour espérer un retour à la normale du
« système sanitaire ».
Surcharge de travail et épuisement
Des centaines de postes de soignants
(pourtant budgétisés) ne sont pas pour
vus ; et, plus grave encore, des soignants
quittent l’hôpital public. Cela concerne
les infirmiers dans les services médicaux
et chirurgicaux de l’hôpital (IDE), les in
firmiers anesthésistes, de bloc opéra
toire, les aidessoignants, les profession
nels de rééducation dont les masseurs
kinésithérapeutes, les manipulateurs en
radiologie, en médecine nucléaire et en
oncologieradiothérapie, les techniciens
de laboratoire et les préparateurs en
pharmacie. Cela concerne aussi les mé
decins dont les médecins anesthésistes
réanimateurs, les biologistes et d’autres
catégories professionnelles.
Le résultat est une surcharge de travail
quotidien croissante et un épuisement
des soignants restants, ainsi que des ca
dres de santé, chargés de gérer au quoti
dien des équipes de soignants sous ten
sion. Pour maintenir les lits ouverts et
poursuivre l’accueil des patients, il est
nécessaire de faire appel aux soignants
restants en leur demandant de réaliser
des heures de travail supplémentaires ou
à des personnels soignants intérimaires
extérieurs appelés au fil de l’eau pour
combler les manques mais sans exper
tise dans les spécificités des différents
services. La qualité de vie au travail est
devenue un enjeu prioritaire des établis
sements de santé, car 49 % des profes
sionnels de santé sont exposés au burn
out ; le manque de ressources et la sur
charge de travail, les transports sont
pour 64 % responsables de ces risques
psychosociaux.
La diminution chaque année de la va
leur financière des séjours hospitaliers a
obligé à « produire » toujours plus de sé
jours et à raccourcir leur durée. Cela a été
aggravé par des plans d’efficience an
nuels successifs, avec réduction progres
sive des effectifs paramédicaux des ser
vices hospitaliers pour maintenir le bud
get de chaque hôpital.
L’Objectif national des dépenses d’as
surancemaladie (Ondam), montant pré
visionnel établi annuellement pour les
dépenses de l’assurancemaladie, et celui
en particulier consacré à l’hôpital public,
est revu insuffisamment à la hausse, ce
qui aggravera la situation de l’hôpital pu
blic et fait craindre le pire pour demain
dans un contexte de vieillissement de la
population et d’augmentation de la fré
quence des maladies chroniques.
L’absence d’attractivité de l’hôpital pu
blic particulièrement est également le
fait d’une nonrevalorisation salariale
des personnels paramédicaux (en pre
mier lieu des infirmiers) depuis plu
sieurs années. C’est particulièrement
vrai à l’APHP et plus largement en Ilede
France, où les salaires actuels ne tien
nent pas compte des coûts des loyers, de
la vie, propres à la région.
Les chirurgiens ne peuvent plus opérer,
faute d’accès au bloc opératoire, et sont
de plus en plus nombreux à rejoindre
des structures privées. Une disparité des
salaires de base et du tarif des gardes
(pour assurer la continuité de service
toute l’année) de praticiens hospitaliers
(PH) entre le public et le privé : jusqu’à
trois fois plus dans les établissements
privés. La fuite des médecins des hôpi
taux universitaires met en péril la for
mation de toute la profession et, audelà,
le niveau de la santé en France.
Nos revendications sont les suivantes :
réviser à la hausse l’Objectif national des
dépenses d’assurancemaladie – le Parle
ment vote actuellement son montant
(première lecture le 29 octobre) ; revalo
riser le salaire des personnels paramédi
caux, infirmiers en premier lieu, et des
médecins, en plus de reconnaître et de
valoriser les responsabilités exercées
par ces professionnels ; améliorer l’at
tractivité, le maintien des conditions de
vie des soignants, en facilitant l’accès
aux logements à proximité des lieux
d’exercice des agents et en créant des
places en crèche.
Outre ces mesures d’urgence, le collec
tif appelle à une refonte complète du
mode de financement et de la place de
l’hôpital public dans notre système de
santé.
Il est urgent de retrouver les effectifs au
complet dans les services hospitaliers
pour permettre la réouverture des unités
d’hospitalisation, des salles d’opération
et consolider la sécurité, la qualité des
soins et la formation professionnelle.
Les premiers signataires
de cette tribune sont :
René Adam, chirurgien
hépato-biliaire, DMU maladies
et oncologies digestives, nutrition,
transplantation, CHU Paul-Brousse,
AP-HP - université Paris-Saclay ;
David Adams, neurologue, DMU
neurosciences et DMU psychiatrie,
nutrition, addictologie, CHU Bicêtre,
AP-HP - université Paris-Saclay ;
Frédéric Adnet, médecine d’urgence,
DMU urgences et métabolisme,
GH Paris Seine-Saint-Denis, AP-HP
Nord - université de Paris, université
Paris-XIII ; Yannick Allanore,
rhumatologue, DMU appareil
locomoteur, AP-HP Centre - université
de Paris ; Sylvie Bastuji Garin,
santé publique, DMU santé publique -
recherche, vigilances - pharmacie,
CHU Henri-Mondor, AP-HP - hôpitaux
universitaires Henri-Mondor ;
Johann Beaudreuil, médecine
physique et de réadaptation (MPR),
CHU Lariboisière-Fernand Widal,
DMU locomotion, AP-HP Nord -
université de Paris
Retrouvez la liste complète
des signataires sur Lemonde.fr
Bernard Granger Il faut un double choc d’attractivité
et d’autonomie pour sortir de la crise hospitalière
Le praticien et membre du conseil de surveillance
de l’APHP estime qu’il est urgent de mieux
rémunérer, en fonction des particularités
régionales et de leurs compétences, les personnels
hospitaliers – appelés à manifester le 14 novembre
N
otre système hospitalier reste un
des meilleurs au monde, mais il
est menacé. Tous les ingrédients
sont réunis pour que des mesures
aux apparences généreuses présentées
comme des « annonces fortes » en faveur
de l’hôpital public laissent néanmoins
inchangées les orientations qui minent
nos établissements : défiance à l’égard
des professionnels, hyperréglementa
tion, prééminence des problématiques
administratives et comptables sur les be
soins sanitaires, instauration d’une gou
vernance bonapartiste, mise en œuvre
de « réorganisations » ou de « transfor
mations » mal pensées, mal acceptées et
sources de gaspillages, absence d’articu
lation avec la médecine de ville et, sur
tout, sousfinancement et mauvaise an
ticipation de la pénurie médicale.
Discours culpabilisant
L’hôpital a été « mis en tension » par un
système d’allocation de ressources res
trictif et pervers instaurant la lutte de
tous contre tous. Les dirigeants hospita
liers sont réduits année après année à
saupoudrer des restrictions budgétaires
qui vont à rebours de l’objectif affiché
d’« efficience », et se trouvent dans l’im
possibilité de réaliser les investisse
ments nécessaires.
Le pouvoir central provoque des défi
cits dont sont ensuite accusés les acteurs
de terrain, « incapables de s’organiser ».
Ce discours culpabilisant et ces injonc
tions paradoxales sont insupportables et
aboutissent à la déliquescence à laquelle
nous assistons, médusés : médecine
d’abattage, déshumanisation des soins,
souffrance éthique, cloisonnement des
différents corps de métier, y compris au
sein des équipes soignantes, mutualisa
tion des personnels au mépris de leurs
savoirfaire, burnout, perte de sens pour
les professionnels, perte de chance pour
les malades, départs de plus en plus
nombreux de personnels, rigidité des
statuts mettant l’hôpital public dans
l’impossibilité de lutter à armes égales
avec les autres types d’établissements,
difficultés de recrutement, fermetures
de lits, désorganisation des parcours de
soins, vétusté des bâtiments et des équi
pements, aggravation des déficits, multi
plication des contentieux et, pour finir,
altération de l’image donnée par ce « tré
sor national », qui attire de moins en
moins les personnels et les patients.
L’hôpital n’a pas l’apanage de cette évo
lution dangereuse pour la cohésion na
tionale. Tous les services publics sont
touchés par le même mal, en particulier
la justice, l’enseignement, la défense, la
police. La dépense publique serait mau
vaise en soi et devrait être réduite, alors
qu’elle est l’instrument de nos libertés,
de l’égalité entre citoyens, de la fraternité
et de la sollicitude envers les plus faibles,
bref, l’instrument des valeurs fondatri
ces de notre République.
L’histoire hospitalière est une longue
alternance de périodes fastes et de pério
des moins fastes. Les médecins souhai
tent disposer des moyens optimaux
pour soigner. Les pouvoirs publics ont
toujours pensé que l’hôpital dépensait
trop. Les soins et les conditions d’accueil
des malades ont connu des progrès con
sidérables depuis la fin de la seconde
guerre mondiale. Les temps ne sont plus
les mêmes et une telle progression n’est
plus aujourd’hui possible.
Les restrictions imposées à l’hôpital
ont atteint un niveau critique. Le garrot
qui l’étrangle doit être desserré. Le gou
vernement s’y oppose. Ce refus justifie le
mouvement social en cours à l’hôpital
public, en particulier la grève du codage,
qui symbolise le rejet de l’hôpitalentre
prise. Partie des urgences, mais s’éten
dant à tout l’hôpital et regroupant toutes
les catégories de personnels hospitaliers,
à commencer par les plus jeunes, la con
testation est soutenue aussi par des asso
ciations de patients.
Corriger les carences
Pour continuer à assurer un haut niveau
de soins et ne pas renoncer au progrès
médical, il faut admettre que le système
de santé, dont l’hôpital reste un pilier,
coûtera de plus en plus cher. Les raisons
en sont connues : vieillissement de la po
pulation, avancées diagnostiques et thé
rapeutiques coûteuses. Une autre raison
mérite d’être soulignée : l’impossibilité
de faire des gains de productivité élevés
dans ce secteur, car les soins reposent
d’abord sur des êtres humains aux com
pétences de plus en plus sophistiquées et
qui ne peuvent pas pour leur immense
part être remplacés par des machines.
Il est donc indispensable de changer
d’orientation, de corriger les carences et
les incohérences de notre système de
santé et, à l’hôpital, de provoquer un
double choc d’attractivité et d’autono
mie. En premier lieu, il conviendrait de
rémunérer les personnels hospitaliers à
la hauteur du service rendu, des particu
larités régionales, de leurs compétences
et de leur dévouement, à commencer par
les infirmiers et les aidessoignants, en
rattrapant le retard pris sur les pays euro
péens comparables au nôtre.
En deuxième lieu, il faudrait que les
pouvoirs publics manifestent leur
confiance aux professionnels de terrain
en les impliquant davantage dans les dé
cisions, selon un principe de subsidia
rité. Les équipes de soins et les dirigeants
hospitaliers doivent disposer d’une large
indépendance aussi bien pour l’aména
gement de la vie au travail que pour les
réorganisations structurelles, et cela dès
le niveau du service, cellule de base de
l’hôpital, plutôt que de subir d’en haut
des décisions non négociées et souvent
vouées à l’échec.
Il serait souhaitable enfin de faire des
efforts d’investissement pour retrouver
un haut niveau d’accueil des patients, de
qualité et de sécurité des soins, de forma
tion et de recherche.
Nous attendons de l’exécutif qu’il soit à
l’écoute et qu’il redonne à notre système
hospitalier confiance et espoir.
Bernard Granger est professeur
de psychiatrie à l’université de Paris,
praticien hospitalier et membre du
conseil de surveillance de l’AP-HP, un
des fondateurs du Mouvement de
défense de l’hôpital public. Il est candi-
dat à la présidence de la commission
médicale d’établissement de l’AP-HP
IL FAUDRAIT QUE LES
POUVOIRS PUBLICS
MANIFESTENT LEUR
CONFIANCE AUX
PROFESSIONNELS
DE TERRAIN EN LES
IMPLIQUANT PLUS
DANS LES DÉCISIONS