Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 idées| 29

HISTOIRE D’UNE NOTION


L’


intelligence artificielle n’existe pas.
Le titre de cet ouvrage (First, 288 p.,
17,95 €) a de quoi étonner, en ces
temps où les technologies d’IA, por­
tées par des progrès impressionnants, ne ces­
sent de faire les gros titres. D’autant plus que
le livre est signé Luc Julia, cocréateur de Siri,
l’une des intelligences artificielles les plus cé­
lèbres au monde! « En 1956, on a décidé d’appe­
ler ça de l’intelligence artificielle, alors que ça
n’a rien à voir avec de l’intelligence », assume le
chercheur, aujourd’hui vice­président de l’in­
novation chez Samsung.
Dans son ouvrage, il fait référence à la confé­
rence du Dartmouth College, organisée cette
année­là aux Etats­Unis par les pionniers Mar­
vin Minsky et John McCarthy, qui introdui­
sent la notion d’intelligence artificielle. « Elle
désigne alors une discipline scientifique qui a
pour but de décomposer l’intelligence en fonc­
tions élémentaires, au point qu’on puisse fabri­
quer un ordinateur pour les simuler », explique

Jean­Gabriel Ganascia, chercheur au Labora­
toire informatique de Sorbonne­Université
(LIP6) et président du comité d’éthique du
CNRS. Un domaine d’étude scientifique, donc.
Problème : « On a commencé à fantasmer sur
le mot, constate Luc Julia, sur l’idée qu’on pour­
rait créer quelque chose de proche de nous qui
nous remplacerait, voire nous contrôlerait.
C’est l’inverse : c’est nous qui contrôlons l’IA!
Elle n’est qu’un outil, comme un bon couteau. »
Le malentendu réside notamment dans
l’emploi du mot « intelligence ». « En appelant
un logiciel “intelligence artificielle”, on présup­
pose que l’intelligence peut être un comporte­
ment simulé, qui ne consisterait qu’en un
échange d’informations – c’est la théorie de la
cybernétique, explique Marc Atallah, directeur
de la Maison d’Ailleurs (Musée de la science­
fiction, en Suisse) et professeur de littérature à
l’université de Lausanne. Dans les années 1950,
qui sont aussi les années des tests de QI, si vous
calculez vite, vous êtes considéré comme intelli­
gent. Or, ce terme peut vouloir dire plusieurs
choses : être cultivé, savoir créer des liens, se

comporter “en bonne intelligence”... La capa­
cité de calcul n’est qu’une petite partie de tout
ça. » A cause de cette « erreur sémantique,
poursuit­il, les gens ont l’impression que l’IA
fonctionne comme nous, et tendent à projeter
les comportements problématiques d’humains
sur la machine ». Luc Julia souligne aussi la res­
ponsabilité « des médias et d’Hollywood, qui
trouvent ça sexy et sensationnaliste ». « Robo­
cop, Her... C’est plus sympa de parler de ça que
de mathématiques et de statistiques. »

Définition très large
Or, même au sein de la communauté scienti­
fique, la définition de l’IA ne fait pas toujours
consensus. « Je m’en suis rendu compte en 2017,
quand Axelle Lemaire [secrétaire d’Etat au nu­
mérique de 2014 à 2017] a lancé la stratégie na­
tionale en intelligence artificielle : il fallait défi­
nir l’IA et les scientifiques avaient une accep­
tion différente du terme », s’étonne encore
Jean­Gabriel Ganascia. Pour Luc Julia, la défi­
nition est très large : « C’est une machine qui
me permet de projeter un certain niveau de
mon intellectualisation d’une tâche, et on fait
ça depuis la nuit des temps », explique­t­il, ci­
tant la machine à calculer de Pascal, en 1642.
« Tout ce qui est mathématiques et logique et
statistiques, c’est de l’IA. Siri, comme Google
Maps, c’est de l’IA. Tout ce qu’on crée
aujourd’hui en technologie, c’est de l’IA! »
Les start­up cherchant à faire parler d’elles
aiment affirmer qu’elles font de l’IA pour sur­
fer sur la mode et attirer les investisseurs,
note Jean­Gabriel Ganascia. « A l’inverse, j’ai
vu des mathématiciens nier leur lien avec l’in­
telligence artificielle », qui peut être associée à
quelque chose de moins noble pour certains
d’entre eux.

Faut­il alors changer d’expression? La ques­
tion s’est posée, « notamment dans les an­
nées 1990 », précise le chercheur, auteur du
roman Ce matin, maman a été téléchargée
(Buchet­Chastel, 224 p., 14 €). « Certains préfé­
raient parler d’“informatique avancée” ou
d’“intelligence augmentée” », qui permettent
de conserver l’acronyme « IA ». Luc Julia sou­
ligne que « c’est notre intelligence à nous qui
est augmentée ». Mais, reconnaît­il, « c’est
compliqué de changer de terme, c’est utilisé
depuis soixante ans... C’est l’image qu’il y a
dans la tête des gens qu’il faut changer. On a
fait une erreur dans le terme, maintenant il
faut expliquer ce qu’il y a derrière ».
D’autant plus qu’en se focalisant sur des
dangers d’une « intelligence artificielle » rele­
vant davantage du fantasme de science­fic­
tion que de la réalité, d’autres débats bien ac­
tuels ont, eux, tendance à être relégués au se­
cond plan. Comme, parmi d’autres exem­
ples, les techniques de surveillance rendues
possibles par ces technologies. A l’instar de la
vidéosurveillance « intelligente », utilisée
pour détecter automatiquement, comme à
Hongkong, les visages, mais aussi certains
comportements « suspects ».
« En se focalisant sur l’IA comme potentiel
destructeur de l’humanité, on ne se focalise
pas sur la vraie problématique », estime Marc
Atallah. Pour lui, la question la plus impor­
tante est : « Pourquoi accepte­t­on de vivre
dans une société où l’être humain est en per­
manence traqué par des logiciels à des fins de
marketing? » Un monde rendu possible par
l’IA. « Plutôt que de spéculer sur l’avenir, la
vraie question est que sommes­nous en train
de vivre maintenant? »
morgane tual

« EN SE FOCALISANT 


SUR L’IA COMME 


POTENTIEL 


DESTRUCTEUR


DE L’HUMANITÉ,


ON NE SE FOCALISE 


PAS SUR LA VRAIE 


PROBLÉMATIQUE »
MARC ATALLAH
directeur de la Maison
d’ailleurs (Suisse)

I N T E L L I G E N C E A RT I F I C I E L L E


A quoi pense­t­on quand on entend parler d’« IA »? Davantage
à des fantasmes qu’à la réalité de ce que cette notion recouvre.
Au point que certains ont même souhaité changer d’expression

L


a transparence de l’information
est une exigence de la vie éco­
nomique. Lorsqu’il s’agit d’éva­
luer la qualité des entreprises, de leurs
produits et de leurs services, tout ci­
toyen sait que les informations néces­
saires à son choix ont été en grande
partie fournies par l’intéressé. Les rè­
gles de la comptabilité, de l’informa­
tion financière et de l’information des
consommateurs ont justement pour
objectif de limiter la capacité des en­
treprises à manipuler la communica­
tion pour se montrer sous une lu­
mière positive.
Parfois, la manipulation de la com­
munication peut faire des victimes,
comme le montre le procès en cours
mettant en cause le laboratoire Ser­
vier dans l’affaire du Mediator. Des
chercheurs américains se sont juste­
ment penchés sur la circulation de
l’information concernant des traite­
ments médicamenteux provoquant
des effets secondaires suffisamment
graves pour que les autorités se trou­
vent obligées d’en informer les labora­
toires, les professions médicales et le
public (« The Friday Effect. Firm Lob­
bying, the Timing of Drug Safety
Alerts, and Drug Side­Effects », Luis
Diestre, Benjamin Barber IV, Juan San­
talo, Management Science, 22 octo­
bre 2019). Les chercheurs ont étudié
un échantillon de 441 avertissements
publiés par la Food and Drug Adminis­
tration (FDA , l’agence de régulation
pharmaceutique américaine). Ils ont
constaté que tous ces avertissements
ne sont pas aussi efficaces en matière
de diffusion de l’information dans les
médias et sur les réseaux sociaux.
En particulier, les avertissements
publiés un vendredi reçoivent moins
d’attention. Ils font l’objet de moins de
Retweet (35 % en moyenne) et de
moins d’articles dans les six journaux
principaux du pays (entre 23 % et 66 %
en moyenne) que les avertissements
publiés les autres jours de la semaine.
Ce constat est cohérent avec l’impact
du vendredi sur d’autres annonces
commerciales et politiques, déjà dé­

montré par d’autres études (par exem­
ple, les annonces de baisse de profit
des entreprises cotées ont moins
d’impact sur le prix des actions) : le pu­
blic, tout à la préparation du week­end,
est moins attentif aux informations
de type professionnel ou scientifique.
Les conséquences de cette attention
plus faible sont importantes. Les pa­
tients n’étant pas toujours systémati­
quement informés des risques de
leur traitement par la voie officielle,
ils dépendent de leur médecin trai­
tant pour les avertir. Les auteurs esti­
ment que, si les avertissements du
vendredi étaient sortis un autre jour
de la semaine, il y aurait eu entre 9 %
et 12 % d’effets secondaires associés
aux traitements signalés, en moins.

Bénéfices
En outre, l’écart est plus important
pour les effets secondaires les plus sé­
vères. Les auteurs calculent qu’il y
aurait eu, selon la méthode d’estima­
tion, entre 22 % et 36 % en moins de
décès associés aux traitements. Cela
est d’autant plus important que les
chiffres de l’impact des effets secon­
daires dans l’ensemble des Etats­Unis
sont frappants : plus de deux millions
d’hospitalisations et plus de cent mille
décès par an!
Curieusement, 26,5 % des annon­
ces ont lieu un vendredi, au lieu de
20 % qui serait le résultat d’un choix
aléatoire entre les cinq jours ouvra­
bles de la semaine. Le choix du ven­
dredi dépendant de l’agence de régu­
lation et non des entreprises, on
pourrait penser qu’il s’agit d’un ha­
sard malheureux.
Hélas, pas tout à fait : dans l’échan­
tillon des avertissements étudiés par
les chercheurs, 23 % des laboratoires
mis en cause avaient déjà fait du lob­
bying auprès de la FDA par le passé, et
la part des avertissements les concer­
nant publiée un vendredi est plus éle­
vée que la moyenne (un tiers contre
26,5 %). En d’autres termes, les entre­
prises qui font du lobbying ont une
probabilité environ 50 % plus élevée
de voir leur avertissement communi­
qué un vendredi. Car, pour l’entre­
prise, les bénéfices sont clairs : la con­
sommation du traitement diminue
moins fortement malgré l’avertisse­
ment que si ce dernier avait été publié
un autre jour de la semaine...

Paul Seabright est professeur
d’économie à l’Institut d’études
avancées de Toulouse

LA  GRÈCE 
CLASSIQUE
collection « Histoire
& civilisations »,
« Le Monde »
et « National
Geographic »,
volume 7, 160 pages,
12,99 euros,
en kiosque

CHRONIQUE |PAR PAUL SEABRIGHT


Turquie : le retour des djihadistes | par serguei


LA MANIPULATION DE LA 


COMMUNICATION PEUT FAIRE 


DES VICTIMES, COMME


LE MONTRE LE PROCÈS


DE L’AFFAIRE DU MEDIATOR


AUX RACINES DE LA SOCIÉTÉ OCCIDENTALE


HISTOIRE & CIVILISATIONS


E


mblème de l’âge d’or grec,
l’Acropole est aussi, au
Ve siècle avant J.­C., le sym­
bole d’une société nouvelle. Pour­
tant, si le chef­d’œuvre d’Ictinos,
Callicratès et Phidias incarne l’art
classique et en fixe les canons, il
porte aussi en lui, à l’instar de tout
l’héritage grec, de savants calculs,
fausses perspectives et effets d’op­
tique qui travestissent la réalité.
Tel est le propos du septième vo­
lume de la collection du Monde
« Histoire et civilisations » qui, au
flamboyant siècle de Périclès, ex­
plore les racines de la société occi­
dentale, son évolution ainsi que
les hommes et les œuvres qui en
ont forgé l’image et la mémoire.
Séparant le bon grain de l’ivraie,
les historiens y étudient les faits,
les mythes et les croyances que les
âges et la volonté humaine ont
subtilement imbriqués, véhicu­
lant, au passage, paradoxes, déri­
ves et sophismes. Ainsi, le concept
de démocratie athénienne
qu’imagine Solon, et que Clis­
thène établit par ses réformes, se
fonde sur une société et une éco­

nomie dont l’esclavage est un res­
sort essentiel. Dès lors, la citoyen­
neté qui va s’en nourrir restera
soumise à un ostracisme assumé.
A l’époque classique, des
470 000 habitants qui peuplent
l’Attique, seuls 50 000 sont des po­
litai, des citoyens de plein droit.
Barbares (étrangers souvent com­
merçants), femmes et esclaves
(considérés comme des marchan­
dises) ne pourront briguer ce sta­
tut. Quant au droit, fondateur et
omniprésent – dont témoigne le
code de Gortyne –, il régit bien la
polis mais garde le peuple (démos)
à l’écart du pouvoir (kratos) et de
l’assemblée (ekklesia, église).

Capitaliste bien avant l’heure
Aussi, l’exploration de la Grèce
classique met en lumière les ava­
tars et glissements qu’elle a engen­
drés et transmis. Ici se mêlent les
citoyens glorieux tels d’antiques
héros que célèbrent Sophocle et
Eschyle comme Socrate et Platon.
L’aventure démocrate d’Athènes
prendra fin en 322 av. J.­C. sous la
domination de la Macédoine fai­
sant place à une timocratie, capi­
taliste bien avant l’heure. Entre­

temps, le modèle de la civilisation
occidentale s’est imposé. Tel un
étendard, l’Acropole, et particuliè­
rement son temple d’Athéna, en
demeure l’immuable témoin. Ad­
miré des Romains Cicéron et Ha­
drien, il incarnera la gloire d’une
culture « universelle ».
Transformé en église chré­
tienne, durant le haut Moyen Age,
il sera baptisé Notre­Dame d’Athè­
nes. Des croisés, le temple grec
passe aux mains de la compagnie
catalane qui, au XIIe siècle, lutte
contre les Ottomans. Mais au
XVe siècle, soumis à Memhet II, il
est transformé en poudrière tan­
dis que le Parthénon devient une
mosquée. Deux siècles plus tard,
les Vénitiens y mettront le feu.
Pour dernier outrage, entre 1801 et
1806, le comte d’Elgin, ambassa­
deur britannique, le dépècera de
ses frises. Pourtant, ses murs ré­
sistant au sommet de la capitale
grecque continuent de défier dé­
mocrates et tyrans. Usant de la
force de la légende ils sont
aujourd’hui les clés pour com­
prendre un passé entre mythe,
histoire et prophétie.
christophe averty

Transparence et


lobbying pharmaceutique

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