Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

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JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 international| 3


Kolomoïsky, cavalier noir du président ukrainien


L’oligarque à la réputation sulfureuse est suspecté d’être le mentor officieux de Volodymyr Zelensky


PORTRAIT
kiev, londres ­ envoyée spéciale

V


aleria Gontareva a
d’abord cru à un acci­
dent. En cette fin août,
en plein cœur de Lon­
dres, quand la voiture lui fonce
dessus alors qu’elle traverse le pas­
sage piéton, il fait encore jour.
« Plein jour », insiste­t­elle, comme
si la présence d’un soleil d’été suf­
fisait à balayer ses mauvaises pen­
sées. Quelques jours avant « l’acci­
dent », l’ancienne directrice de la
banque centrale ukrainienne
avait pourtant fait état à la BBC
d’intimidations répétées sur les­
quelles plane l’ombre de son en­
nemi juré, l’oligarque ukrainien
Ihor Kolomoïsky.
Elle égrène à nouveau pour
nous ces cercueils reçus chez elle
avec des cadavres factices, ses lo­
caux professionnels vandalisés,
ces allusions à un kidnapping
pour la ramener à Kiev... Puis il y
eut, en août, sa maison de famille,
non loin de la capitale ukrai­
nienne, dévastée par un incendie
criminel. « En vingt­sept secondes,
mon passé a été réduit en cendres.
Des méthodes de professionnels »,
lâche­t­elle. Enfin, ce fut la voi­
ture de sa belle­fille (qui porte le
même nom qu’elle) qui brûla sou­
dainement. Un feu de paille. Le
hasard avait­il encore sa place?
Dans son appartement de Lon­
dres, où elle nous reçoit les jam­
bes brisées dans un fauteuil rou­
lant, celle qui vit désormais dans
la capitale britannique, collabora­
trice à la prestigieuse London

School of Economics (LSE), se
garde bien d’accuser sans preuve.
Mais confie : « Kolomoïsky est ca­
pable de tout. »
A quelque 2 500 kilomètres de là,
jovial et débonnaire, chevelure et
barbe blanches lui donnant les
airs d’un gentil personnage de
conte de Noël, Ihor Kolomoïsky,
56 ans, « pirate » des milieux d’af­
faires ukrainiens, rit de bon cœur.
« Je suis de bonne humeur. Ecri­
vez­le! » insiste­t­il. Ce 17 octobre,
depuis ses bureaux de Kiev, le mil­
liardaire badine, rejetant les accu­
sations qui feraient de lui l’agres­
seur de l’ex­directrice de la banque
centrale d’Ukraine – qu’il a récem­
ment qualifiée d’« idiote mentale­
ment instable et de folle ».
L’avant­veille, l’homme, proche
du chef d’Etat Volodymyr Ze­
lensky, a perdu une bataille dans
la guerre qui l’oppose à Valeria
Gontareva. La cour d’appel de
Londres s’est déclarée compé­
tente pour juger de la légalité de la
nationalisation de PrivatBank, la

plus grande banque d’Ukraine,
qu’Ihor Kolomoïsky détenait avec
son associé, Guennadi Bogoliou­
bov. La justice londonienne, il le
sait, sera moins complaisante à
son égard que celle de son pays.
Mais, à l’entendre, il s’agit d’une
bonne nouvelle. « Nous ferons en­
tendre la vérité », dit­il.

« Une pyramide de Ponzi »
PrivatBank est « son » affaire. Et
celle de l’Ukraine. En décem­
bre 2016, l’Etat a repris la main
sur l’établissement après que la
banque centrale y eut découvert
un gouffre financier de 5,5 mil­
liards de dollars (5 milliards
d’euros). « Ce n’était rien d’autre
qu’une pyramide de Ponzi [l’ar­
gent des nouveaux investisseurs
est utilisé pour rémunérer les an­
ciens] », résume Mme Gontareva,
évoquant une arnaque compara­
ble à celle utilisée par Bernard
Madoff, le « Faust de Wall Street ».
« Cette nationalisation est un
raid », répond l’oligarque. Outré,
le voici qui réclame d’être indem­
nisé de quelque 1,9 milliard de
dollars (1,7 milliard d’euros),
somme pour l’heure gelée par les
autorités britanniques. La ban­
que? « Je n’en veux plus. L’Etat la
veut? Qu’il la garde, ce sera mon
cadeau à l’Ukraine », lance­t­il
comme on ferait l’aumône.
A la tête d’une fortune estimée
par le magazine Forbes à 1,1 mil­
liard de dollars, contre 3 milliards
en 2012, Ihor Kolomoïsky fait par­
tie de la petite communauté des
oligarques ukrainiens, qui de Ri­
nat Akhmetov à Viktor Pintchouk,

ont bâti leur fortune sur les dé­
combres de l’URSS pour dominer
l’univers des médias, de l’énergie,
de la finance ou du football, tout
en tirant les ficelles du pouvoir.
Détenteur de trois passeports (un
suisse, un israélien et un ukrai­
nien), présent dans le secteur des
mines, de l’aviation, de l’énergie,
de la finance, il fut tour à tour pro­
che de Ioulia Timochenko, l’égérie
de la « révolution orange », puis de
Petro Porochenko, président élu
dans la foulée de la révolution de
Maïdan, jusqu’à leur brouille,
avant de devenir le « cavalier
noir » du nouveau chef d’Etat, Vo­
lodymyr Zelensky.
Amis? Partenaires? L’opinion
publique a longtemps redouté
que le président de 41 ans ne soit
que la « créature » du milliardaire.
Il y a quelques mois à peine, le
chef d’Etat n’était, il est vrai,
qu’une vedette de la télévision,
héros de la série Le Serviteur du
peuple, diffusée sur la chaîne 1+1,
propriété d’Ihor Kolomoïsky.
Sans l’appui du média grâce
auquel il a annoncé sa candida­
ture, Volodymyr Zelensky n’au­
rait sans doute jamais raflé 73 %
des suffrages en avril.
« Kolomoïsky a conscience du
trouble qu’il a suscité pendant la
campagne et a su garder ses dis­
tances. Mais, depuis l’élection, il
s’affiche et tente de faire grandir
son influence », observe Vadym
Omelchenko, président du think
tank Gorshenin Institute, installé
à Kiev. Le retour triomphant de
l’oligarque dans la capitale, après
deux ans de disgrâce et d’exil, a

coïncidé avec la victoire de l’ex­co­
médien. Début septembre, il se
montre fièrement aux côtés de
Zelensky. Quelques jours plus
tard, il fait une arrivée digne d’une
rockstar à la conférence annuelle
du Yalta European Strategy,
peu après la prise de parole du
président. Et, si le chef d’Etat se
défend d’être la marionnette de
l’oligarque, tous ont noté que son
homme de confiance, Andriy
Bohdan, à la tête de l’administra­
tion présidentielle, est l’ex­avocat
de l’oligarque. « En réalité, le cardi­
nal Richelieu de Zelensky, c’est Boh­
dan plus que Kolomoïsky », pense
le politiste Volodymyr Fesenko.
Déjà bousculé par « l’affaire
ukrainienne » lié à ce coup de fil
échangé avec Donald Trump en
juillet, qui a déclenché une pro­
cédure d’impeachment contre le
président américain, le jeune
président, élu sur la promesse
d’en finir avec la vieille politique
et la corruption, fait montre de
fermeté. Et répète que « pas un
kopeck » ne sera versé à l’oligar­
que dans le cadre de PrivatBank.

De fait, le moindre geste en fa­
veur de Kolomoïsky dans cette
affaire pourrait non seulement
détruire la réputation du prési­
dent réformateur, mais aussi rui­
ner le pays. Le Fonds monétaire
international, qui a participé au
sauvetage de l’établissement,
menace de couper toute aide fi­
nancière si la nationalisation
était remise en cause.

« Amitié » toxique
Mais le jeune président peut­il
seulement se défaire de cette
« amitié » toxique? D’ami encom­
brant, Ihor Kolomoïsky pourrait
se transformer en ennemi redou­
table. D’autant qu’en Ukraine, l’in­
fluence politique s’achète aisé­
ment. Une enveloppe en cash de
10 000 à 20 000 dollars par mois
suffit à faire d’un député un petit
soldat aux ordres de son bienfai­
teur, explique Daria Kaleniouk, de
l’ONG anticorruption Antac.
Selon diverses sources, Ihor Ko­
lomoïsky aurait, de fait, déjà sou­
doyé entre vingt et quarante dépu­
tés du parti de Zelensky. Et si les
parlementaires n’ont pas de pou­
voir dans l’affaire PrivatBank, aux
mains de la justice, l’oligarque
peut être tenté de se « refaire » sur
d’autres sujets en poussant des
lois ad hoc. En faisant main basse
sur les terres agricoles grâce à leur
future privatisation, pense no­
tamment Sergueï Fursa, du fonds
d’investissement Dragon Capital.
« Zelensky est à même de se
faire manipuler, déplore­t­il. Kolo­
moïsky n’a aucune loi. Aucune. »
claire gatinois

Menacée,
l’ex-directrice
de la banque
centrale se garde
bien d’accuser
Kolomoïsky sans
preuve, mais
confie : « Il est
capable de tout »

Kolomoïsky
fait partie
des oligarques
ukrainiens
qui ont bâti
leur fortune sur
les décombres
de l’URSS
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