Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

Le modèle du salariat, héritage des lut­
tes sociales menées au XXe siècle, qui
coexiste, depuis l’avènement de l’écono­
mie numérique au tournant des années
2000, avec de nouvelles formes d’em­
ploi, aurait­il un effet repoussoir? Les
travailleurs « non salariés » (créateurs
d’entreprises, professions libérales, tra­
vailleurs indépendants) ne sont en
réalité que 2,5 % de la totalité des diplô­
més des écoles de commerce ou d’ingé­
nieurs, selon la dernière enquête de la
Conférence des grandes écoles. Mais ce
taux a doublé depuis 2011, où ils étaient
seulement 1,4 %.


LA PEUR DU BUREAU
Plus que la réalité des emplois, c’est plu­
tôt l’image du salariat et les aspirations
des jeunes qui changent. En particulier
chez les plus jeunes. « Avant d’entrer dans
les grandes écoles de commerce, 34 % des
jeunes en classes prépa que nous avons
interrogés ne se projettent pas dans un
CDI. Ils veulent être free­lance, autoentre­
preneur, créateur d’entreprise, etc. », ob­
serve Manuelle Malot, directrice du
NewGenTalent Center de l’Edhec, qui
s’appuie sur une étude menée chaque
année auprès de 2 500 étudiants en
prépa économique.
A Dauphine, Fabien Blanchot voit une
explication à la quête d’autonomie de
cette nouvelle génération : « Depuis le dé­
but des années 1980, il y a eu une accéléra­
tion du capitalisme financier, avec une
forte exigence de retour sur investisse­
ment à très court terme. Cela a conduit
beaucoup d’entreprises à sacrifier la qua­
lité du travail, et donc à négliger les aspi­
rations des salariés. La quête de sens, c’est
un effet de balancier à la suite de ce qui
s’est produit ces dernières décennies. »
Confortablement installé dans un spa­
cieux appartement d’Hô Chi Minh­Ville,
au Vietnam, Rémi Lopes, 25 ans, déve­
loppeur de sites Internet, diplômé de la
Web School Factory, école parisienne qui
forme des manageurs du numérique,
travaille en indépendant et à distance


pour des clients français. Il estime avoir
trouvé le « compromis idéal ». Tous les
trois mois, il renouvelle son visa de tou­
riste. « Ici, je n’ai pas besoin de gagner plus
de 1 500 euros par mois pour vivre très
correctement. J’ai un loyer de 200 euros
pour un appartement que je partage avec
un ami, lui aussi “digital nomad”. Je peux
aller au restaurant presque tous les jours
et voyager en Asie. »
A l’origine de ce choix d’expatriation
exotique, Rémi Lopes avoue avoir « eu
peur du bureau, des horaires, des temps
de transport en commun », lui qui, origi­
naire de Corbeil­Essonnes (Essonne),
passait plus de trois heures dans les
transports. « J’ai la possibilité d’être libre.
Je travaille comme je veux. Si j’ai un bug,
ce qui arrive souvent dans l’informati­
que, je m’arrête, je passe à autre chose. Je
fais du piano, je regarde un film, je joue
aux jeux vidéo et puis je me remets à tra­

vailler. » Une façon de faire qui, selon
lui, ne serait pas autorisée dans le car­
can d’une entreprise lambda.
Olivier Battyani, 28 ans et diplômé de
l’Edhec, est aussi travailleur indépen­
dant, mais de manière moins exotique.
Alors que ses amis « entraient dans l’audit
ou le conseil », cet ancien président du
bureau des élèves s’est créé un statut
d’autoentrepreneur pour facturer les
missions d’organisation d’événements.

ment ». « J’avais gravi les échelons un à
un, je gagnais bien ma vie et j’allais tous
les jours à La Défense. » Et puis un jour,
son corps lui envoie un signal. Grande
fatigue, esprit brumeux, il n’arrive plus
à se lever le matin : il est arrêté, puis
décide de démissionner.
Quelques mois plus tard, Antoine
Volatier atterrit à Puerto Escondido, sur
la côte Pacifique du Mexique. Il se qua­
lifie désormais de « slasher et digital
nomad ». « Je n’ai plus de bureau, je
travaille dans des cafés ou des restau­
rants qui ont une connexion Wi­Fi. » Il
vend du conseil en finance, organise
des « Mezcal Tour » dans les distilleries
de l’Etat de Oaxaca, accompagne en
tant que coach des jeunes trentenaires
en quête de sens... Et il vient de lancer

une activité de marketing numérique
pour les indépendants.
« J’ai découvert un nouveau rapport au
temps et aux gens. Je suis plus isolé qu’à
Paris, mais ça me force à rencontrer plus
de gens, à être plus ouvert. Je n’aurais
jamais pu réussir cette transition si je
n’étais pas passé par la case salariat. Tra­
vailler comme cela demande une grande
rigueur, sinon j’aurais vite la tentation de
l’oisiveté. » Une rigueur qui lui permet
d’aller surfer en plein milieu d’une jour­
née de travail sans aucune culpabilité.
Travailler mieux, vivre plus, semble être
sa nouvelle devise. Loin, très loin des
carrières « up or out » (monter dans la
hiérarchie ou quitter l’entreprise) de son
ancienne vie.j
marine miller

« JE VOULAIS
CONTINUER
À TRAVAILLER À MON
RYTHME PLUTÔT
QUE DE SUIVRE UNE
VOIE TOUTE TRACÉE
EN ENTREPRISE
ET ÊTRE SALARIÉ »
OLIVIER
travailleur indépendant

Les chiffres


78 %
des jeunes diplômés
des écoles de commerce
sont en activité professionnelle
six mois après leur diplôme

11 %
sont en recherche d’emploi

5 %
poursuivent leurs études

4 %
font du volontariat

2 %
sont volontairement
sans activité

84 %


des jeunes travailleurs
issus des écoles de commerce
sont en CDI

35 874 euros
annuels
c’est leur salaire moyen
post-diplôme
(hors primes éventuelles)

81 %
d’entre eux ont le statut
de cadre

Source : enquête insertion
de la Conférence des grandes écoles, 2019.

« Je voulais continuer à travailler à mon
rythme plutôt que de suivre une voie
toute tracée en entreprise et être salarié ».
Trois ans plus tard, certains de « ses amis
de l’audit et du conseil » commencent à
démissionner, pour faire quelque chose
de « moins cadré, de moins aliénant ».
« Finalement le but du jeu, c’est d’avoir un
équilibre sympa entre vie personnelle et
vie professionnelle, non? », interroge
celui qui s’est installé à Lille (Nord) et
dont le chiffre d’affaires annuel atteint
environ 30 000 euros.
Si ces jeunes diplômés s’autorisent ces
chemins de traverse, c’est que la situa­
tion leur est favorable. « Pour la première
fois depuis 2008, le marché de l’emploi est
avantageux pour les jeunes diplômés.
Ceux­ci sont très lucides. Ils ont moins
d’états d’âme que leurs aînés, ils sont gé­
nétiquement mobiles. Ils ne sont pas plus
attachés que ça à la “valeur entreprise”.
S’il y a une perte de sens, si ça se dégrade
avec la hiérarchie, s’ils s’ennuient, s’il n’y a
pas d’évolution, alors ils n’hésitent pas et
ils ont raison car le marché est porteur : ils
ont l’embarras du choix », explique Pierre
Lamblin, directeur des études de l’APEC,
qui reconnaît ce phénomène chez les
jeunes diplômés bac +5.

ESPRIT BRUMEUX
Mais ce tableau du « travailleur indépen­
dant n’a rien d’idyllique », tempère Fabien
Blanchot. L’isolement au travail, la perte
de lien social, le stress généré par des re­
venus irréguliers, l’accès au logement,
etc. : autant d’angles morts qui se cachent
derrière le statut d’indépendant. Les
avantages peuvent aussi être fragilisés
par « une dépendance économique à un
client principal », poursuit l’enseignant.
Après avoir gravi les échelons de
l’audit pendant sept ans dans l’un des
« big four » (les quatre plus grands cabi­
nets d’audit financier au monde – De­
loitte, Ernst and Young, KPMG, et PWC),
Antoine Volatier, 30 ans, diplômé de
Neoma Business School, dit lui­même
qu’il « faisai[t] partie des gens qui perfor­

LE MONDE CAMPUS JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
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