4 |international JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
0123
En Irak, craintes
pour les disparus
de la place Tahrir
Arrestations, rapts et pressions
par les forces de l’ordre déciment
les rangs de la contestation
REPORTAGE
bagdad envoyée spéciale
A
u sommet du « restau
rant turc », l’immeuble
emblématique de la
contestation contre le
pouvoir au centre de Bagdad,
l’homme au drapeau tient sans
faiblir sa position en surplomb de
la place Tahrir. D’un mouvement
ample, il fait virevolter une ban
nière à l’effigie de l’imam chiite
Hussein, petitfils de Mahomet et
figure centrale du chiisme. Der
rière lui, sur le toit, comme à cha
que étage, le nombre de jeunes Ira
kiens qui campent face à la « zone
verte » – une aire ultrasécurisée,
où se trouvent le siège du gouver
nement et des ambassades – s’est
réduit. « Dimanche soir, les forces
de sécurité nous ont envoyé des
bombes assourdissantes, beau
coup de jeunes ont eu peur et sont
partis, explique Qarar, un ouvrier
de 26 ans. Leurs familles faisaient
pression depuis des jours pour
qu’ils rentrent. Il y a sans cesse des
rumeurs d’attaque et des menaces.
On est en colère car beaucoup
nous abandonnent, mais, même si
Tahrir se vide, on restera ici. »
Aux côtés des slogans révolu
tionnaires et des photos de « mar
tyrs » sont apparus sur les murs
des avis de recherche. Sous la
photo d’un adolescent souriant fi
gurent son nom, un numéro de té
léphone et la mention « disparu ».
Comme lui, plusieurs manifes
tants ont, disparu mystérieuse
ment. Les autres se disent mena
cés. « Un homme m’a interpellé en
bas de l’immeuble par mon pré
nom, raconte Djamil. Il m’a dit de
l’accompagner à sa voiture pour
récupérer une affiche de martyr. Il
m’a attrapé par le bras et je me suis
échappé. Il était en civil, mais c’est
sûr qu’il était des renseignements. »
Hossam, un autre manifestant, a
été prévenu par sa famille que des
hommes étaient passés chez lui
pour qu’il se présente à un interro
gatoire. « Si la manifestation se ter
mine, je partirai en Turquie, parce
que sinon ils vont m’arrêter ou me
tuer », craintil.
Manifestants harcelés
Après la reprise, samedi, des ponts
qui enjambent le Tigre par les for
ces de sécurité, les manifestants se
sont repliés sur la place Tahrir.
Ceux qui campent sur le sitin ont
du mal à fermer l’œil, la nuit. Régu
lièrement, la rumeur d’un assaut
imminent circule. « Des gens pro
pagent délibérément ces bruits
pour faire partir les manifestants et
ça commence à marcher », pense
Nour, une soignante. Chaque jour,
des manifestants viennent harce
ler les forces de sécurité face au
pont AlSinak, au prix de blessés et
de morts, fauchés par des grena
des lacrymogènes et des tirs à bal
les réelles. A cette répression, qui a
déjà fait plus de 319 morts à Bag
dad et dans le sud du pays, selon la
Commission irakienne des droits
de l’homme, s’ajoute désormais
une menace plus sournoise. Arres
tations et kidnappings, avertisse
ments et pressions, déciment les
rangs de la contestation.
Simple bénévole dans une équi
pe médicale, Saba Mahdaoui a été
la première à disparaître depuis la
reprise de la contestation, le 24 oc
tobre. Elle a été enlevée le 3 no
vembre en rentrant chez elle. « Elle
a été emmenée par des hommes
circulant à bord de deux pickup,
dit Hassan Wahhab, du centre Al
Namaa pour les droits de l’hom
me. C’est un message, peutêtre
des milices [chiites], pour dissua
der les femmes de participer aux
manifestations. »
Les bénévoles des équipes mé
dicales se sentent aussi visés.
« Depuis dix jours, des confrères re
çoivent des SMS ou des appels leur
disant de cesser leurs activités.
Beaucoup d’entre nous ont l’im
pression d’être suivis et observés »,
relate un dentiste. Des hôpitaux
de campagne ont plié bagage
après la mort de soignants dans
les heurts et des attaques aux
bombes assourdissantes place
Tahrir. « Le personnel soignant est
délibérément ciblé par les forces de
sécurité, poursuit le dentiste. De
puis samedi, il y a une baisse dras
tique du nombre de soignants. »
Plus un jour ne passe sans que
des familles viennent s’enquérir,
place Tahrir, du sort d’un fils ou
d’un frère dont ils sont sans nou
velles. Ammar AlOkaibi, un Ira
kien de 60 ans résidant en Suède,
revenu en Irak pour le pèlerinage,
a disparu jeudi. « Il avait monté une
tente place Tahrir pour aider les
manifestants, raconte son frère
Naïm Mohamed, un ouvrier de
34 ans, casquette pailletée et dra
peau irakien sur sa djellaba noire.
En rentrant, jeudi à 20 heures, il
nous a appelés pour dire qu’il s’arrê
tait dans un magasin de notre
quartier. Il n’est pas rentré. Au ma
gasin, des témoins ont dit avoir vu
des hommes cagoulés, à bord de
deux SUV Toyota, vitres teintées,
l’emmener. On est depuis sans nou
velles. » Lui aussi, chef de la tribu
des AlOkaibi, a été menacé. « Une
moto est venue déposer chez moi
une lettre avec une balle et le mes
sage : “Quittez les manifestations”,
mais je n’ai pas peur. Même si je de
vais perdre chacun de mes enfants,
je ne quitterai pas Tahrir sans avoir
obtenu mes droits. »
Attaques contre des médias
Les pressions s’intensifient contre
les activistes. Depuis la démobili
sation des enseignants, qui ont
mis un terme à leur grève générale
dimanche, sous la menace de li
cenciement et de poursuites, les
militants de la société civile sont
plus exposés. « Des gens de notre
groupe ne viennent plus, raconte
Sajjad (le nom a été modifié), un
militant. Beaucoup ont reçu des
appels et des SMS. Certains ont été
convoqués par la sûreté nationale.
On les a prévenus qu’ils étaient sur
des listes et que, s’ils n’arrêtaient
pas, ils risquaient de tomber entre
les mains des “mauvais gars”. »
La rumeur de deux listes d’acti
vistes et de journalistes ciblés cir
culait déjà début octobre, l’une
établie par les agences de rensei
gnement officielles, l’autre par les
milices proiraniennes. Après une
série d’attaques contre des mé
dias irakiens et régionaux, nom
bre d’entre eux ont déjà fui au
Kurdistan irakien ou en Turquie.
« On m’a dit que mon nom figurait
sur une liste. Quand la manifesta
tion sera terminée, on sera peut
être tués. On s’est préparés à cette
idée », explique Sajjad.
Depuis le 1er octobre, des centai
nes de personnes ont été interpel
lées, dans les heurts, aux barrages
de sécurité à l’entrée des villes et
parfois même dans les hôpitaux,
selon Hassan Wahhab. « Ils sont ac
cusés de troubles à la sécurité natio
nale et relâchés dans l’attente du
procès. Le gouvernement doit reti
rer ces accusations », plaide le di
recteur du centre AlNamaa.
Mountazar AlZaidi, un journa
liste devenu célèbre pour avoir
lancé ses chaussures sur l’ancien
président George Bush en 2008,
est toujours sans nouvelles de son
frère Barham, un activiste de
45 ans arrêté mercredi alors qu’il
apportait de l’aide aux manifes
tants près du pont AlAhrar. « Ceux
qui sont venus manifester vont soit
repartir avec leurs droits, soit être
arrêtés ou kidnappés, estime l’Ira
kien de 40 ans. On a un peu peur en
voyant les manifestations baisser
en intensité, mais on va trouver un
moyen de remobiliser les gens. »
hélène sallon
Inquiétudes européennes autour de l’escalade nucléaire de l’Iran
L’Agence internationale de l’énergie atomique a détecté des « particules d’uranium » sur un site non déclaré, en violation avec l’accord de 2015
L
es capitales européennes
concernées par l’accord de
juillet 2015 sur le nucléaire
iranien – dont les EtatsUnis se
sont retirés en mai – sont de plus en
plus inquiètes face aux accrocs ré
pétés de Téhéran à ses engage
ments. Le dernier rapport, lundi
11 novembre au soir, de l’Agence in
ternationale de l’énergie atomi
que (AIEA) a encore accru ces pré
occupations. Ses inspecteurs affir
ment avoir détecté des « particules
d’uranium naturel d’origine an
thropogénique » – c’estàdire dues
à des activités humaines – dans un
lieu, en Iran, non déclaré à l’AIEA.
« Aggravation significative »
L’agence basée à Vienne, garante
de l’application de l’accord de
2015, avait posé des questions à Té
héran concernant un lieu signalé
par Israël, et avait effectué des pré
lèvements d’échantillons sur ce
site du district de Turquzabad,
près de la capitale. L’AIEA a par
ailleurs confirmé que l’Iran avait,
comme annoncé le 5 novembre,
repris des activités d’enrichisse
ment de l’uranium dans ses instal
lations souterraines de Fordo, ce
qui constitue une nouvelle viola
tion de ses engagements.
« Nous sommes entrés dans une
phase d’aggravation significative
de la situation », soupire une sour
ce diplomatique occidentale, rele
vant que, « pour la première fois de
puis juillet 2015, l’Iran sort du cadre
de l’accord (...) et que cela repré
sente un changement profond de
stratégie. » Ces traces d’uranium
sont en effet l’indice d’une activité
clandestine nucléaire, même si sa
nature n’est pas encore claire. Le
fait est d’autant plus grave que,
pour la première fois, les autorités
iraniennes ont commencé à entra
ver le travail des inspecteurs de
l’AIEA déployés sur le terrain, blo
quant, le 28 octobre, une inspec
trice à l’usine de Natanz, le princi
pal site sous surveillance. « Le dis
positif d’inspection négocié à
Vienne dans le cadre de l’accord est
le plus intrusif du monde. Les ins
pecteurs peuvent aller presque par
tout où ils veulent, quand ils le veu
lent avec un préavis très court »,
rappelle Benjamin Hautecouver
ture, de la Fondation pour la re
cherche stratégique.
Cet incident reste pour le mo
ment isolé, mais c’est un autre si
gnal de la volonté de l’Iran de tes
ter la détermination occidentale et
surtout de s’affranchir de toutes
ses obligations. Avec l’accord de
juillet 2015, le « breakout time »,
c’estàdire le temps qu’il faudrait
à l’Iran pour produire une bombe
nucléaire s’il le décidait, était d’un
an. Cela laissait le temps aux Occi
dentaux de réagir, y compris par
une campagne de bombarde
ments. « Nous arrivons à un mo
ment où ce que font les Iraniens va
avoir un effet significatif sur le
“breakout time” », s’inquiète une
source proche du dossier.
Réunis à Paris lundi 11 novem
bre, les ministres français, alle
mand et britannique des affaires
étrangères et la haute représen
tante de l’UE, Federica Mogherini,
se sont dits « extrêmement préoc
cupés » par cette situation. Dans
un communiqué commun, ils
« exhortent Téhéran à revenir sur
toutes les mesures contraires » au
traité. « Nous nous tenons prêts à
poursuivre nos efforts diplomati
ques pour créer les conditions et
faciliter la désescalade des tensions
au MoyenOrient, dans l’intérêt de
préserver la paix et la sécurité inter
nationales. Ces efforts sont rendus
de plus en plus difficiles par les ré
centes actions de l’Iran », ont rap
pelé les ministres dans leur com
muniqué. Les autorités françaises
constatent que « la fenêtre d’op
portunité » créée par la médiation
d’Emmanuel Macron lors du G7 à
Biarritz puis à l’Assemblée géné
rale de l’ONU à New York « est en
train de se rétrécir très rapidement,
même si elle n’est pas encore com
plètement refermée ». »
« Résistance maximum »
Bien décidée à exercer une « pres
sion maximale » sur Téhéran, l’ad
ministration américaine avait
durci, en mai, les sanctions écono
miques, supprimant les exemp
tions dont bénéficiaient encore
les principaux acheteurs de brut
iranien, dont la Chine, l’Inde et le
Japon, et plongeant l’Iran dans
une grave récession. En réponse,
Téhéran s’est lancé dans une stra
tégie de « résistance maximum »,
remettant en cause progressive
ment par phase de soixante jours
ses engagements dans le cadre de
l’accord signé avec les « 5 + 1 » (les
cinq membres permanents du
Conseil de sécurité et l’Allemagne).
Depuis mai, l’Iran a commencé à
produire de l’uranium enrichi à
4,5 %, un taux supérieur au pla
fond de 3,67 % prévu par l’accord,
mais loin des 90 % nécessaires
pour un usage militaire. Chaque
jour, le stock d’uranium faible
ment enrichi augmente de 5 kg et,
selon un diplomate en poste à
l’AIEA, il atteindrait désormais
quelque 551 kg, bien audelà des
300 kg autorisés par l’accord. La re
prise de l’enrichissement à Fordo
et la remise en route de 1 000 nou
velles centrifugeuses en plus des
5 044 autorisées par le traité repré
sente un saut qualitatif.
L’Iran assure ne s’affranchir de
ses obligations, par phases de
soixante jours, que pour amener
les autres signataires de l’accord
de juillet 2015 à prendre des mesu
res permettant de contourner
les sanctions américaines. « Notre
pays a attendu un an avant de
commencer son désengagement
progressif de l’accord », a déclaré,
lors d’une conférence de presse le
président iranien, Hassan Rohani,
affirmant que « personne ne peut
accuser [l’Iran] d’avoir abandonné
aujourd’hui les engagements en
vertu du [traité] ». « C’est un pro
blème que notre ennemi a créé
pour nous », a ajouté le président
iranien, affirmant prendre « le che
min de la résistance et de la persé
vérance » en réduisant ses engage
ments et en négociant. « Nous né
gocions avec le monde. (...) Ils nous
font des propositions, nous leur fai
sons des propositions. Jusqu’à
aujourd’hui, je n’ai pas accepté les
propositions qu’on m’a faites », a
précisé M. Rohani. A son retour de
New York, après avoir refusé au
dernier moment la rencontre avec
son homologue américain, Do
nald Trump, il avait néanmoins
jugé les propositions françaises
« intéressantes ».
Mais les autorités de la Républi
que islamique sont sur une ligne
de plus en plus dure. Jusqu’ici, les
mesures annoncées par Téhéran
étaient présentées comme « réver
sibles ». De fait, elles ne le sont plus.
Pour le moment, les autorités ira
niennes n’ont pas encore annoncé
ce que pourrait être, dans deux
mois, le nouveau pas dans leur dé
sengagement du traité. Nombre
d’experts et de diplomates pen
sent que Téhéran pourrait alors
décider de passer à un taux d’enri
chissement à 20 %, ce qui repré
senterait un véritable tournant.
Audelà de ce seuil, il est très facile
d’arriver à un enrichissement à
plus de 90 %. Dès lors, ce serait la
fin de l’accord de juillet 2015. Ce
luici prévoit un mécanisme de rè
glement des différends qui peut
déboucher sur un retour automa
tique des sanctions du Conseil de
sécurité de l’ONU à l’encontre de
l’Iran (« snapback »). Dans ce cas,
les sanctions européennes sont
automatiquement réappliquées,
s’ajoutant à celles des EtatsUnis.
Une procédure longue, mais qui
peut être lancée par n’importe le
quel des pays signataires.
marc semo
Des portraits de disparus, au sommet du « restaurant turc », l’immeuble emblématique de la contestation où campent
les manifestants, place Tahrir, au centre de Bagdad, mercredi 6 novembre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
« Quand la
manifestation
cessera, on sera
peut-être tués.
On s’est préparés
à cette idée »
SAJJAD
militant
Les mesures
annoncées par
Téhéran étaient
présentées
comme
« réversibles ».
De fait, elles
ne le sont plus