0123
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 france| 9
« Chaque jour, des infirmières craquent »
De nombreux soignants décrivent des conditions de travail qui se dégradent à l’hôpital
TÉMOIGNAGES
A
28 ans, Marlène (tous les
prénoms ont été modi
fiés) est une infirmière
« exténuée ». En cinq ans, l’effectif
du service d’hématooncologie où
elle travaille a fondu de moitié.
Face aux demandes régulières de
la cadre de son service de revenir
travailler lors d’un jour de repos
pour boucher un « trou » de plan
ning, elle a pris une décision radi
cale : elle ne répond plus aux ap
pels venant de l’hôpital et a même
débranché sa boîte vocale afin de
ne plus « culpabiliser » et « stres
ser » de refuser ces demandes.
Ce manque permanent et quasi
structurel de personnel est le pre
mier problème pointé par les quel
que 200 soignants – principale
ment infirmiers et aidessoi
gnants – du secteur public qui ont
répondu à un appel à témoignages
lancé sur Lemonde.fr, le 25 octobre.
Certains se disent « en colère »,
d’autres « désabusés ». Tous évo
quent l’épuisement dû à une « dés
humanisation progressive des
soins ». « Chaque jour, j’ai des infir
mières qui craquent et qui pleurent
à cause de ce rythme “à la chaîne”
que je leur impose malgré moi », té
moigne une cadre de santé d’un
centre de lutte contre le cancer.
« Frustration »
Le constat est récurrent : depuis
dix ans, les personnels hospita
liers partant à la retraite n’ont pas
tous été remplacés, alors que la de
mande de soins, elle, a continué de
croître. Ces nonremplacements
sont durement ressentis par ceux
qui restent. « Avant, les congés ma
ladie et maternité étaient rempla
cés, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Les autres agents compensent avec
les heures sup », explique Olivier,
47 ans, infirmier en psychiatrie à
l’hôpital d’Aurillac.
« Il y a dix ou douze ans, ça ne se
passait pas comme ça : quand il fal
lait recruter, on recrutait », se sou
vient Camille, 39 ans, infirmière
de bloc dans le service de chirurgie
pédiatrique d’un centre hospita
lier universitaire francilien. Les
heures supplémentaires? « Elles fi
nissent par vous faire ressembler à
un zombie », pestetelle, décrivant
une « catastrophe » pour la vie de
famille. Après dixhuit ans à l’hôpi
tal, et un arrêt maladie pour burn
out, elle a choisi, il y a quelques se
maines, la mort dans l’âme, de
passer à autre chose.
« Il y a deux fois plus d’arrêts qu’il
y a dix ans », estime Aurélie, aide
soignante en chirurgie digestive
pour un peu plus de 1 500 euros
par mois dans un hôpital des Pays
de la Loire. Faute de lèvemalades
adaptés, six des huit aidessoi
gnantes de son service se plai
gnent actuellement du dos. « Il y a
quelques jours, mon dos a dit stop,
racontetelle. Mon médecin vou
lait m’arrêter plus de trois jours,
mais je n’ai pas voulu parce qu’il y
avait de grandes chances que je ne
sois pas remplacée et que ça mette
mes collègues en difficulté. »
Pour illustrer cette fragilité du
système, un médecin d’un établis
sement francilien de l’Assistance
publiqueHôpitaux de Paris
(APHP) décrit une situation révé
latrice de la crise actuelle. « Parfois,
nous obtenons un infirmier sup
pléant qui arrive dans le service. Il
commence à prendre en charge les
patients, mais, une heure plus tard,
il est changé de service pour un
autre, où les difficultés sont encore
plus importantes, ce qui désorga
nise les soins et crée de la frustra
tion et de l’incompréhension. »
La charge de travail explose. In
firmière à l’hôpital de Briançon
(HautesAlpes), Christelle Faucon
nier, 48 ans, raconte qu’il y a dix
ans, lorsqu’elle a commencé à tra
vailler la nuit, elle devait s’occuper
de 12 patients. « On est ensuite
passé à 15, puis à 20 et enfin 30. Une
nuit, j’en ai eu jusqu’à 47! », s’excla
metelle. Avec autant de patients,
« plus un moment de répit ». « Je
n’osais plus boire car je savais que je
n’aurais pas le temps de faire pipi, je
mangeais un bonbon quand j’étais
au bord du malaise », raconte l’in
firmière, qui travaille désormais
aux consultations externes pour
2 130 euros net par mois.
Infirmière de nuit dans un hôpi
tal de l’APHP, Armelle, 27 ans,
pense déjà à se reconvertir, un an
seulement après avoir commencé
son métier. « Le rythme est plus
que soutenu, c’est nonstop, c’est ex
ceptionnel quand j’ai le temps de
manger un petit bout », expliquet
elle. En ce moment, deux des cinq
infirmières des deux équipes de
nuit du service sont en arrêt mala
die et ne sont pas remplacées. « On
n’arrive pas à recruter, personne ne
veut venir travailler chez nous. »
Les départs à la retraite non rem
placés – notamment de secrétai
res – ont augmenté le nombre de
tâches demandées aux person
nels paramédicaux. « En vingtcinq
ans, mon métier de soignant est de
venu peu à peu secrétaire, gestion
naire de stock, apprenti informati
cien, fabricant de protocoles... », es
time Olivier, infirmier à Aurillac.
« Des choix impossibles à faire »
Pour les soignants, ce travail à flux
tendu se fait au détriment d’une
certaine qualité du soin aux pa
tients. « Avant, on avait le temps
d’aller promener nos patients de
hors, de faire de l’animation, on
avait un horaire aménagé pour
ça... Maintenant, il faut revenir sur
nos repos », déplore Lila, 43 ans,
aidesoignante en gériatrie, à l’hô
pital de Montluçon (Allier).
Conséquence de ce « rythme de
dingue » : des « choix impossibles à
faire sans cesse », estime Marie,
32 ans, infirmière depuis près de
dix ans dans un service de chirur
gie d’un hôpital de Toulouse, pour
1 600 euros net par mois. « Estce
que je laisse la mamie dans ses sel
les pendant deux heures ou estce
que je laisse ouvert un pansement?
Plus ça va, plus on a ce type de choix
à faire. Tout s’aggrave. »
L’infirmière constate également
que, cinq ans plus tôt, dans son ser
vice, aucun patient n’avait d’escar
res. « Aujourd’hui, ils en ont très
souvent. On n’a plus le temps de les
tourner toutes les heures ou toutes
les deux heures. » « On nous de
mande d’être des techniciens de
soins en série, des robots efficaces,
regrettetelle. J’adore mon métier,
mais je n’arrive plus à l’exercer. »
fr. b.
« IL Y A DIX ANS,
ÇA NE SE PASSAIT
PAS COMME ÇA : QUAND
IL FALLAIT RECRUTER,
ON RECRUTAIT »
CAMILLE
infirmière de bloc
férent. « Il y a un besoin de finance
ments supplémentaires et de me
sures d’urgence pour l’hôpital,
mais cela doit se faire en bonne
gestion. Le sujet de la reprise de
dette a été évoqué il y a une dizaine
de jours, lors d’une réunion inter
ministérielle, il a été mis de côté
pour le moment. Mais il n’est pas
impossible que cela revienne par la
fenêtre. Le plan de soutien n’est pas
encore arbitré. Ça se joue chez
Buzyn et à Matignon », explique
une source proche du dossier.
« Question politique »
De fait, l’hôpital étant une admi
nistration publique, faire suppor
ter sa dette par l’Etat ne changerait
pas le déficit public total de la
France. Pas de quoi, donc, mettre
Paris en porteàfaux par rapport à
ses engagements européens en
matière de finances publiques. Et
ce, alors que le taux moyen des in
térêts de la dette hospitalière est
de 2,4 %, contre 1,8 % pour la
charge (les intérêts) de la dette
payée par l’Etat. « Il s’agirait donc
d’un transfert d’une administra
tion à une autre, cela ne changerait
strictement rien visàvis de Bruxel
les, décrypte François Ecalle, an
cien conseiller maître de la Cour
des comptes et fondateur du site
d’analyse des finances publiques
Fipeco. Et cela permettrait aux hô
pitaux de faire une économie de
plus de 700 millions d’euros par an
en dépenses de fonctionnement,
qu’ils pourraient utiliser pour in
vestir ou augmenter les salaires. »
« Mais la question est politique,
ajoutetil. Bercy a toujours tout
fait pour maintenir un déficit de la
Sécurité sociale, avec l’idée que c’est
un moyen de demander des écono
mies. » Le sujet est explosif, au mo
ment où les revendications socia
les se cristallisent, des écoles à la
police en passant par les chemi
nots ou les pompiers. « Si l’Etat re
prend leur dette, il dit aux hôpi
taux : vous pouvez vous endetter
davantage », craint une source
gouvernementale. « A un moment,
il faut savoir si la dette est un pro
blème ou pas. On ne peut pas raser
gratis! », s’agaceton dans les cou
loirs de Bercy.
françois béguin,
cédric pietralunga
et audrey tonnelier