Libération - 05.11.2019

(avery) #1
verains, près de 500 000 tonnes de remblai
ont été versées sur place depuis 1991. Le pro-
priétaire jure vouloir «revaloriser» sa parcelle
pour y planter des oliviers. Une «mascarade»
pour Cédric Gravier, président de l’Association
des vins de Bandol, qui se désole d’avoir
­à «déclasser les terres du domaine.»
Sur place, des bouts de ferraille dépassent
d’une benne chargée à ras bord. Non loin, une
pile de pneus entassés déborde d’un conteneur
métallique. De jeunes vignes ont même été
plantées sur des couches de remblai encore
fraîches, parsemées de déchets... En France,
seule la préfecture peut délivrer l’autorisation
d’exploiter une installation classée pour la pro-
tection de l’environnement (ICPE). Problème,
la parcelle en question se situe en «zone N» du
plan local d’urbanisme, interdisant, en prin-
cipe, toute activité industrielle. Deux sociétés
exploitent pourtant la décharge.

Fraude organisée
Le responsable de l’une d’elles a d’ailleurs
­remarqué la présence de visiteurs. Au télé-
phone, il s’emporte. «On a déjà eu tous les cont­-
rôles du monde. Qu’est-ce que vous voulez de
plus ?» D’après lui, la direction régionale de
l’environnement, de l’aménagement et du
­logement (Dreal) aurait plusieurs fois inspecté
les lieux. Interrogée par Libération, la préfec-
ture affirme ne jamais avoir accordé la moin-
dre autorisation aux deux entreprises, qui ont
été mises en demeure de régulariser leur acti-
vité. Ce qu’elles se sont engagées à faire depuis
des années, sans résultat.
«Evidemment qu’ils n’ont pas d’autorisation,
se désespère une riveraine. Dans la vallée, il y
a des risques d’inondation. Comment voulez-
vous installer une décharge ici ?» Selon elle, la
préfecture fermerait les yeux sur cette fraude
organisée. Et pour cause : «Un jour, un voisin
a suivi l’un des camions jusqu’à son chantier.
Arrivé sur place, il demande à voir le respon­-
sable. Il se trouve que le marché appartenait
à TPM [Toulon-Provence-Méditerranée, ndlr].
La métropole de la région !» Interrogé, le maître
d’œuvre affirme ne pas savoir où étaient em-

Par
David Pargamin
Envoyé spécial dans le Var
Photos Franck Bessière.
Hans Lucas

terrains vagues. Les «déballes» sont le fait
d’une véritable organisation, explique Marcel :
«Vous trouvez un propriétaire qui accepte de
mettre à disposition l’une de ses parcelles et
vous déversez vos camions dessus. Au lieu de
payer la décharge, qui n’est ouverte qu’entre
9 heures et 19 heures, vous glissez une pièce à
un agriculteur, et les camions viennent quand
il leur plaît. Ni vu ni connu.» En échange, le
propriétaire reçoit entre 3 et 5 euros la tonne
contre 10 euros, en moyenne, dans une dé-
charge officielle. Une «belle affaire» dans une
région où le BTP génère chaque année près
de 2,5 millions de tonnes de déchets.
Trois frères ont ainsi été condamnés en janvier
par le tribunal correctionnel d’Aix-en-
Provence pour avoir enfoui
100 000 tonnes de déchets sous
terre, à Martigues, sur lesquels
ils plantaient des oliviers
pour déguiser leur trafic. Bé-
néfice : 1,8 million d’euros,
évidemment non déclarés. A
leur domicile, 70 000 euros
ont été saisis et une voiture de
luxe embarquée par les gendar-
mes. Condamnés à 30 000 euros
d’amende, et pour l’un d’eux à six
mois de prison ferme, ils ont fait appel et re-
passeront devant le tribunal en novembre.
«Les margoulins de la région profitent d’un cer-
tain flou juridique pour planter des vignes sur
les déchets», résume un agriculteur. Dans le
système actuel, rien n’oblige les sous-traitants
à remplir des bordereaux de suivi pour les dé-
chets inertes, considérés comme non dange-
reux. Mieux encore, un particulier peut choisir
de «rehausser» son terrain avec de la terre. Du
béton et de la tôle, mélangés à du remblai,
pour maquiller le tout. Un cocktail savou-
reux... en plein vignoble varois. «Et après, ils
vous font du vin de Provence, bien de chez
nous», se désespère un vigneron.
Dans la petite commune du Castellet, un agri-
culteur aurait ainsi accepté d’ouvrir une
­«déballe» taille XXL au milieu d’un de ses
champs. Selon l’Arcade, une association de ri-

A


moitié écrasée, une barrière protège
l’entrée du site. Seuls quelques ­déchets
rappellent l’ancienne vie des rebuts :
on devine dans l’un la forme d’une gouttière,
dans l’autre un morceau de parapet. C’était
avant d’être broyés, concassés et empilés dans
cette zone industrielle près de Sanary-sur-Mer
(Var). Dans l’ouest du département, des dizai-
nes de décharges illégales apparaissent chaque
année dans les villages de l’ar-
rière-pays. Il en existerait
une quarantaine au-
jourd’hui, des milliers en
France. Des «déballes»,
comme on les surnomme
chez les professionnels du
bâtiment. Des lieux «aména-
gés» pour recevoir les restes
de chantier, au mépris des rè-
gles de l’urbanisme et du code
de l’environnement. Le 5 août, la
mort du maire de ­Signes, Jean-Ma-
thieu Michel, renversé par un camion sur sa
commune alors qu’il s’opposait au décharge-
ment de gravats, a mis le doigt sur la gestion
chaotique des déchets dans le département.
Dans l’ouest du Var, seules quatre déchetteries
acceptent d’accueillir les matériaux de chan-
tier. Un nombre insuffisant, et qui pousserait
les entrepreneurs à la fraude, punie de
deux ans de prison et 75 000 euros d’amende.

«Flou juridique»
«Les gars ont peur, mais ils savent qu’ils ne ris-
quent pas de se faire attraper, souligne Mar-
cel (1), un ancien du BTP. Si vous ouvrez votre
gueule, ici, vous ne travaillez plus.» L’homme
a toujours refusé d’«entrer dans la combine».
En sillonnant le département, les premières
montagnes de gravats apparaissent, cachées
au milieu des roseaux, parfois stockées sur des

10 km

VAR

BOUCHESDURHÔNE

ALPES
DEHAUTE
PROVENCE ALPESMAR.

Toulon
Mer Méditerranée

Bagnols-en-Forêt

Le Castellet
Six-Fours-les-Plages

Sanary-
sur-Mer

Signes

Une décharge sauvage dans le Var, le

Dans le Var,


la «belle affaire»


des déchets sauvages


La mort début août du maire de Signes, renversé par un camion


alors qu’il s’opposait au déchargement de gravats dans


sa commune, a mis en lumière une pratique illégale dans


le département : la création de «déballes», terrains aménagés pour


récupérer les restes de chantiers contre rémunération.


France


18 u Libération Mardi 5 Novembre 2019

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