Libération - 05.11.2019

(avery) #1
texte français marqué par une
succession ininterrompue d’at-
tentats et d’attaques commis en
son nom. Mais elle gagnerait sans
doute désormais à en intégrer les
soubassements émotionnels,
dont le ressentiment, quoique
peu abordé, fait partie intégrante.
Il n’est en effet pas excessif d’ob-
server que la montée en puissance
depuis 2001 de mouvements jiha-
distes transnationaux, au premier
plan desquels Al-Qaeda et l’EI, est
indissociable des affects qui con-
ditionnent et orientent leur vio-
lence. Pour véritablement com-
prendre comment un individu
passe d’une adhésion au système
de pensée jihadiste à la violence
elle-même, il convient ainsi de re-
situer affects et émotions au cœur
de l’analyse. Ceux-ci sont très sou-
vent liés aux trajectoires de radi-
calisation, ancrés dans les biogra-
phies intimes des militants,
comme l’ont mis en évidence les
parcours de nombreux combat-
tants et sympathisants.
Si la recherche n’en est qu’à ses
prémices sur le sujet, quel rôle
précisément accorder au ressenti-
ment? En quoi, au-delà des condi-
tions matérielles et structurelles
et des ancrages personnels, cette
émotion plus qu’une autre influ-
ence-t-elle la volonté d’un jiha-
diste de remettre en cause, par
l’entremise d’une violence ex-
trême, un statu quo qu’il juge irre-
cevable? Dans quelle mesure le
ressentiment permet-il aux grou-
pes radicaux de recruter dans
leurs rangs un flux incessant et
disparate de personnes? En quoi
amplifie-t-il le désir de ven-
geance chez elles? L’appel justi-
cier d’Al-Baghdadi lancé à ses par-
tisans à la fin du mois d’avril 2019
devrait résonner tel un avertisse-
ment pour ses adversaires : non, le
groupe jihadiste ne s’est pas éteint
avec la mort de son chef et, si l’on
se fie au cycle infernal de repré-
sailles depuis 2014, il est même
probable que le ressentiment de
ses disciples ait encore crû.
Le ressentiment n’est toutefois
pas exclusivement propre à l’EI.
Il imprime l’ensemble des idéolo-
gies modernes, de l’islamisme ji-
hadiste au suprémacisme d’ex-
trême droite qui, depuis peu,
frappe aussi de manière régulière.
En creux de la rancœur jihadiste,
la vision d’un monde fondé sur
une supériorité – celle de l’Occi-
dent «mécréant» et de ses alliés –,
d’une domination immorale,
­injuste, méprisée, haïe, contre la-
quelle le militant le plus con-

DR

Par Myriam
Benraad

Politologue spécialiste du monde
arabe. Auteure de Jihad : des
origines religieuses à l’idéologie
(Paris, le Cavalier bleu, 2018)

A


u terme d’une traque sans
relâche étalée sur près
d’une décennie, Abou Bakr
al-Baghdadi, «calife» autopro-
clamé du groupe Etat islamique,
était tué le 26 octobre dans un raid
des forces américaines en Syrie au
côté de son porte-parole, Abou

Hassan al-Mouhajir. Au-delà du
discours triomphaliste déployé le
lendemain même par le président
Donald Trump, cette disparition
ne signifie guère l’arrêt de la me-
nace jihadiste, et encore moins
celle de l’idéologie qui la sous-
tend. Au cœur de celle-ci, un pro-

vaincu sera disposé au pire – les
atrocités commises en Irak, en
Syrie et partout ailleurs parlent
d’elles-mêmes. C’est cette
­conception parfaitement binaire
et manichéenne du réel, axée au-
tour du rejet inconditionnel de
l’«autre», de ses valeurs et de tout
ce qu’il incarne, qui facilite le dis-
cours victimaire et légitime la
violence contre une condition
d’infériorité vue comme imposée
de l’extérieur et qu’il s’agit de ren-
verser. Ce faisant, il convient de le
souligner, les jihadistes évacuent
toute responsabilité pour les hor-
reurs perpétrées, mensongère-
ment placées sur le compte d’une
justice exécutée au nom du
monde musulman tout entier.
Il n’en demeure pas moins que
cette idéologie du ressentiment,
articulant une ample rhétorique
de doléances et d’animosité, ré-
sonne depuis déjà de longues an-
nées parmi un large public d’indi-
vidus qui, à travers une action
collective extrême, peuvent eux-
mêmes mettre à jour et réverbérer
leur amertume. De ce point de
vue, le narratif de la victoire déve-
loppé par l’EI contre toutes les
épreuves, tous les revers et la
perte de ses dirigeants n’a aucune
raison, en l’état, de s’éteindre
mais se maintiendra sans aucun
doute encore de longues années,
capitalisant sur un ample réser-
voir de ressentiment doublement
transhistorique et transculturel.
Voici la raison pour laquelle, au-
delà des groupes et réseaux iden-
tifiés aux quatre coins du monde,
du Moyen-Orient à l’Asie, en pas-
sant par l’Europe et l’Afrique,
il n’existe pas non plus à propre-
ment parler de «carte idéologi-
que» des idées que les jihadistes
diffusent, mais un continuum
par l’effet de contagion que ce
ressentiment est susceptible de
projeter dans l’espace et la durée,
et qu’il est en réalité impossible
de systématiquement détecter.
L’attentat de la préfecture de po-
lice de Paris en fut un exemple
édifiant en France, mais bien
d’autres faits d’armes extrêmes
inspirés par la propagande des ul-
traradicaux rendent également
compte de cet aspect.
Si la neutralisation d’Al-Baghdadi
et de son bras droit a donc incon-
testablement porté un coup à
leurs partisans, en aucun cas cel-
le-ci ne signifie la fin du mouve-
ment, qui a d’ores et déjà relancé
l’insurrection armée dans son
sanctuaire syro-irakien, et encore
moins l’affaiblissement d’une idé-
ologie suffisamment puissante
dans les affects et émotions qu’elle
véhicule et génère pour faire
craindre à tous les gouvernements
concernés et à toutes les agences
de sécurité le spectre de repré-
sailles mortelles. Peut-on, à ce ti-
tre, réellement évoquer l’existence
de «loups solitaires» ou d’indivi-
dus autoradicalisés quand tous
ont en partage d’appartenir à une
même et unique communauté de
militants où haine et soif d’en dé-
coudre puisent leur source dans
un ressentiment maximal ?•

Idées/


fond ressentiment ayant façonné
toute une génération de radicaux
et dont la prise en considération
permet, a posteriori, de faire la
pleine lumière sur les circonstan-
ces d’émergence du groupe terro-
riste en 2006, de même que sur
l’extension continue de sa cause
depuis cette période et son inta-
rissable potentiel de mobilisation.
L’étude du jihadisme, de ses res-
sorts et expressions, a certes
beaucoup progressé ces dernières
années, en particulier dans le con-

Etat islamique :


une idéologie


du ressentiment


La disparition d’Al-Baghdadi ne met pas fin
au cycle infernal d’attentats islamistes.
Il est même probable que le ressentiment
qui anime ses disciples ait encore crû.

L'œil de Willem


24 u Libération Mardi 5 Novembre 2019

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