Libération - 05.11.2019

(avery) #1

P


arfois, il faut bien que cette chroni-
que honore son intitulé. Alors je vais
dire que je me ré/jouis de voir Repor-
ters sans frontières et Jean-Paul Goude me-
ner combats communs. Car la liberté de la
presse va de pair avec la liberté de créer.
L’une comme l’autre sont désormais mena-
cées par des censures d’un nouveau genre.
D’un côté, la gratuité de l’information tue
le décryptage raisonné de l’actualité. De
l’autre, l’hystérie numérique, son mora-
lisme braillard et son ébriété éthique,
­remplace le contrôle étatique devenu éti-
que en Occident. Rétifs à l’égalitaire, le vic-
timaire et l’identitaire accolent leurs plain-
tes pour interdire tout accouplement mal
stabilisé, tout mélange des genres, toute
hybridation impure.

De cet état des lieux, Goude fait une analyse
affligée, recueillie par Michel Guerrin, jour-
naliste au Monde. Parfait dandy de 78 ans, cet
artiste multifonctions, à la fois photographe
et dessinateur, chorégraphe et publicitaire,
argumente ainsi : «Depuis cinquante ans, j’ai
toujours été du côté de ceux qui défendent le
mélange et le métissage, alors qu’aujourd’hui,
certains prônent la séparation. Le défilé
de 1989 sur les Champs-Elysées [...] associait
Blacks, Blancs, Beurs, tirailleurs sénégalais
et valseuses maghrébines... Je ne crois pas
qu’il serait encore possible.»
C’est vrai que cette parade était on ne peut
plus ré/jouissante. Elle était joyeuse et anti-
militariste, moqueuse et effeuilleuse de
poncifs, colorée et bruyante. Elle se riait de
la pluie qui tombait à seaux, comme souvent

le 14 juillet. Bien dans le tempo, elle évoquait
les étudiants chinois à bicyclette, défieurs
de chars à Tiananmen. Anticipatrice, elle
faisait tourner en derviches d’immenses et
splendides femmes voilées. Que Goude sub-
vertissait en les faisant danser avec, dans les
bras, de tout petits hommes à bercer comme
des poupons neurasthéniques.
Voulu par Lang et Mitterrand, ce défilé ­­ré/
joui racontait une France multicolore et sé-
duisante. La nation bicentenaire se souciait
comme d’une guigne d’appropriation cultu-
relle. Au contraire, elle se félicitait de ces
échanges de bons procédés et de la déliques-
cence heureuse des identités mortifères.
Une génération après les illusions fécondes
de 1989, on me fait savoir que l’époque a
changé et qu’il me faudrait m’y conformer.
Tout ne pourrait plus se dire, ni se montrer,
et il me faudrait désormais tenir en laisse les
chiens de ma chienne. D’ailleurs, on me pré-
férerait bon toutou respectueux et senten-
cieux. Et on me signale qu’il serait bienvenu
de relever la lunette des toilettes avant de
soulager ma vessie saturée d’infamies, dans
ce réduit que n’éclaire plus aucune lanterne
depuis qu’on a éteint les Lumières.
C’est vrai que l’époque a changé. L’Unesco
met un string aux statues pour ne pas effa-
roucher les promeneurs du patrimoine qui,
pourtant, en ont vu d’autres. Cette pantalon-
nade est un remake d’un rhabillage italien.
Pour ne pas offenser les autorités iraniennes
en visite, Rome avait couvert ses Vénus et
planqué les attributs protubérants d’un che-
val, resté de marbre.
L’époque a changé? Oui. Mais doit-on se féli-
citer que la régression menace, que les éman-
cipations reculent, que l’apartheid des genres

et des appartenances se mette subreptice-
ment en place? Doit-on s’y résoudre, baisser
les yeux et se clouer le bec? Je me contrefiche
d’être suivi dans cette détestation d’une pudi-
bonderie résurgente par des soutiens peu re-
commandables. Français de souche ou indi-
gènes de la République, Crif ou CCIF, je m’en
bats l’œil. Doigt d’honneur des réacs imbéci-
les ou index prescripteur des idiots inutiles
de l’obscurantisme, je préfère regarder la lune
blonde ou brune. Je suis assez couturé de
convictions pour exhiber mes idées mal cica-
trisées, avancer mes arguments sans peur des
reproches et me tamponner de ceux qui
braient en ânes bâtés sur Twitter.
Il est temps d’en revenir à Goude. Et de se ré/
jouir de ses femmes augmentées aux pou-
voirs fantasmatiques qu’il agrandissait en
découpant et étirant les ektas. Je me félicite
que Grace Jones dévore son monde tel un ja-
guar coiffé en brosse. Et tant pis si elle méta-
bolise le stéréotype du cannibale qui vaut
toujours mieux que celui du bon sauvage. Je
me délecte de voir Lætitia Casta en blondi-
net barbichu, et tant pis si c’est pour vanter
un grand magasin. Je pépierai volontiers,
perché sur la même balancelle que Vanessa
Paradis, au risque de rester encagé en gros
ballot quand elle prendra son envol. J’aime
moins Jessica Chastain qui noie sa pâleur
sous l’armure de Jeanne d’Arc pour une
guerre des sexes partie pour cent ans.
Comme Goude, je préfère quand la vitalité
pétille et quand le désir fanfaronne. Mais le
visuel qui me ré/jouit le plus montre une
grimpeuse de pyramide qui rugit plus fort
qu’un lion. Goude l’avait imaginé pour une
boisson gazeuse, mais surtout en hommage
à Florence Arthaud, capitaine Fracasse.•

Ré/Jouissances


Par
LUC LE VAILLANT

Goude, c’est toujours tout bon


Clin d’œil affectueux au metteur en lumière de femmes
féroces et facétieuses, qui défend une liberté d’expression
menacée par les régressions ambiantes.

L


a perspective de l’élection
présidentielle de 2020 aux
Etats-Unis alimente les dé-
bats sur la politique économique.
Devrait-on instituer un impôt sur

le patrimoine? Augmenter le sa-
laire minimum? Beaucoup font
l’erreur de penser que les écono-
mistes peuvent apporter une ré-
ponse à ces questions sur la base

des faits. Or ce n’est pas le cas, pour
la simple raison que les faits ne par-
lent pas d’eux-mêmes. Les résultats
de la recherche ne recommandent
jamais, à eux seuls, une politique
particulière. Pour pouvoir passer
des faits aux ­recommandations, il
faut se reposer sur une position
morale, une vision politique ou des
lois existantes.
Lorsque les économistes écrivent
des articles et y conseillent certai-
nes politiques publiques, ces re-
commandations se font générale-
ment dans le cadre normatif de
l’économie standard, à savoir le
rapport coûts-bénéfices. Les éco-
nomistes se reposent sur les faits
ET sur un cadre normatif pour ar-
river à leurs conclusions.
Modifiez un peu le cadre normatif
et les implications politiques d’un
même ensemble de faits peuvent
être très différentes. Par exemple,
certaines baisses d’impôts pour les
personnes à hauts revenus sont ju-
gées efficaces par des économistes
qui calculent que les bénéfices ex-
cèdent les coûts.
Si on adopte une perspective liber-
tarienne (contre toute interven-
tion de l’Etat dans l’économie et
dans les questions de société), ces
baisses d’impôts sont probable-
ment justifiées, mais pas parce que
le rapport coûts-bénéfices est favo-
rable. Pour les libertariens, les
baisses d’impôts sont justifiées car
les impôts doivent être aussi bas
que possible pour laisser place à la
liberté individuelle.

Mais, si on adopte une perspective
égalitaire, ces mêmes allègements
fiscaux peuvent être jugés injustes
parce qu’ils bénéficient de façon
disproportionnée à ceux qui sont
déjà les plus aisés. Sans avoir aucun
désaccord sur les faits, on peut ainsi
en arriver à des conclusions de poli-
tique économique très différentes.
Prenons un autre exemple plus
proche de l’objet de mes recher-
ches, celui de la politique de la con-
currence. La semaine dernière j’ai
témoigné devant le Congrès améri-
cain au sujet de la concurrence sur
le marché du travail. La politique
de la concurrence américaine pro-
pose un cadre légal et des régula-
tions contraignantes. Le principe
est le même que pour la politique
de la concurrence en France : pour-
suivre en justice les comporte-
ments qui portent atteinte à la libre
concurrence sur les marchés.
En pratique, cette approche se fo-
calise sur le marché des biens et
services. Mais en principe elle s’ap-
plique aussi au marché du travail
et doit poursuivre les comporte-
ments anticoncurrentiels des em-
ployeurs qui mènent à une baisse
des salaires. Ainsi la fusion entre
deux employeurs réduit la concur-
rence et leur permet de diminuer
les salaires en profitant d’un plus
grand pouvoir de négociation.
J’ai démontré dans mes dernières
études combien la concurrence sur
le marché du travail est loin d’être
parfaite et permet aux entreprises
de sous-payer les salariés. Une

baisse de la concurrence sur le
marché du travail, notamment du
fait d’une fusion, diminue les salai-
res. Ces faits empiriques et les prin-
cipes légaux existants nous amè-
nent à conclure que les fusions
d’entreprises devraient être exami-
nées de près pour identifier leurs
effets anticoncurrentiels sur le
marché du travail. On ne pourrait
pas faire cette recommandation de
politique publique sur la base des
seuls faits, hors du cadre existant
de la loi sur la concurrence.
On pourrait aussi aller plus loin et
proposer une nouvelle loi facilitant
la condamnation des comporte-
ments anticoncurrentiels des em-
ployeurs. En l’affirmant, Eric Pos-
ner et moi-même distinguons les
recommandations fondées sur les
faits et la législation en vigueur,
des propositions plus innovantes.
Ces mesures, si elles étaient mises
en œuvre, faciliteraient le travail
des autorités de la concurrence
pour poursuivre en justice les em-
ployeurs qui se livrent à des prati-
ques anticoncurrentielles. Elles
permettraient aussi aux salariés de
poursuivre en justice les entrepri-
ses. Certes, les données factuelles
sont importantes. Mais aucune re-
commandation de politique éco-
nomique n’est possible sans des
principes supplémentaires d’ordre
moral, politique ou légal.•

Cette chronique est assurée en alternance
par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure De-
latte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.

éCONOMIQUES


Par Ioana Marinescu
Professeure d’économie à l’université
de Pennsylvanie

Pas de politique


économique


sans choix politiques


Dans leurs recommandations aux gouvernants,
les économistes ne se fondent jamais sur les seules
données factuelles et chiffrées, mais toujours
aussi sur des principes d’ordre politique ou moral.

Libération Mardi 5 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25

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