Libération - 05.11.2019

(avery) #1

villonnaires, conquête spatiale et civilisation
automobile – où la relation de l’homme à la
nature se grippe. Son appareil grand format
(une chambre 20 × 25), capte des baleines
échouées sur la plage, un glissement de ter-
rain à la suite d’une crue éclair ou un éléphant
épuisé au milieu d’une route : un dérèglement
qui frise le fantastique.
Sa photo la plus célèbre – un champ de ci-
trouilles devant une maison en feu – résume
son approche subtile, pleine de mélancolie et
d’humour. Inspiré par la tradition littéraire
américaine des grands espaces, Sternfeld im-
pose un style entre réel et fiction, absurde et
tragique, et ouvre la voie à des photographes
comme Gregory Crewdson. Alors que les édi-
tions Steidl s’apprêtent à publier une nouvelle
version d’American Prospects, que plusieurs
tirages seront montrés à Paris Photo dans le
secteur Prisme réservé aux grands formats,
la galerie Xippas expose une sélection de
­photos inédites de ce corpus de jeunesse (1).
De passage à Paris pour l’ouverture de l’expo
«American Prospects Now», Joel Sternfeld a
accepté de raconter à Libération l’état d’esprit


Earl Garvey Realtor, the Mojave Desert, California, July 1979. J. Sternfeld

A Letter Carrier Delivering
Mail in a Kickapoo Tribe
Village, Eagle Pass, Texas,
January 1983. J. Sternfeld

maires, cela a été mon cadre de travail, mon
guide, pour American Prospects.»

«L’œuvre du jeune homme
qu’on n’est plus»
«Quand on devient vieux, c’est comme si on
se penchait sur l’œuvre de quelqu’un d’autre,
sur l’œuvre du jeune homme qu’on n’est plus.
Ce n’est pas seulement l’ego qui parle. La pre-
mière édition d’American Prospects date
de 1987, le livre était plus petit qu’aujourd’hui
et nous l’avons publié parallèlement à une
grosse exposition au musée des Beaux-Arts
de Houston. J’ai montré ces photos dès le dé-
but des années 80, notamment en 1984 lors
d’une expo au MoMA qui rouvrait après des
travaux pour une nouvelle extension. Susan
Kismaric, curatrice au département de photo-
graphie, avait monté «Three Americans», un
show avec Robert Adams, Jim Goldberg et
moi-même. Chacun de nous a eu une belle
carrière ensuite. A l’époque, je ne connaissais
pas Jim Goldberg, j’avais très peu parlé avec
lui au vernissage. Aujourd’hui, étrangement,
c’est un de mes meilleurs amis, c’est comme
s‘il y avait eu un signe du destin avec cette
expo au MoMA. Ensuite, cela a pris trois ans
pour qu’on fasse le livre. Aperture était alors
le meilleur éditeur, je voulais vraiment faire
ce livre avec eux, mais au bout d’un an de ré-
flexion, ils ont refusé de le faire. Finalement,
Times Books l’a publié en association avec le
musée des Beaux-Arts de Houston pour ac-
compagner l’expo qui allait voyager à Balti-
more, à Detroit... La photo de couverture était
différente, on avait choisi l’image avec les ci-
trouilles qui est devenue si célèbre. Souvent,
on ne vient m’écouter en conférence que pour
cette photo de citrouilles.»

«Un tableau de Brueghel
dans mon cerveau»
«J’ai malheureusement distribué des centai-
nes d’exemplaires de la pre- Suite page 28

dans lequel il était à l’époque et ce qui a fait
la singularité de son regard. A 75 ans, très co-
quet, le photographe ne livrera pas le secret
de sa légendaire chevelure bouclée mais, en-
core enseignant au Sarah Lawrence College
dans l’Etat de New York, il se raconte avec
l’assurance du professeur habitué à tenir en
haleine ses étudiants.

«Je détestais
la photographie»
«Jeune, j’ai d’abord commencé par la peinture,
puis j’ai rencontré une très belle femme, qui
est devenue une grande poète, elle m’a
­conseillé : “Pourquoi tu n’utilise-
rais pas un appareil photo ?” Mais
moi, je détestais la photographie!
Je pensais que tous les photographes étaient
des idiots : il y avait tant de belles choses à voir
dans le monde, et ceux-là passaient leur temps
à jouer avec leurs objectifs... Je voulais être
pur et transmettre mes émotions. Et puis fina-
lement, je suis devenu un de ces idiots avec un
appareil photo. Il a fallu que je choisisse entre
les films couleur et le noir et blanc. J’ai alors

photographié la même scène, en noir et blanc
et en couleur, juste pour voir la différence. Et
j’ai décidé de garder la couleur pour pouvoir
rendre compte des saisons. Personne n’utili-
sait les films couleur à l’époque, c’était très ris-
qué, un vrai suicide, juste bon pour les photo-
graphes commerciaux. Même le galeriste
d’Helen Levitt m’a demandé : “Pourquoi utili-
sez-vous la couleur? Le noir et blanc est si na-
turel !” En fait, je n’ai pas eu le choix. Il fallait
absolument que je travaille en couleur. Au dé-
but, je m’entraînais pour voir comment les
couleurs interagissaient entre elles, j’ai beau-
coup été influencé par Josef Albers et aussi
par Paul Klee. Tout le monde avait lu le livre
l’Interaction des couleurs de Josef Albers, sur-
tout les peintres. J’ai commencé à faire des
photos avec ces idées-là.»

«La perte de
mes deux frères»
«En 1975, pendant l’hiver, on m’a découvert
une tumeur bénigne à la colonne vertébrale
et je devais me faire opérer. Si l’opération
échouait, j’allais être paralysé. J’ai demandé
à mon docteur d’avoir un dernier bel été avant
l’opération. Puis j’ai appris que mon frère était
mort dans un accident de voiture. A 30 ans,
j’avais déjà perdu deux frères. Je suis sorti
faire des photos sur la plage, je pleurais, c’était
une très triste période de ma vie. Rien ne me
terrifie plus que les immenses immeubles le
long des plages, et j’ai fait une photo de la
plage de Rockaway dans le
Queens à ce moment-là. Puis on
m’a opéré, j’ai posé ma candida-
ture pour la bourse du Guggenheim, Helen
Levitt m’a aidé et je me suis demandé quelle
photo était la plus importante à mes yeux. Et
c’est cette photo aux tons pastel, faite sur la
rivage à ce moment douloureux de ma vie, qui
m’a paru la plus importante. Les couleurs ten-
dres d’une densité égale comme dans un ta-
bleau de Paul Klee, l’absence de couleurs pri-

Interview


Libération Mardi 5 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 27

Free download pdf