Libération - 05.11.2019

(avery) #1

mière édition d’Ameri-
can Prospects, pour Noël par exemple, au fac-
teur qui passait par là, à mes étudiants qui
avaient fait du bon boulot... Aujourd’hui, je
prends soin de mes livres car j’ai un fils de
10 ans, et j’ai si peur pour lui. Mon père était
un artiste, il avait quatre fils et devait entrete-
nir sa famille. Il n’a rien gardé de son travail
manuel. Graphiste, il faisait des affiches de
films pour la Fox, puis il a monté son propre
studio. Il a réalisé les affiches pour tous les pé-
plums et grands films des années 50 et 60,
comme la Tunique, Ben Hur, Spartacus... Il
considérait cela comme un travail commer-
cial alors qu’il aimait tant les beaux-arts.
«Avec mes frères, on avait une salle de jeu au
sous-sol de la maison dans laquelle était ac-
crochée une reproduction d’un tableau de
Brueghel. J’ai grandi avec les Chasseurs dans
la neige imprimé dans mon cerveau. Quand
j’ai commencé à faire les photos d’American
Prospects, je pensais tout le temps au tableau
de Brueghel, avec ces personnages qui regar-
dent depuis le haut d’une colline. Cela m’a
donné des visions. Avant même de prendre
la route, je savais déjà que je voulais être en
surplomb, m’élever un peu par rapport à ce
que je voyais.»


«Tuer le père Walker Evans»
«Si j’ai voulu prendre de la hauteur, c’est pour
deux raisons. D’abord, parce qu’en tant qu’ar-
tiste, votre job est de tuer le père. Et le père,
pour moi, était Walker Evans. On m’avait dit
que Walker Evans savait exactement se situer,
quel recul prendre, il avait une sorte de sa-
gesse innée de la rue. Je me suis dit “OK, je
vais me placer un peu plus loin que Walker
Evans”. C’est comme ça que j’ai tué le père.
«Et la deuxième raison – c’est, à mon avis, ma
contribution à la vision du médium photo-
graphique –, c’est que j’ai cherché à prouver
qu’avec une chambre 20 × 25 on pouvait pho-
tographier l’action. Il y avait cette idée reçue
qu’on ne pouvait photographier le mouve-
ment. Un appareil grand format a en général
moins de profondeur de champ qu’un petit
appareil, mais si vous êtes un peu en sur-
plomb, vous pouvez obtenir des profondeurs
de champ très nettes. Parfois, je montais sur
le toit d’un immeuble, parfois sur le toit
d’une voiture, parfois sur une colline...
J’avais installé une plateforme au-dessus de
mon combi Volkswagen, tout comme Ansel
Adams, mais lui l’a utilisée pour photogra-
phier des montagnes, et non pas avec des
piscines et des gens qui bougent. Et vous sa-
vez ce que je faisais pour que l’on ne me re-
marque pas? Je portais une veste rouge.
J’avais l’air d’un surveillant et personne ne
posait de questions. On m’a même laissé
monter sur un toit pour photographier la na-
vette spatiale Columbia à la base aérienne
Kelly Lackland de San Antonio, au Texas.
Avec ma lettre de recommandation du Gug-
genheim, j’ai demandé à un militaire de
monter sur le toit, il est allé demander au
sergent, le sergent a demandé au capitaine,
le capitaine au colonel, le colonel au général.
Ce dernier a crié très fort : “Faites monter cet
individu sur le toit !” Ce livre raconte égale-
ment combien les Américains étaient sym-
pathiques, il y a quarante ans...»


Suite de la page 27


«Corrompre
la photographie»
«En 2003, je suis allé aux éditions Steidl, on
a agrandi le format du livre pour voir tous les
détails des photographies. Pour la couverture,
nous avons choisi le parc aquatique d’Or-
lando, en Floride (1980). Thomas Struth m’a
un jour confié qu’il était venu avec Andreas
Gursky voir mes photos dans une exposition
à Cologne – les deux se sont dit “ça y est, c’est
tout à fait cela qu’il faut faire !” On m’a aussi
rapporté que Joel Meyerowitz était venu plu-
sieurs fois voir la photo à l’époque... Tous les
photographes s’interrogeaient sur cette tech-
nique, c’était une vraie innovation de se pla-
cer en surélévation.
«Dans les dernières versions du livre, on a
ajouté la photo du concours de bikini au bord
d’une piscine à Fort Lauderdale, en Flo-
ride (1983) : je trouvais que c’était drôle de
mettre cette image à côté du texte d’introduc-
tion dont le titre était “Corrompre la photo-
graphie”. Imaginez que pour prendre cette
photo, je suis juché sur un escalier en métal
qui n’arrête pas de bouger...»

«J’ai vu des gens heureux»
«Le plus important pour moi, c’était de mon-
trer la complexité de l’Amérique. Au moins,
à cette époque, les gens étaient sympa. Beau-
coup m’ont aidé. L’autre grande figure que
j’avais face à moi, c’était Robert Frank. J’ado-
rais le livre les Américains, j’en gardais un
exemplaire sur ma table de chevet, et je me
couchais en le regardant. Au matin, comme
un fumeur qui cherche son paquet de cigaret-
tes en tâtonnant, je prenais les Américains
pour le feuilleter encore. Frank a vu l’Améri-
que avec une grande justesse : il a vu le ra-
cisme, la solitude, la séparation des classes
sociales, la vie dure des plus pauvres, mais je
pense que sa critique était un peu unilatérale.
A travers mes voyages, j’ai observé qu’il y avait
aussi des gens heureux malgré des conditions
de vie modestes. Je voulais travailler avec une
perspective un peu différente.»

«Prospecter comme
quand on cherche de l’or»
«American Prospects représente trois ans de
voyages à travers l’Amérique. J’ai choisi ce titre

car le mot “prospect” a plusieurs sens en an-
glais : c’est d’abord une “vue”. En Nouvelle-An-
gleterre, quand on construisait une nouvelle
ferme, on s’arrangeait pour que la femme du
fermier ait une belle vue depuis la cuisine
(sympathique pour les dames, n’est-ce pas ?).
“Prospect” veut aussi dire “vue en hauteur,
perspective”, ce qui allait très bien avec ma
méthode de travail. Mais cela signifie aussi re-
cherche, espoir, futur, comme quand on cher-
che de l’or, on espère trouver quelque chose...
Quand j’ai commencé en 1978, il y avait eu la
guerre du Vietnam, la démission de Nixon, la
récession en 1976, les otages en Iran à partir
de 1979, ce n’était pas un moment si heureux.
Puis Reagan est devenu président. On a senti
à ce moment-là les premiers signes d’un senti-
ment d’apocalypse aux Etats-Unis. Parallèle-
ment, les premiers effets du changement cli-
matique ont été diagnostiqués par le
scientifique James Hansen qui a parlé de “ré-
chauffement climatique” devant le Congrès
en 1988. Il y avait déjà eu des articles à ce pro-
pos depuis les années 60. Quand j’ai su que
Reagan serait président, je me suis mis à pho-

Bikini Contest, Fort Lauderdale, Florida, March 1983. J. Sternfeld

CULTURE/


28 u Libération Mardi 5 Novembre 2019

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