Libération - 05.11.2019

(avery) #1
Entre
les numéros 61
et 69 de la
rue d’Aubagne,
cette semaine
à Marseille.

L


e rapport des deux ex-
perts judiciaires pari-
siens devait être rendu
le 1er octobre. Mais ce sera fina-
lement le 31 mars. Soit une se-
maine après le deuxième tour
des municipales. Une décision
prise «en autonomie» par les
trois juges d’instruction et les
experts qui ­travaillent sur les
effondrements des immeubles
le 5 novembre. Le calendrier ju-
diciaire se veut sans lien avec
l’échéance politique.
Mais il aurait pu peser dans
l’élection, avec la détermina-
tion des causes exactes de ce
drame qui a coûté la vie à
huit personnes. Deux immeu-
bles se sont écroulés : le 63, rue
d’Aubagne (vide de toute occu-
pation), était la propriété de la
ville de Marseille, qui l’a à l’évi-
dence laissé à l’abandon. Le 65,
mitoyen, privé celui-ci, était
habité et avait fait l’objet de
nombreux signalements et
d’expertises. Lequel des deux
bâtiments a entraîné la chute
de l’autre? C’est ce que doit ré-
véler l’expertise.
Depuis un an, les rapports,
perquisitions – notamment à
la mairie – et auditions s’en-
chaînent pour déterminer les
responsabilités concernant les
«homicides et blessures invo-
lontaires aggravés par viola-
tion manifes­tement délibérée
d’une obligation particulière
de prudence ou de sécurité» et
pour «mise en danger de la vie
d’autrui» selon les termes de
l’instruction ouverte par le
parquet de ­Marseille.

«Vrai risque». A quelques
jours de la date ­anniversaire, le
juge Matthieu Grand, qui pilote
l’enquête, a réuni une cinquan-
taine de parties civiles. «L’état
d’avancement de l’instruction
méritait des clarifications ap-
portées par le juge Matthieu
Grand qui s’est montré extrê-
mement pédagogue», raconte
Me Ismaël Toumi, avocat de
deux familles qui habitaient
le 69, rue d’Aubagne, détruit
par mesure de sécurité suite
aux effondrements des im-
meubles voisins.
«Il n’y a pas eu de secrets toni-
truants ni de révélations»,
poursuit l’avocat, mais la ren-
contre a permis de montrer aux
parties civiles que la justice tra-

vaillait et de leur faire prendre
conscience que la procédure
pourrait durer des années.
A ce jour, seuls deux experts
ont été placés sous le statut de
témoin assisté mais pas pour
les mêmes raisons. Reynald
Filipputti qui de 2014 à 2017
avait alerté la mairie sur cette
partie de la rue d’Aubagne
comme un dossier «à traiter
en urgence» et mentionné un
«vrai risque d’effondrement»
n’est évidemment pas mis en
cause. Ce statut lui permet
d’avoir accès au dossier. En re-
vanche, la situation de Ri-
chard Carta est plus délicate :
cet architecte, également ex-
pert judiciaire, avait ordonné
la réintégration du 65, rue
d’Aubagne, après un arrêté de
péril mi-octobre et l’évacua-
tion de ses habitants le temps
d’une après-midi. Pourtant,
une vidéo – glaçante – tournée
quelques minutes avant les ef-
fondrements par l’un des rési-
dents du 65, qui a survécu,
montre des fissures et des dé-
sordres très inquiétants.

«Dossier sensible». Pour
l’instant, aucune mise en exa-
men n’a été prononcée. «La
chambre d’instruction et le juge
ne vont pas prendre de risques
sur un dossier aussi sensible. Il
semble plus judicieux d’atten-
dre le rapport des experts pari-
siens afin que l’on puisse tous
l’analyser», explique Me Brice
Grazzini, avocat de trois fa-
milles du 65, rue d’Aubagne. Et
Me Toumi de rappeler : «Le ti-
ming avec les municipales fait
que ce n’est pas un dossier
comme les autres, c’est emblé-
matique du mandat de trop
comme on dit ici.»
Pour la directrice de la Fédéra-
tion nationale des victimes
d’attentats et d’accidents col-
lectifs, Sophia Seco, il est clair
que, tout attentif qu’il soit aux
parties civiles dont l’associa-
tion fait partie, «le juge est pru-
dent au regard des enjeux poli-
tiques de cette enquête». Le
magistrat ne veut pas faire de
cette affaire «le procès de l’habi-
tat insalubre de Marseille en gé-
néral». L’instruction devrait
donc rester cantonnée aux im-
meubles effondrés et ne pas dé-
border du périmètre de sécu-
rité. Ni perturber la campagne
électorale. Les parties civiles
seront convoquées par les juges
fin avril pour débriefer le rap-
port des experts. D’ici là, Mar-
seille aura un nouveau maire.
Stéphanie Aubert et
Samantha Rouchard
(à Marseille)

Pas de rapport


d’experts avant


les municipales


Les conclusions
sur les causes de
l’effondrement, dont
la portée pourrait
être politique, seront
rendues fin mars.

dans les rues de la ville. Les portes scellées
des 187 immeubles toujours vides sont mas-
quées par les bulldozers qui ont envahi le cen-
tre. Un grand classique préélectoral : les mu-
nicipales de mars dans le viseur, les
institutions redorent leur façade à coups de
grandes manœuvres urbanistiques. «Avec tous
ces travaux qui brouillent tout, les gens ne font
plus la différence, souffle Dominique, béné-
vole au Collectif du 5 Novembre, créé après les
effondrements pour accompagner les délogés.
Les Marseillais se sont mobilisés, ont apporté
leur soutien et maintenant ils pensent que la
crise est réglée. Pourtant, il y a encore 300 per-
sonnes à l’hôtel et ça continue.» Malgré l’émo-
tion, l’indignation et les mobilisations ci-
toyennes qui ont suivi le drame, le logement
peine à s’imposer comme un thème majeur
de la campagne qui s’ouvre. Le seul sondage
sur les préoccupations des habitants en vue
des élections, sorti en juin, relègue le sujet au


sixième rang des priorités, loin derrière l’insécu-
rité, encore et toujours première.
Ce n’est pas ce que renvoie le terrain, assure
Fathi Bouaroua, l’ex-président de la Fonda-
tion Abbé-Pierre : «Le traumatisme reste.
Quand on en parle, même loin de Noailles et
quel que soit le bord politique, il y a une atten-
tion. Ce qui a changé depuis le 5 novembre,
c’est que les Marseillais ont compris que le mal-
logement tue. C’est une marque indélébile qui
va peser sur ceux qui vont prendre les rênes de
la ville. S’il n’y a pas de réponse à la hauteur,
la ville va exploser.»
Sauf qu’à quatre mois des municipales, le dos-
sier logement n’est pas encore la priorité des
candidats déclarés. La plupart des forces en
présence restent embourbées dans des préoc-
cupations d’alliance ou de rivalités internes.
Même à gauche, où les écologistes ont pris
leurs distances avec le Printemps marseillais,
association de partis et de ci- Suite page 4

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