Libération - 05.11.2019

(avery) #1

U


ne fois de plus, jouant
avec les nerfs des finalis-
tes qu’ils avaient sélec-
tionnés, les jurés du Renaudot
ont fait un coup. Est-ce le résul-
tat de leur incapacité à trancher
entre les cinq rescapés de ce jeu
de massacre? Ou la découverte
tardive d’un roman inratable?
Sans doute les deux. De la même
façon qu’ils avaient récompensé
l’an dernier Valérie Manteau
pour le Sillon (Le Tripode), qui
ne figurait pas sur leur liste, les
jurés ont choisi cette année de
couronner Sylvain Tesson pour
la Panthère des neiges, publié
le 10 octobre chez Gallimard,
que personne n’avait vu venir.

Contradictions. Pourtant, ce
n’est pas si surprenant. Sylvain
Tesson est devenu un person-
nage qui existe autant que son
œuvre littéraire, avec ses fracas
et ses aphorismes incendiaires
sur ses contemporains, sa cas-
quette et sa pipe de vieil ermite
qui oscillerait entre déclinisme
et folle envie de vivre. C’est une
voix assez unique en son genre,
où se mêlent la pire des noir-
ceurs et la plus poétique des
­espérances. Un concentré de
contradictions, entre son refus
du progrès – alors même qu’il lui
a sauvé la vie en 2014 quand,
après une chute d’un toit à l’is-
sue d’une soirée alcoolisée,
il s’était retrouvé presque mort –
et son obsession pour l’immobi-
lisme, voire le retrait du monde,
lui qui ne tient pas en place et
squatte magazines et plateaux
télé. Tout cela fait un homme
formidablement intéressant,

que journalistes et lecteurs s’ar-
rachent, fascinés par son intré-
pidité et sa capacité à disparaî-
tre. Les jurés du Renaudot l’ont
bien compris.
Révélé au grand public par Dans
les forêts de Sibérie (2011, prix
Médicis essai), sur son aventure
en solitaire sur les bords du lac
­Baïkal, Tesson a commencé à se
faire remarquer en 2006 par
les amoureux du voyage à l’an-
cienne avec son Eloge de l’énergie
vagabonde. Sa passion pour la
Russie, si ce n’est sa fascination
nostalgique pour l’ère soviéti-
que, l’a poussé en 2012 à commé-
morer à sa façon la retraite de
Russie en refaisant le parcours

dans un vieux side-car, et cela
donnera Bérézina (2015), un récit
passionnant et hilarant car, sous
ses airs de moine-soldat, il peut
être très drôle.

Déchirements. La Panthère
des neiges est une ode au silence,
à l’affût, qui «laisse libre voie aux
pensées et à l’espoir». Le récit de
son voyage au Tibet avec le pho-
tographe Vincent Munier sur la
trace de l’animal, dont il ne reste
que 5 000 spécimens. «Que choi-
sir? écrit-il alors que, couché sur
la neige sous une température
déraisonnable, il le traque. Vivre
maigre sous les voies lactées ou
ruminer au chaud dans la moi-

teur de ses semblables ?» Tous
les déchirements de Sylvain Tes-
son sont là, il est incapable de
choisir. Quant à la panthère, ses
«hautes pommettes fendues d’un
regard dur» lui évoquent deux
femmes qui lui manquent : sa
mère, Marie-Claude, morte bru-
talement en 2014, et celle qu’il
considère comme la femme de
sa vie mais qu’il perdit un jour
par refus de se livrer «pieds et
poings liés à l’amour de la na-
ture». Il écrit : «Je pensais à mes
absentes chéries. A chaque pan-
thère apparue, elles m’avaient
­offert un éclat d’elles-mêmes.»
Alexandra
Schwartzbrod

Sylvain Tesson,


un Renaudot à l’affût


L’écrivain-voyageur,
qui ne figurait
pourtant pas sur
la liste des finalistes,
a été récompensé
lundi pour
sa «Panthère
des neiges».

Livres/


carcéré dans une cellule avec un Hells Angel
accusé de meurtre qui lui impose ses rituels
de défécation. Tous les héros de Dubois, ou
presque, s’appellent Paul. Paul était enfermé
dans un ascenseur dans le Cas Sneijder (2011).
Ces personnages en rupture de ban sont aux
prises avec un ou plusieurs représentants de
la communauté humaine qui les déconcer-
tent. Paul est généralement dépressif, d’une
mélancolie douce mais sans concession qui
peut s’avérer très noire, comme dans le ro-
man précédent, la Succession.


«Derniers mots». Ordinairement, Paul a
une relation conflictuelle avec son épouse,
Anna. Anna, dans Tous les hommes... est sa
mère. Le roman alterne la vie dans la prison
de Bordeaux (à Montréal) et les flash-back.
Paul est le fils d’un pasteur danois et d’une
Toulousaine qui a ramené son époux nordi-
que dans sa ville natale, où elle a hérité de ses
parents un cinéma d’art et d’essai ; mais le ci-
néma provoqua un schisme dans la famille le
jour où Deep Throat y fut projeté. Le pasteur
ne s’est pas remis de Mai 68.
A présent tout le monde est mort, et Paul
­convoque le souvenir des êtres chers dans sa
cellule. Il aimait Winona, sa femme, une In-
dienne qui était pilote. Il aimait son chien,
Nouk. Il a tout perdu. Il a perdu également
la sérénité de son travail d’intendant à l’Ex-
celsior, une résidence dont les habitants –
beaucoup de vieilles dames – avaient besoin
de ses services, mais aussi de son écoute et
de son cœur. «Parfois je trouve que la vie me
choisit pour d’étranges assignations. Comme
recueillir, plusieurs fois en une seule année,
les derniers mots de tous ces gens qui m’entou-
rent et quittent la vie au moment où ils croi-
sent ma route.» Le livre progresse vers la ré-
vélation du délit qui a conduit le narrateur
en prison. Cela concerne le nouveau gérant
de l’Excelsior, un «salopard incandescent»,
qui n’a pas la même conception du service
et de l’efficacité que l’intendant dévoué. Paul
s’est énervé.
Les fans de Jean-Paul Dubois guettent les
tondeuses – et les dentistes – dans ses livres.
Il en est un peu question dans celui-ci. Les
véhicules, les moteurs n’ont pas de secret
pour ses héros, qui ont les moyens de leurs
obsessions. De roman en roman, depuis
trente ans, Dubois s’est rapproché de nos
paysages, quand il préférait, à ses débuts, les
voitures, les routes américaines et un
«océan» sans nom. Quant à la mécanique lit-
téraire elle-même, elle a peu varié. Plus com-
plexe l’âge venant, sans doute, mais la mo-
destie n’a jamais quitté Jean-Paul Dubois, né
en 1950 à Toulouse, cinq ans avant Paul dans
Tous les hommes n’habitent pas le monde de
la même façon. Il a eu le prix Femina et le prix
du roman Fnac pour Une vie française (L’Oli-
vier, 2004), le Goncourt ne le changera pas
davantage. Il s’appelle Samuel dans Kennedy
et moi (Seuil, 1996), il est écrivain : «Un ro-
mancier n’a jamais été pour moi autre chose
que le résultat d’un croisement hybride entre
un grammairien et un concessionnaire To-
yota. Je me comprends.»
En 1990, Libération avait posé quelques ques-
tions à Dubois à l’occasion de Les poissons me
regardent (à l’époque, son éditeur était Ro-


bert Laffont). Combien de pages écrit-il chaque
jour? Réponse : «Maximum dix-huit pages. En
moyenne, dix pages par jour, et vingt jours de
10 heures du matin à 3 heures du matin.» Il ne
dit pas autre chose aujourd’hui. On lui avait
demandé ce qu’il pensait de la suppression

de l’accent circonflexe : «Cela me ferait le
même effet que la disparition politique de
Charles Pasqua. Il y en a un, bon, il n’y en a
plus, on s’arrangera sans. Je pourrais parler
du Coca pendant une heure, de la qualité des
bulles, du taux de sucre, du fait qu’il y a au-

tant de Coca différents que de pays où il est fa-
briqué, mais l’accent circonflexe, je n’arrive
pas à m’y intéresser.» Juste avant, on lui avait
demandé ce qu’il buvait, et il avait dit : «Je ne
bois que des Coca.» On ne sait pas si c’est tou-
jours vrai.•

L’écrivain Sylvain Tesson chez lui à Paris, en juin. Photo Bruno Charoy. Pasco

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