Libération - 05.11.2019

(avery) #1

Banqu(ièr)e directe


Ariane de Rothschild L’épouse de Benjamin a pris


les commandes de la banque familiale pour accélérer


sa mutation, sans crainte des turbulences provoquées.


Par Luc Le Vaillant
Photo Jérôme Bonnet

et brutalité inconséquente» quand les adeptes saluent «son
énergie et sa pugnacité».
Le couple Benjamin-Ariane tient du jamais-vu. Il fut cancre
de génie et sale gosse rebelle. Il cite Coluche et le chanteur Re-
naud. Il a pu voter Arlette Laguiller tout en défouraillant
­contre le fisc français comme, un soir, il a visé au laser une
sentinelle en faction devant l’Elysée, que jouxte son hôtel par-
ticulier. Intuitif et provocateur, il supporte mal les contraintes.
Et n’aime rien tant qu’aller chasser l’antilope en Afrique, pilo-
ter des Ferrari sur circuit ou jouer les équipiers sur ses trima-
rans océaniques. Dans la cour du siège parisien, il a installé
un moteur d’avion, celui du Concorde. Et cela raconte une
splendeur passée, une modernité fanée et un mur du son car-
bonisé par l’arrogance d’Icare.
Au cinquième étage, la maîtresse des lieux affiche des parures
amazoniennes et des colibris empaillés, mais aussi des visages
de crapules tatouées, photographiées par Isabel Muñoz. Si son
mari a le goût du risque et aime l’adrénaline, elle a une cons-
cience aiguë du temps qui passe. Elle sait le privilège de vivre
et la mort qui guette. Son obsession d’entreprendre vient du
refus de gâcher les talents reçus et les opportunités offertes.
Déjà, son père était infatigable. Quand ils naviguaient en croi-
sière, elle était son matelot préféré, «obéissante et volontaire»,
insensible au mal de mer. Il
avait quitté l’Allemagne à
16 ans, était devenu cadre
pour l’industrie pharmaceu-
tique. Il promenait sa famille
à travers le monde au gré de
ses affectations. Bangladesh,
Colombie, Congo, etc.
Mlle Langner étudiait dans les
lycées français pour com-
plaire à sa mère alsacienne.
Ariane ne se voyait pas en
Belle du Seigneur. Du roman
d’Albert Cohen, cette retrous-
seuse de manches peu sujette
à la mélancolie déplore la triste fin. Elle s’imaginait vétérinaire
dans la brousse. Ou interprète, quand elle parlait déjà cinq
langues. A défaut, elle est devenue l’une des premières fem-
mes traders à Wall Street. Elle s’en souvient : «Les salles de
marché, c’est une bonne formation. C’est musclé, volcanique.
Il faut des décisions rapides et fermes. La punition comme la
satisfaction sont instantanées.»
Si Ariane de Rothschild pousse à la roue de la parité, elle a la
féminité assez classique. Elle s’épanouit dans la maternité. Elle
aurait voulu six enfants et adore le chaos que mettent ses filles
dans son existence. Pour autant, elle impose sa loi à sa mar-
maille. Cette lève-tôt fait sonner les réveils, exige des chambres
rangées et demande une participation enjouée aux repas. Noé-
mie, 24 ans, travaille dans les jeux vidéo à Montréal. Eve étudie
la biologie à New York. Alice, les sciences de l’environnement
à Londres. Et Olivia passe sa «maturité», le bac suisse. Preuve
qu’on est dans un monde très à part, les trois aînées bénéficient
déjà d’hôtels-châlets à leur prénom à Megève. Leur mère qui
vient de découvrir le kitesurf et s’est remise au ski qui lui était
interdit quand elle était PDG, se réjouit de bâtir bientôt pour
sa benjamine. Elle se félicite de les voir s’éloigner pour «se cons-
truire une colonne vertébrale». Et dit ne pas se soucier de savoir
si l’une d’elles prendra la relève. Après deux cent cinquante ans
et sept générations, elle envisage sans traumatisme exagéré
que la transmission génétique soit moins de saison.
«Très européenne», elle se veut «citoyenne du monde». Si elle
réside au bord du Léman, elle vote à Paris. Elle a choisi Ma-
cron-Macron en 2017 et se décrit aussi libérale en économie
qu’en matière sociétale. Elle n’en revient toujours pas de la
part d’antisémitisme qui a pollué à la marge le mouvement
des gilets jaunes et a ciblé sa banque. En Israël, où les Roth-
schild sont des donateurs majeurs, cette athée qui ne fraude
pas avec ses doutes contribue à la réussite des étudiantes pa-
lestiennes. Et tant pis si les ultra-orthodoxes s’en offusquent.
Ces jours-ci, un trimaran volant barré par Franck Cammas et
Charles Caudrelier va porter les couleurs de la compagnie fi-
nancière sur l’Atlantique. En parallèle, elle fait restaurer Gi-
tana VI, le monocoque qu’aimait tant Edmond, son beau-père
moustachu. Comme une tentative de résoudre la contradic-
tion entre yachting à la papa et multicoques à foils, entre réno-
vation et mutation, réforme et rupture.•

14 novembre 1965
Naissance.
1986 Analyste
à New York.
23 janvier 1999
Mariage avec Benjamin.
2015 PDG du groupe
Edmond de Rotschild.
2019 Coprésidente
du conseil
d’administration.

T


aille haute et épaules de nageuse, elle parle sans cesse
et sans frein, et son rire caracole. Ariane de Rothschild
semble ne pas avoir froid aux yeux, qu’elle a très bleus,
même si une telle franchise à débordements pourrait finir
par inquiéter. Elle tient sa légitimité de son mariage avec Ben-
jamin, banquier-héritier à l’anticonformisme peu fréquent.
Elle aurait pu se contenter d’élever leurs quatre filles. A défaut
de rédiger des traités de savoir-vivre
comme sa belle-mère, Nadine, elle aurait
inauguré les chrysanthèmes des bonnes
œuvres obligées de la branche genevoise
de la dynastie.
Mais, en 2015, son époux lui a transmis les rênes. Décrit
comme «un financier exceptionnel», il a peu de goût pour la
gestion quotidienne. Ce legs inusité n’avait rien d’un cadeau.
En quatre ans, la directrice exécutive a chamboulé une maison
de 2 660 collaborateurs, forte de 156 milliards d’euros d’actifs.
La baronne a cassé les baronnies, féminisé et diversifié les hié-
rarchies. Surtout, elle a reconfiguré l’établissement pour
l’adapter à la nouvelle moralité ambiante. Les beaux jours de
l’«optimisation fiscale» sont passés. Le secret bancaire suisse

s’est fendillé. Et les fortunés ne détestent plus verdir leur épar-
gne. Pour penser long cours et long terme, la compagnie s’est
retirée de la Bourse de Zurich. Histoire de corser le tout, la
cousine par alliance a fait reproche à la branche parisienne
d’accaparer leur nom commun. La coexistence convenue a
tourné au pugilat juridique, ce qui n’est pas d’usage dans ces
univers qui cachent leur dureté derrière des masques ultraci-
vilisés. Evidemment, un gentlemen’s
agreement a fini par être conclu.
A l’heure où elle prend du champ et rega-
gne les hauteurs du conseil d’admi­-
nistration, Ariane de Rothschild détaille le parcours effec-
tué, avec une satisfaction frottée d’éreintement. Elle dit :
«Cette fois, l’actionnaire est descendu dans l’arène. Les déci-
sions ont été vigoureuses, la transformation s’est faite en pro-
fondeur.» Elle ajoute : «Je n’ai aucun sens de la diplomatie,
ni aucune patience. Je trépigne en permanence, et ça s’ag-
grave avec les années.» Elle précise : «Je n’enrobe pas. Je me
dois d’être ­honnête et transparente. Je ne m’embarrasse pas
de codes, de normes, de prudence.» Peu habitués à un tel
tranchant, les rétifs déplorent «incompétence brouillonne

Le Portrait


Libération Mardi 5 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
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