Libération - 05.11.2019

(avery) #1

4 u Libération Mardi 5 Novembre 2019


syndic, des services de la
mairie et de policiers... Molly
questionne, en colère :
«Ils font comme si l’immeuble
allait s’effondrer dans les
dix minutes. C’est extrême-
ment traumatisant. Pourquoi
ne pas leur laisser au moins
quelques heures? Ou au
moins leur donner en amont
une liste des choses importan-
tes à prendre ?»

à la va-vite
Toufik avait pourtant alerté.
Dix jours avant le drame de la
rue d’Aubagne, la cheminée
de son appartement s’était
écroulée. «Le propriétaire
était passé mettre une plaque
en bois et c’est tout. Il disait
que ça allait, de ne pas s’in-
quiéter. Bien sûr, on avait
peur. Mais on ne pouvait rien
faire.» Avec le temps, la vie a
repris comme avant.
Mais l’autre jour, quand un
morceau de plafond s’est dé-
taché, l’angoisse est revenue
d’un coup. «Le petit était en
train de jouer dans le salon.
Il n’a pas été blessé mais a fait
une crise de panique.» Les
pompiers évacuent leur ap-
partement à la va-vite. De-
puis, la famille est hébergée
dans un hôtel, pris en charge
par la mairie qui se tournera

bre d’hôtel.» Toufik, 39 ans,
est encore sonné. Il vient
d’être délogé de l’apparte-
ment qu’il occupait depuis
cinq ans, avec sa belle-sœur
et ses quatre enfants.
Depuis l’effondrement de
l’immeuble situé plus haut
dans la rue d’Aubagne, la
mairie de Marseille multiplie
les évacuations d’urgence.
En un an, entre 3 000 et
4 000 personnes ont été
­délogées de 359 immeubles
considérés comme dange-
reux, selon la Fondation Ab-
bé-Pierre. Ces dernières se-
maines, le rythme semble
s’être intensifié. «Entre les 16
et 19 octobre, six immeubles
ont encore été vidés», soupire
Molly, bénévole du Collectif
du 5 Novembre.
A chaque fois, les évacua-
tions se font selon le même
procédé : les occupants n’ont
que quelques minutes pour
quitter les lieux, avant la
mise sous scellés. Un arrêté
de péril est ensuite placardé
sur la porte. Parfois, les fa-
milles négocient d’y retour-
ner un court moment pour
récupérer des affaires,
comme la famille de Toufik.
Mais le protocole est lourd :
cela ne peut se faire qu’en
présence des pompiers, du

S


es neveux sont montés
au cinquième étage
avec des cartons vides
à la main, concentrés. Toufik,
lui, est resté dans la voiture.
ça faisait trop. «Ils ont pris
vite fait les affaires du petit,
son sac d’école, sa PlaySta-
tion, sa trottinette. Et des ha-
bits de tous les jours, c’est
tout. Ils ont laissé les souve-
nirs, la vaisselle. Pour les
amener où de toute façon? On
n’a pas la place dans la cham-

Délogés,


un quotidien


bouleversé


du jour au


lendemain


Depuis le drame de la rue
d’Aubagne, entre 3 000
et 4 000 personnes ont dû
évacuer leur logement.
La longue attente dans
des immeubles délabrés
et l’immédiateté des départs
sont dures à vivre pour
les Marseillais.

Par Marie Piquemal
Envoyée spéciale à Marseille
Photos Olivier Monge. Myop

Toufik habitait rue d’Aubagne avec ses neveux et sa belle-sœur. Martial, devant son ancien appartement

5 novembre


toyens justement consti-
tuée pour répondre à la pression du terrain ré-
clamant l’union sacrée après la catastrophe.
A droite, Bruno Gilles et Martine Vassal (lire
son interview page 6), tous deux issus de la
majorité LR de Gaudin, brouillent encore les
pistes, notamment sur la façon dont chacun
se positionne par rapport au bilan encom-
brant de l’équipe sortante. Depuis un an, la
politique du logement de la ville est sous le feu
des critiques. Sur la stratégie menée par Gau-
din depuis quatre mandats comme sur les me-
sures prises après la catastrophe. Même l’ONU
s’en est mêlée, en avril, dépêchant sur place
une représentante qui avait jugé la réaction
des autorités «insuffisant ». «J’ai le sentiment
d’avoir fait ce que j’ai pu», a pourtant répété le
maire lundi devant la presse, assurant «porter
le deuil de cette tragédie malgré les invectives
et les injures publiques». Ce mardi, la mairie
mettra ses drapeaux en berne en hommage
aux huit victimes et les élus observeront une
minute de silence... depuis l’hôtel de ville.
Loin de Noailles où la présence du maire «n’est
pas souhaitée», a-t-il convenu.
S’il «assume», Gaudin renvoie surtout la res-
ponsabilité de la situation à la lenteur des pro-
cédures, aux propriétaires privés ou à l’ab-
sence de moyens alloués à la deuxième ville
de France. Depuis un an, confrontée à une
crise sans précédent, la municipalité a tout de
même revu sa copie : réorganisation des servi-
ces, mobilisation générale des fonctionnaires,
transfert de compétences à la métropole – qui
a voté une «stratégie» pour les années à venir.
L’Etat aussi s’y est mis, débloquant 240 mil-
lions d’euros sur dix ans pour résorber l’habi-
tat insalubre... Insuffisant, dénonçait ven-
dredi dans un texte une quarantaine
d’associations œuvrant sur le logement : «Mal-
gré l’urgence, aucune réponse à la hauteur des
enjeux mais une violence institutionnelle, un
mépris de classe et une ville vendue depuis trop
longtemps aux promoteurs immobiliers.»
«J’aurais espéré que les politiques disent qu’on
va multiplier le nombre de logements sociaux,
qu’on va accélérer la cadence de production.
Mais on est sur les mêmes politiques prévues
avant, déplore Fathi Bouaroua. C’est pour cela
qu’est née l’idée que les Marseillais devaient
prendre leur destin en main. On ne peut plus
laisser les clés de la ville à nos élus.»


« Convergence »
C’est peut-être le vrai bouleversement enclen-
ché après le 5 Novembre : depuis un an, ci-
toyens et collectifs n’ont pas lâché le terrain,
accompagnant les délogés pour faire valoir
leurs droits et, surtout, tentant de se fédérer
pour se faire entendre jusque dans les urnes.
En juillet naissait ainsi le Pacte démocratique,
association de citoyens et de militants de ter-
rain qui multiplie les réunions publiques pour
mobiliser les troupes et peser sur la campa-
gne. «Ce qui existait déjà existerait moins s’il
n’y avait pas eu le 5 Novembre, relève le polito-
logue Joël Gombin. Le drame a accéléré ce dy-
namisme et entraîné la convergence. Même si
l’on voit que c’est encore très compliqué.»
Au-delà des citoyens déjà engagés, c’est tous
les électeurs qu’il va falloir mobiliser, dans
une ville où l’abstention gagne tous les scru-
tins. Ils étaient 10 000 Marseillais, en novem-
bre comme en février dernier, à défiler «pour
un logement digne pour tous». Combien se-
ront-ils samedi, pour la marche commémora-
tive qui partira à 15 heures de Notre-Dame-
du-Mont, tout près de la rue d’Aubagne?
«C’est maintenant que ça se joue, insiste Kevin
Vacher, bénévole actif auprès des délogés de-
puis la catastrophe et militant au sein du
Pacte démocratique. Si on montre encore une
fois notre force collective, c’est qu’une nouvelle
page de l’histoire politique de Marseille s’écrit
depuis un an. Et que l’on n’est pas revenu
au 4 novembre 2018.»•


spécial marseille


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