Libération - 05.11.2019

(avery) #1
papiers chez une amie. Son
piano et son vélo chez un au-
tre. Le chat chez son père.
Les semaines passent. «J’an-
goissais du moment où ça al-
lait arriver... et dans le même
temps, j’espérais que ça n’ar-
rive jamais.»
Le 21 octobre, des experts
mandatés par la mairie, dé-
barquent dans l’immeuble et
intiment l’évacuation sur-le-
champ. «J’avais anticipé, je
ne suis pas à plaindre», ré-
pète Lucie comme pour
mieux s’en convaincre. D’un
sourire léger, elle ajoute :
«Mais même en étant prépa-
rée, c’est hyper violent.» Elle
parle d’«exode», raconte «ces
petits trucs idiots» comme
cette brosse à cheveux laissée
sur l’étagère. Sa nouvelle vie
à l’hôtel, avec sa mini kitche-
nette «où tu cuisines sans
huile parce que tu hésites à
faire de vraies courses, ne sa-
chant pas si ça va durer ou
pas».
Elle s’interroge aussi. «Il y a
forcément négligence quelque
part, pour en arriver là.» En
vient à douter : «Et s’ils se ser-
vaient des arrêtés de péril
pour vider le centre-ville et
faire une ville pour touris-
tes ?» Une réflexion qui re-
vient souvent, au cours de ce
reportage. Molly, du collectif :
«Soit ils font du zèle pour ac-
célérer la gentrification du
centre-ville, soit ils ont con-
naissance d’immeubles pour-
ris et avec l’arrivée de la sai-
son des pluies, ils paniquent
qu’une nouvelle catastrophe
ne se produise.»

«Sacs-poubelle»
Selon la mairie, parmi
les 359 immeubles évacués,
seuls 181 ont été jugés «réin-
tégrables» fin octobre, sans
que l’on sache précisément
combien de familles vivent à
nouveau chez elles. Les re-
tours sont souvent aussi durs
que les départs. Elsa et Mar-
tial, boulangers, ont vu l’ar-
rêté de péril levé cinq mois
après leur évacuation. «On
pensait un jour retrouver nos
affaires», commence Martial,
sans parvenir à finir sa
phrase. Il s’isole quelques
instants pour se reprendre.
«Quand nous sommes retour-
nés dedans... L’état dans le-
quel c’était...»
Les ouvriers avaient mis des
étaux en plein milieu des piè-
ces, pour consolider la struc-
ture, sans prendre la peine de
protéger le mobilier. L’im-
meuble laissé vide pendant
plusieurs mois a été cambri-
olé à plusieurs reprises, et
squatté (lire page 9). «Quand
ma femme a vu ses sous-vête-
ments dans la cage d’escalier,
elle a craqué.» Elsa : «Jus-
que-là, je tenais bon, mais ça,
c’était trop.» Les préservatifs
usagés sur le sol, les placards
entamés par les rats... Martial
a mal au ventre rien que de

ensuite vers le propriétaire.
Sans aucune visibilité pour la
suite.
Lucie (1) se retrouve dans la
même situation. Elle habitait
dans le quartier du Panier.
Celui que les touristes vien-
nent visiter par flopées cha-
que jour. Des jolies rues étroi-
tes, pavées, avec des plantes
tout du long. Elle a vécu là
pendant dix-huit ans, son fils
a grandi dans un trois-pièces
qu’elle louait au premier
étage. «Depuis le drame de
l’an dernier, comme tout le
monde à Marseille, je regar-
dais mon immeuble avec in-
quiétude.» Le sien a depuis
longtemps un «petit ventre» :
la façade est bombée, signe
d’affaissement.
A plusieurs reprises, elle a
alerté sans que rien ne se
passe. Et puis, il y a un mois,
des experts ont déboulé dans
l’immeuble sans prévenir et
surtout sans se prononcer. Le
lendemain, Lucie part à la
pêche aux infos, appelle le
syndic. Rien. Une copine
à la mairie la prévient, «ça
sent le roussi». Elle com-
mence à faire ses cartons «au
cas où». «J’ai entendu beau-
coup de récits de délogés, je
savais que ça pouvait aller
très vite.» Elle transporte ses

aujourd’hui sont plus lourdes
qu’au début. Les familles doi-
vent se battre pour ne pas
être évincées du dispositif de
prise en charge», dit-elle.
Certaines situations ne tien-
nent qu’à un fil, grâce à la
­solidarité.
Car les histoires de délogés il-
lustrent aussi les élans de gé-
nérosité. Cette hôtelière qui
a offert une nuit à une mère
et son enfant sans solution.
Ce directeur d’école qui va
chercher tous les matins des
enfants relogés à perpet pour
qu’ils continuent à aller en
classe. Ou encore cette géo-
graphe, Elisabeth Dorier, qui
cartographie les pérégrina-
tions des délogés. Pour qu’il
reste une trace de ces par-
cours de vie.•

(1) Le prénom a été modifié

état de cho c. « C e r t a i n s
étaient déjà dans une lutte au
quotidien. Ils perdent le seul
endroit où ils se sentaient un
peu en sécurité.» Comme
cette jeune Albanaise et son
bébé d’un mois et demi. Sans
papiers, elle vivait dans un
appartement insalubre
qu’elle louait à un marchand
de sommeil sans quittance
de loyer. Et donc sans
preuve. Il y a quelques jours,
la mairie lui a annoncé la fin
de sa prise en charge. Domi-
nique, bénévole très active,
se démène quasiment à plein
temps pour elle ces temps-ci.
«Les problématiques à gérer

avant. C’est idiot.» Lui aussi
a perdu «son ancrage». Ce
n’était pas son lieu de vie à
proprement parler, le comé-
dien se servait du local pour
répéter, y stockait ses affai-
res, des meubles hérités de
ses grands-parents. Proprié-
taire, il a tout perdu. Mais
c’est à propos des délogés en
grande précarité que sa voix
se trouble. «Il y a des récits
très douloureux. Surtout
quand il y a des enfants.»

En sécurité
A la permanence du collectif,
chaque lundi, les bénévoles
voient arriver des familles en

repenser à sa cuisine toute
neuve. «On venait de dépen-
ser 15 000 euros pour la re-
faire. Nous n’étions que loca-
taires, mais comme on vivait
là depuis dix-neuf ans, on fai-
sait des travaux. C’était com-
mode, la boulangerie était au
rez-de-chaussée.» Certaines
nuits, l’angoisse remonte
d’un coup, «comme des brû-
lures». Depuis mai, le couple
est relogé dans un apparte-
ment lumineux. Elsa dit res-
pirer à nouveau. Martial est
plus réservé. «On n’arrive pas
se poser complètement, on a
encore des sacs-poubelle avec
nos habits.»
Jacques, délogé de la rue
d’Aubagne depuis un an, ra-
conte qu’à chaque fois qu’il
sort, il range toutes ses affai-
res dans un sac, «au cas où».
«Jamais je ne faisais ça

et sa boulangerie. Je travaille pour


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