Libération - 05.11.2019

(avery) #1

8 u Libération Mardi 5 Novembre 2019


L


a Belle de mai est un quartier
de Marseille au joli nom
à l’origine incertaine. Une
version prétend qu’il fait référence
à des vignes aux vendanges tardives
(«longo maï», en provençal) que l’on

trouvait jadis dans le secteur. Une
autre affirme que dans les temps
anciens, une enfant du coin était
élue chaque année «belle de mai».
Quoi qu’il en soit, il convient de se
méfier des beaux mots comme des
publicités mensongères ou des pro-
duits d’appellation non contrôlée.
Car la Belle de mai (dans le IIIe ar-
rondissement) est l’un des quartiers
les plus pauvres de France. Mais
c’est un lieu vivant, qui grouille de

5 novembre


Dans le IIIe arrondissement de Marseille, les rues Kléber Prolongée (à gauche) et Hoche (à droite).

spécial marseille


Dans les ghettos


de Gaudin


En un an, plus de 350 immeubles ont été évacués


à Marseille car considérés comme dangereux pour leurs


occupants modestes. Conséquence d’une politique de


laisser-aller de la municipalité, qui pariait sur une


reprise de ces bâtiments par des promoteurs pour faire


venir à coups d’opérations immobilières la classe


moyenne en centre-ville.


monde. Et il y a la gentillesse des
habitants qui vous orientent avec
bienveillance si on est perdu dans
les dédales des ruelles. Selon la Fon-
dation Abbé-Pierre, qui y a établi ses
bureaux pour la région Provence-Al-
pes-Côte d’Azur, près de 50 % de la
population locale a des revenus in-
férieurs au seuil de pauvreté, con-
tre 14,3 % pour la moyenne natio-
nale. Cette pauvreté se remarque
aux devantures modestes des com-

merces où tout se vend à des prix
imbattables, et surtout à l’état in-
croyablement délabré des immeu-
bles. «La Belle de mai compte autour
de 1 000 immeubles comportant
5 500 logements : 65 % sont indignes
ou très dégradés», souligne Florent
Houdmon, directeur régional de la
Fondation Abbé-Pierre. Des familles
y vivent parfois depuis des décen-
nies. Mais à la Belle de mai, comme
dans les autres îlots de logements
insalubres ou en péril de Marseille,
il y a eu un avant et un après «catas-
trophe de la rue d’Aubagne».
Depuis un an, ici et ailleurs, des
pompiers, des agents de la mairie et
des policiers ont débarqué à l’im-
proviste pour déloger au coup par
coup les habitants de 359 immeu-
bles indignes dont les services de la
mairie connaissaient parfaitement
l’existence depuis longtemps mais
dont ils se sont préoccupés subite-
ment par crainte d’une nouvelle tra-
gédie. A l’angle des rues Kléber Pro-
longée et Hoche, au cœur de la Belle
de mai, les évacuations ont con-
cerné un pâté de six immeubles. «Ils
sont venus parce que le 107 et le 109
de la rue Kléber Prolongée s’étaient
affaissés. Et par peur qu’ils n’entraî-
nent le bâtiment d’à côté, ils ont aussi
évacué le 105», raconte un garagiste
de la rue. Au rez-de-chaussée du 107,
«il y avait un restaurant de sushis. Il
a été fermé. Ils disent qu’ils vont l’in-
demniser. Mais quand ?» interroge le
garagiste. Toujours par peur d’un ef-
fet d’entraînement, trois autres bâti-
ments situés à l’arrière ont été vidés,
aux 82, 84 et 86 rue Hoche. Depuis,
le haut de la rue Kléber Prolongée
est barré à la circulation, de crainte
que les immeubles ne s’écroulent

sur des voitures, des cyclistes ou des
piétons qui viendraient à passer par
là. «Ils ont coupé la rue et moi je n’ai
plus de clients. Avant, des automobi-
listes qui passaient s’arrêtaient
pour me demander “j’ai telle ou telle
réparation à faire, combien ça
coûte ?” Maintenant, plus rien. J’ai
très peu de boulot. J’ai un apparte-
ment à payer. Je fais comment pour
m’en sortir? s’inquiète Bilel, un car­-
rossier établi au rez-de-chaussée
du 103, rue Kléber Prolongée. Je vais
aller me renseigner à la mairie
du IIIe pour savoir si j’ai droit à un
dédommagement.»

«Cache-misère»
Dans d’autres quartiers de la ville,
des rues sont également coupées
à la circulation, comme le haut de
la rue Curiol, dans le Ier arrondisse-
ment. Ou encore le bout de la rue
Jean-Roque, qui comporte, elle
aussi, un alignement impression-
nant d’immeubles aux façades dé-
labrées, aux volets clos et aux portes
d’accès condamnées après évacua-
tion. «Les immeubles ici sont tous
pourris. Moi j’habitais au 6 de la rue
Jean-Roque depuis quarante ans,
raconte Hassène Agoubi, 65 ans,
­retraité du bâtiment. Quand on
est arrivés, au début, les immeubles
étaient en bon état. Mais depuis,
rien : pas d’entretien, pas de grosses
réparations. Quand il y avait un
problème, ils faisaient du cache-mi-
sère, un coup de plâtre, un coup
de peinture et hop.» Le numéro 36,
qui présente de larges fissures en
façade et dont toutes les fenêtres
ont été étayées par crainte d’un
­effondrement, symbolise à lui seul
l’incurie et le laisser-aller qui

Par
Tonino Serafini
Envoyé spécial à Marseille
Photos Olivier Monge.
Myop
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