Les Echos - 05.11.2019

(Michael S) #1
HONG KONG// Confronté à des manifestations sans précédent à Hong Kong, Pékin met la pression sur
les multinationales, prises en étau entre la défense de la liberté d’expression et leurs intérêts
économiques en Chine. Washington s’en mêle aussi.

Frédéric Schaeffer
@fr_schaeffer
—Envoyé spécial à Hong Kong et Pékin


C


e mardi 2 0 août à l’aéroport de Hong
Kong, Rebecca Sy s ’apprête à embar-
quer pour Hangzhou, une ville chi-
noise à 2 h 30 d e vol, quand son smartphone
sonne. « Rebecca, vous pouvez rentrer chez
vous », s’entend dire l’hôtesse de l’air de
Cathay Pacific. A l’autre bout du fil, un res-
ponsable des plannings du personnel de
bord ne livre pas plus d’explication. Dès le
lendemain, un autre appel presse la cheffe
de cabine, également déléguée syndicale, de
venir immédiatement à « une réunion ».
Face à elle, deux cadres lui présentent trois
copies d’écran de post Facebook et Insta-
gram évoquant la crise politique sans précé-
dent qui secoue Hong Kong depuis juin. « Ils
m’ont demandé s’ils étaient de moi et m’ont
signifié mon licenciement sans préavis,
raconte-t-elle. En cinq minutes, ils mettaient
fin à mes dix-sept ans de carrière chez Cathay
Dragon », la filiale à bas coût de la compa-
gnie. Quelques jours auparavant, la direc-
tion générale de l’aviation civile chinoise
avait donné ordre à Cathay Pacific d’inter-
dire aux employés ayant participé ou sou-
tenu les manifestations à Hong Kong de
monter à bord de vols à destination de la
Chine, ou même de traverser l’espace aérien
chinois.
La fédération des équipages de cabine de
Hong Kong estime que 32 employés de
Cathay, pilotes compris, ont été licenciés
sans motifs depuis août et accuse la compa-
gnie aérienne de mener une chasse aux sor-
cières contre quiconque afficherait son sou-
tien aux manifestants pro-démocratie. « Il
règne un climat de terreur, tout le monde se
méfie et craint la délation, indique une jeune
hôtesse de l’air, requérant l’anonymat. J’ai
fermé mes comptes Instagram et Facebook et
quand je vole vers la Chine, je prends un télé-
phone différent sans données personnelles. »
Un temps soupçonnée de complaisance
envers le mouvement, la compagnie Cathay
Pacific – entreprise emblématique de Hong
Kong – traverse de fortes turbulences depuis
qu’elle a été clouée au pilori par les médias
chinois et les autorités de Pékin au début
d’août. Son actionnaire majoritaire, le con-
glomérat Swire établi à Londres et à Hong
Kong, n’a pas résisté longtemps aux intimi-
dations. John Slosar, le président de Cathay
Pacific qui avait défendu la liberté de pensée
de ses 27.000 employés, a démissionné
début septembre (officiellement pour
départ à la retraite), trois semaines après le
départ du directeur général Rupert Hogg
annoncé par... la télévision d’Etat chinoise
CCTV!
Cette affaire a été un choc au sein de mul-
tinationales de Hong Kong, craignant de
devoir à leur tour choisir entre la liberté
d’expression de leurs employés (garantie
par la Constitution de la région administra-
tive spéciale) et leurs affaires en Chine conti-
nentale. « On ne peut évidemment pas inter-
dire à nos employés de manifester ou de
s’exprimer librement, mais il ne faut pas non
plus donner l’impression de soutenir le mou-
vement », indique le chef d’une entreprise


étrangère. « Nous marchons sur des œufs. Le
moindre propos peut être mal interprété et
avoir des conséquences terribles sur le busi-
ness », ajoute un haut dirigeant d’une mar-
que de luxe. « Pour toutes les entreprises qui
font des affaires avec la Chine, c’est l’omerta »,
résume u n autre, soucieux, comme tous nos
interlocuteurs, que ni son nom ni celui de sa
société ne soient cités.

Sujets tabous
Même en interne où les tensions sont par-
fois palpables entre employés pro-Pékin et
pro-manifestants, les entreprises tournent
sept fois la langue dans leur bouche avant de
s’exprimer. Lorsque la filiale d’un groupe
français envoie un e-mail à ses salariés
concernant l’organisation du travail au len-
demain de fermeture du métro au début
d’octobre, les mots sont choisis avec atten-
tion : on y lit que l’entreprise fera preuve de
« flexibilité », mais à aucun moment la possi-
bilité du télétravail est explicitement men-
tionnée. « Nous risquerions d’être accusés
d’encourager nos employés à prendre leur
journée pour manifester », explique-t-on.
Beaucoup redoutent de se retrouver dans
le collimateur des réseaux sociaux chinois,
voire directement des autorités chinoises.
Au d ébut de septembre, la filiale de BNP Pari-
bas s’est retrouvée dans l’œil du cyclone
après la publication d’un post personnel sur
Facebook de l’un de ses directeurs juridiques
qualifiant de « singes » des manifestants pro-
Pékin qui venaient de chanter l’hymne natio-
nal chinois dans un mall de Hong Kong, en
réaction aux actions comparables de parti-
sans pro-démocratie entonnant « Glory to

Hong Kong », l’hymne du mouvement de
contestation. Le post a vite été repéré par des
internautes chinois, qui ont lancé un appel
au boycott de la banque française relayé par
le quotidien nationaliste de Pékin « Global
Times ». Dès le lendemain de l’incident, BNP
Paribas exprimait, dans un communiqué,
ses « profondes excuses » et indiquait avoir
pris des « mesures immédiates ». Deux
semaines plus tard, le « Financial Times »
révélait que l’employé avait quitté la banque.
« Le Parti communiste chinois exporte à
Hong Kong les méthodes qu’il exerce depuis
longtemps sur les entreprises privées du conti-
nent », estime Kenneth Chan, professeur de
sciences politiques à l’Université baptiste de
Hong Kong. « Pendant des années, les entre-
prises étrangères cherchant à faire des affaires
en Chine ont dû se plier aux règles de Pékin
allant de la création de joint-venture au trans-
fert de technologie, en passant par la prise en
compte d’enjeux culturels ou politiques »,
explique Ben Cavender, directeur général du
cabinet de conseil China Market Research
Group, implanté à Shanghai. Pour un Parti
communiste qui ne ménage pas ses efforts
pour contrôler et censurer la parole en
Chine, la tentation est forte de vouloir maîtri-
ser le discours des entreprises étrangères.
« L’importance du marché chinois au cours
des dernières années a permis à Pékin d’être
plus agressif dans la promotion d’objectifs
politiques », poursuit Ben Cavender. Taïwan,
Tibet, mer de Chine du Sud, Tiananmen,
Hong Kong, répression des Ouïgours au Xin-
jiang..., la liste des sujets tabous s’allonge.

Nationalisme à fleur de peau
Peu importe, en réalité, où les entreprises
étrangères sont établies. Plus elles sont acti-
ves sur le marché chinois, plus elles ont à
craindre de la colère de Pékin et des réseaux
sociaux chinois. Après des mois de pres-
sions des autorités, les compagnies aérien-
nes internationales ont fini par référencer
Taïwan en tant que partie intégrante de la
Chine sur leurs sites de réservation. La
chaîne d’hôtels américaine Marriott a été
obligée de fermer son site Internet chinois
pendant une semaine après avoir présenté
le Tibet comme un pays distinct dans un
questionnaire en ligne, au début de 2018.
Quelques mois plus tard, Mercedes devait
présenter ses excuses à la Chine après une
polémique déclenchée par la présence du
dalaï-lama dans une publicité sur Insta-

gram, suivi de Gap pour avoir vendu un tee-
shirt présentant une carte du pays sans
Taïwan. Le poids économique de la Chine
est devenu tel que les multinationales ont
pris l’habitude de se confondre en excuses
dès que leur comportement est – à tort ou à
raison – pointé du doigt par des internautes
chinois au nationalisme à fleur de peau.
Le premier risque est de se retrouver sous
la menace d’appels au boycott de consom-
mateurs chinois relayé par les médias
d’Etat. Les marques d e luxe y sont particuliè-
rement exposées, pouvant difficilement se
mettre à dos la clientèle chinoise, qui repré-
sentait l’an dernier un tiers des achats dans
le monde, selon le cabinet Boston Consul-
ting Group, un chiffre devant monter à 40 %
d’ici à 2024. Dolce & Gabbana en sait quel-
que chose, qui a vu ses ventes s’effondrer en
Chine après une vive polémique il y a un an :
l’une de ses vidéos promotionnelles mon-
trait une mannequin chinoise essayant
maladroitement de manger une pizza avec
des baguettes. D’autres sanctions – plus ou
moins formelles – ne sont pas à exclure. En
juin, le courtier chinois Haitong Securities a
suspendu toute collaboration avec UBS
après des propos d’un économiste sur le
cochon chinois, jugés insultants. La banque
suisse s’est également vue écartée d’une
émission obligataire d’un client chinois tan-
dis que certains dirigeants d’entreprises
locales prenaient leur distance.

Le coût élevé de la réputation
Les troubles à Hong Kong – premier échec
du président Xi Jinping – se sont accompa-
gnés d’un emballement spectaculaire de
pressions sur des entreprises occidentales,
devant choisir entre, d’un côté, l a défense d e
valeurs et leur image internationale et, de
l’autre, la crainte de conséquences écono-
miques sur le marché chinois. La ligue de
basket américaine NBA a d’abord pris ses
distances avec la publication d’un tweet de
soutien aux manifestants de Hong Kong par
le manager de l’équipe des Houston Roc-
kets, avant finalement de refuser de s’excu-
ser auprès de la Chine et de se voir boycotter
par certains diffuseurs et sponsors chinois.
L’attitude est rare. La NBA a agi sous la pres-
sion de son public américain mais aussi de
l’administration Trump qui, en pleine
guerre froide avec Pékin, encourage les
entreprises à prendre leurs distances avec la
Chine. « Je p ense q ue les e ntreprises américai-

Le mardi 15 octobre des manifestants ont incendié un maillot du basketteur James LeBron, qui avait commenté le conflit qui oppose la NBA à la Chine,
lors d’un rassemblement au Southorn Playground à Hong Kong.


nes prennent conscience des risques inhé-
rents » aux règles dictées par Pékin, indi-
quait le secrétaire d’Etat américain, Mike
Pompeo le 9 octobre. « Il peut sembler que
cela génère des bénéfices à court terme, mais
le coût de la réputation de ces entreprises sera
de plus en plus élevé à mesure que le bras long
de Pékin détruira leur capacité pour eux et
leurs employés [...] de parler librement d e leur
opinion politique. » Le vice-président a méri-
cain, Mike Pence, a dénoncé les entreprises
américaines comme Nike « qui préfèrent

laisser leur conscience sociale à la porte »
d’une Chine de plus en plus répressive sur les
droits humains. Des élus du Congrès améri-
cain ont vilipendé les contradictions d’Apple,
prompt à défendre les libertés publiques sur
le sol américain mais qui s’empresse, à la
demande d e Pékin, de retirer de son
App Store une appli permettant de localiser
la police de Hong Kong en temps réel.
Pour beaucoup d’entreprises, l’idée de sor-
tir du marché chinois est intenable car « il est
tout simplement trop important », explique
Ben Cavender. « Mais les entreprises vont
devoir examiner de très près la manière dont
elles expriment leurs valeurs et fixer les limites
de l’acceptable. » Les entreprises étrangères
craignent aussi d’être prises en étau entre les
intimidations d’un régime communiste chi-
nois autoritaire et le « bullying américain »
propageant l ’extraterritorialité du droit amé-
ricain. Mais la Chine non plus n’a pas intérêt
à pousser le bouchon trop loin : la médiatisa-
tion de l’affaire NBA a alerté le grand public
américain non seulement sur la situation à
Hong Kong et des droits de l’homme en
Chine mais aussi sur les difficultés à faire du
business dans le pays. Et ce, de manière bien
plus efficace que toutes les déclarations de
l’administration Trump sur la guerre com-
merciale. L’image de la Chine sur la scène
internationale est aussi en jeu.n

Le poids économique
de la Chine est devenu tel
que les multinationales
ont pris l’habitude de se
confondre en excuses dès
que leur comportement
est [...] pointé du doigt par
des internautes chinois.

« Le Parti communiste
chinois exporte à Hong
Kong les méthodes
qu’il exerce depuis
longtemps
sur les entreprises
privées du continent. »
KENNETH CHAN
Professeur de sciences politiques à
l’Université baptiste de Hong Kong

Mark Schiefelbein/AP/Sipa

Comment Pékin réduit

les multinationales au silence

14 // Mardi 5 novembre 2019 Les Echos


enquête

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