Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

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INTERNATIONAL


SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019

0123


Josep Borrell : « La désunion nous paralyse »


Pour le futur haut représentant aux affaires extérieures, Chine, Etats­Unis et Russie cherchent à diviser l’UE


ENTRETIEN
madrid ­ envoyés spéciaux

J


osep Borrell est l’actuel mi­
nistre des affaires étrangè­
res de l’Espagne. Ce socia­
liste catalan doit devenir
haut représentant de
l’Union européenne (UE) pour les
affaires extérieures et vice­prési­
dent de la Commission dirigée
par Ursula von der Leyen, en prin­
cipe à compter du 1er décembre.

L’OTAN est­elle en « état de
mort cérébrale », comme le dit
Emmanuel Macron?
Une affirmation si catégorique
doit être jugée dans le cadre d’un
long entretien. Elle reflète les diffi­
cultés du contexte stratégique ac­
tuel, en particulier en Syrie. Cepen­
dant, pour la majorité des Etats
européens, aujourd’hui, il n’existe
pas d’alternative à l’OTAN pour
leur défense territoriale. Les pro­
pos du président de la République
reflètent aussi l’urgence, pour l’Eu­
rope, d’avancer avec détermina­
tion dans le développement de ses
propres capacités de défense, afin
de pouvoir faire face aux conflits
qui la touchent au plus près.

La relation transatlantique a
profondément évolué. Faut­il
l’adapter?
Les Etats­Unis d’aujourd’hui ne
sont plus ceux qui nous ont offert
leur parapluie protecteur. Et, dans
une certaine mesure, ils ont rai­
son de demander aux Européens
de prendre leurs propres respon­
sabilités, d’assumer leur « des­
tin », comme l’a dit Mme Merkel.

Elle l’a dit, mais elle ne le fait
pas...
Elle ne peut le faire toute seule.
Les Etats membres de l’UE dans
leur ensemble dépensent 1,4 % de
leur PIB pour la défense, soit
quelque 250 milliards d’euros. Ce
n’est pas négligeable! Le pro­
blème, c’est que ces montants
sont mal dépensés, éparpillés,
sans économies d’échelle, avec
une multiplication des équipe­
ments qui sont en concurrence
les uns avec les autres. Il ne peut y
avoir de défense européenne, ni
de volonté stratégique, sans ca­
pacité industrielle européenne.

Pensez­vous que Donald
Trump œuvre à la division
de l’Europe?
Tout le monde, sciemment ou
non, œuvre à nous diviser! Et
nous sommes nous­mêmes divi­
sés quant à la réponse à opposer
aux Etats­Unis ou à la Chine, là
aussi en fonction de ce que nous

avons vécu historiquement.
M. Trump défend ses intérêts. La
seule réponse que l’on peut ap­
porter à « America First » [l’Améri­
que d’abord], c’est « United Eu­
rope » [l’Europe unie].

Le président français a lancé
une initiative, critiquée en Eu­
rope, de rapprochement avec la
Russie. Quelle sera votre stra­
tégie vis­à­vis de Moscou?
Une initiative française sur la
Russie devait évidemment créer
des remous, car le sujet russe di­
vise fortement le Conseil. Je crois,
d’une part, que l’on ne peut aban­
donner la politique de sanctions
sans avoir rien obtenu et, d’autre
part, que des sanctions seules ne
font pas une politique. Je pense
surtout que nous aurons besoin
d’une plus grande coopération et
de davantage de discussions au
sein de l’UE si nous voulons une
politique étrangère commune –
et je ne dis pas « unique ».

Etes­vous favorable à une re­
lance du dialogue avec Vladimir
Poutine? Malgré l’Ukraine?
J’irai en Ukraine. Il faut aider
l’Ukraine, beaucoup. A la fois à
assurer sa défense et à dévelop­
per ses capacités politiques et
économiques. C’est d’un intérêt
majeur pour les Européens. On
ne peut imaginer des relations
stables avec la Russie sans une
Ukraine démocratisée et écono­
miquement développée.

M. Macron semble parfois se
comporter comme un ministre
européen des affaires étrangè­
res. Est­ce dérangeant?
Il agit plutôt comme un minis­
tre des affaires étrangères d’un
grand pays, la France, qui veut dé­
velopper des initiatives.

Comment est­ce conciliable
avec le rôle du haut représen­
tant pour les affaires
extérieures?

Je le répète, il faut davantage de
discussions entre tous si nous
voulons bâtir quelque chose en
commun. Faut­il rechercher un
leadership national pour faire
l’Europe? Ou faut­il essayer de
trouver un leadership à l’échelle
européenne? Je vous rappelle
que la politique extérieure et la
défense relèvent de la compé­
tence des Etats, pas de la
Commission. Il faut donc aller
chercher du consensus au sein
des Etats pour bâtir une action
commune.

Lors de votre audition au
Parlement européen, certains
ont qualifié votre mission
d’« impossible ». Que leur
répondez­vous?
Membre de la Convention sur
l’avenir de l’Europe, que dirigeait
Valéry Giscard d’Estaing, je
jugeais effectivement qu’elle
était impossible, trop lourde. Il
fallait toutefois rapprocher l’ac­

tion extérieure et de défense de
l’Union de celle des pays mem­
bres. La tâche est difficile, mais
nécessaire. Javier Solana, avant le
traité de Lisbonne, avait
d’ailleurs réussi à donner du
corps et une image à cette di­
mension européenne de la poli­
tique extérieure. Je vais m’y em­
ployer aussi, tout en sachant que
cela ne se résoudra pas du jour au
lendemain.

Que manque­t­il?
Une vision partagée du monde
et de ses risques, ce qui n’est pas
une petite chose. Se défendre vis­
à­vis de qui? Assurer la sécurité
par rapport à quoi? Les Etats
membres n’ont pas une même
approche stratégique du monde,
en fonction notamment de leur
histoire. Il faut bâtir cette culture
stratégique commune vis­à­vis
de risques qui sont communs. Le
Sahel est­il un risque pour les Li­
tuaniens? Oui, mais ce sont les
pays du Sud qui le perçoivent
comme tel. La Syrie? C’est un ris­
que pour tous, mais nous avons
été incapables d’y opposer une
quelconque réponse et nous
avons subi les conséquences de
cette crise dans notre voisinage
immédiat.

On a reproché à vos deux pré­
décesseures, Catherine Ashton
et Federica Mogherini, de ne
pas s’être fixé de vraies priori­
tés. Quelles sont les vôtres?
Nous ne pouvons embrasser
tous les problèmes à la fois. Mes
priorités seront les Balkans, ven­
tre mou de l’Europe, les frontiè­
res est – il faut aider l’Ukraine – et
la menace terroriste islamiste,
une bataille qui n’est pas gagnée,
comme la France le constate au
Sahel. La situation dans certains

Josep Borrell
(au centre),
le 28 octobre,
à Bruxelles.
FRANCISCO SECO/AP

« La seule
réponse que l’on
peut apporter à
“America first”,
c’est “United
Europe” »

pays d’Amérique latine doit être
un autre de nos soucis.

L’obstacle de la prise de déci­
sion à l’unanimité en matière
de politique étrangère peut­il
être levé?
C’est l’un des éléments qui
compliquent la tâche. Mais pour
renoncer à l’unanimité... il fau­
dra l’unanimité. Nous avance­
rons donc petit à petit, en tentant
de dégager des accords qui, à dé­
faut d’être unanimes, soient opé­
rationnels. Pour des opérations
de maintien de la paix et des in­
terventions qui ne relèvent pas
du domaine purement militaire,
cela devrait être envisageable.
Les traités prévoient d’ailleurs
l’abstention constructive qui
permettrait, par exemple, d’évi­
ter que, sur le Venezuela, l’UE
n’ait pas de position. Ou que, lors
d’un sommet avec les pays
arabes, l’UE soit incapable de
conclure un accord préalable
parce que deux Etats refusent la
moindre mention du thème de la
migration. L’Union devrait être
plus flexible si elle veut vraiment
exister. Actuellement, c’est la dé­
sunion qu’elle affiche aux yeux
du monde qui la paralyse.

La Chine, avec ses « nouvelles
routes de la soie », divise aussi
les Vingt­Huit...
La relation avec Pékin est
stratégique. Elle doit être saine,
équilibrée et non viser à des me­
sures de court terme. Aucun Etat
membre de l’UE ne peut aspirer à
avoir seul une relation équilibrée
avec la Chine. Lors du dernier
sommet Europe­Chine, ou pour
le récent accord sur les indica­
tions géographiques des pro­
duits agroalimentaires, nous
avons montré l’intérêt d’une ap­
proche commune. Sans oublier
la défense des principes et va­
leurs démocratiques, ainsi que la
protection d’un ordre multilaté­
ral fondé sur des normes qui sont
à la base du modèle européen de
coexistence.
propos recueillis par
sylvie kauffmann,
sandrine morel
et jean­pierre stroobants

Vous auriez plaidé pour que l’Europe
joue un vrai rôle de « puissance »
en Syrie?
La France était prête à intervenir, mais
seulement tant que Barack Obama l’était.
Ensuite, les Européens se sont cantonnés
à répéter qu’il n’y avait pas de solution mi­
litaire à ce conflit. Or il y en a eu une – et
c’est la Russie qui l’a apportée.

Quel a été le coût de cette non­décision?
Difficile à quantifier, mais très grand. La
crise des migrants, qui fut en fait une crise
des réfugiés, en a été la conséquence
directe et a failli déstabiliser l’Union euro­
péenne. Une véritable puissance ne serait
pas restée inactive devant des événe­
ments qui l’affectaient de manière aussi
directe.

Fallait­il intervenir militairement?
A partir d’un certain moment, il aurait
fallu quelque chose de plus que de répéter
qu’il n’y avait pas de solution militaire.

Que pensez­vous du concept d’« Europe
puissance »?
L’Europe doit apprendre à utiliser le lan­
gage de la puissance : c’est la condition

pour devenir un acteur global. Lorsque je
l’ai dit lors de mon audition, cela a en­
traîné des réactions, parce que le mot
« puissance » est aux antipodes de la cons­
truction européenne : l’Europe a été bâtie
pour neutraliser la « puissance » qui lui
avait causé tellement de maux. Nous
avons donc voulu bâtir une puissance
« soft ». La différence entre « soft » et
« hard » est toutefois de moins en moins
pertinente, parce que les instruments de la
puissance sont à la fois « soft » et « hard ».
Si les Européens veulent vraiment défen­
dre leurs intérêts et leurs valeurs, il faut
qu’ils agissent en tant que puissants, pas
seulement comme les « good guys » qui
font du gentil commerce...

L’accord conclu avec la Turquie
pour la gestion de la crise des réfugiés
a­t­il été une autre erreur?
Il est de bon ton de le critiquer, mais,
sans cet accord, l’Europe aurait­elle été
capable de faire face à l’afflux d’un million
de personnes de plus vers les îles grec­
ques? Combien de gens seraient morts
encore en mer? L’Europe ne paie pas la
Turquie comme on le dit, mais les réfu­
giés, pour leur permettre de répondre à

des besoins de base. Demandons­nous
aussi si les pays européens étaient
vraiment décidés à accueillir tous ces
réfugiés.

L’ouverture de négociations d’adhésion
avec la Macédoine du Nord et l’Albanie
suscite une vive polémique. M. Juncker
a qualifié le refus de la France d’erreur
« historique »...
N’abusons pas de ce qualificatif... On ne
peut pas, en tout cas, fermer la perspec­
tive européenne aux pays des Balkans et
les renvoyer aux calendes grecques.

La querelle Serbie­Kosovo n’est pas
réglée et vous venez d’un pays
qui ne reconnaît pas le Kosovo...
En quoi cela pourrait­il poser problème?
Des capitales ont reconnu le Kosovo,
d’autres pas. L’Union a signé – et l’Espa­
gne a approuvé – des accords de stabilisa­
tion avec le Kosovo. C’est une bonne
chose. Le problème de la reconnaissance
politique en est une autre. Je vais faire du
dossier Serbie­Kosovo l’une de mes prio­
rités et mon premier voyage en tant que
haut représentant se fera à Pristina.
propos recueillis par s. k., s. m., j.­p. s.

L’inaction des Européens en Syrie a un coût « très grand »

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