Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

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SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019 décryptage| 25


Une manifestante, à Santiago, le 25 octobre. « Nous ne sommes pas en guerre,
nous sommes unis », indique le message sur ses bras. PABLO VERA/AFP

nement avec le mouvement mondial contre
le changement climatique – les plus âgées,
des parents et des retraités, prendre part aux
soulèvements pour exprimer leur solidarité
avec les jeunes. Leur sentiment d’espoir et
d’urgence peut être contagieux. »
Ils en ont assez et comment d’ailleurs ne
pas leur donner raison, demande Eric Fassin,
sociologue et professeur à l’université de
Paris­VIII. « Ils le savent, c’est leur avenir qui
est en jeu, ou plutôt leur absence d’avenir. “No
future” n’est plus le cri désespéré des punks,
c’est le cri de ralliement d’une mobilisation
qui dit en substance : “Nous n’avons plus
grand­chose à perdre ; mais loin de nous rési­
gner, nous en tirons la conséquence qu’il faut
nous battre.” Il y a plus : ce n’est pas seulement
la précarité qui définit un mode de vie, c’est la
lutte. » Et le spécialiste de citer l’appel chilien
à se mobiliser « jusqu’à ce que la vie vaille la
peine d’être vécue ».
Un slogan qui fait écho à l’« Acte de nais­
sance de la génération du 14 octobre » 2019,
jour de la condamnation des indépendantis­
tes catalans, formulé par des étudiants qui
occupent la place de l’université de Barce­
lone : « Nous sommes la génération de la pré­
carité. Celle qui n’a pas accès au logement, qui
est victime d’un système menaçant l’existence

même de notre planète. Cette génération à
qui on a volé ses droits sociaux et ses droits
dans le monde du travail les plus élémentai­
res. Celle qui a vu convertir la Méditerranée en
un cimetière, et dont la vie sera pire que celle
de ses pères et mères. Celle qui dit : “assez”. »

UN AVENIR BIEN INCERTAIN
Dernier fait notable, la répression n’entraîne
pas une baisse de la mobilisation. « C’est
même souvent le contraire, poursuit Eric Fas­
sin. Bien sûr, les “gilets jaunes” ont fini par
s’épuiser ; mais au bout de combien de temps,
et de combien de répression violente? Et il est
vrai qu’en Turquie, on est aujourd’hui bien
loin du mouvement de révolte de Gezi de
2013 ; mais il a fallu des purges massives et
une persécution judiciaire pour casser les mo­
bilisations. » Dans beaucoup de pays, on a
même plutôt l’impression que l’indignation
croît, ajoute­t­il, « à mesure que les gens pren­
nent conscience que la violence d’Etat suggère
une hypocrisie des sociétés dites “démocrati­
ques”, mais si peu soucieuses des libertés ».
Et maintenant? Si nous assistons bien à un
changement d’époque, l’avenir des insurrec­
tions sociales et leurs conséquences parais­
sent bien incertains. « On est dans un mo­
ment où l’on ne comprend pas comment ces
mouvements des rues pourront se transfor­
mer ou transformer la politique de leur pays.
C’est une question que tout le monde essaie de
résoudre », admet Maria Fantappie, qui
ajoute, non sans une pointe d’optimisme :
« Même s’il n’y a pas encore de résultats politi­
ques concrets, ils ont toutefois créé une atmos­
phère de solidarité chez les gens, un esprit de
refus de certaines choses aussi. Ce qui en fait
des mouvements très contagieux et suscepti­
bles de ressurgir à tout moment. Il y a une in­
clinaison à l’engagement, et ça, c’est positif. »
nicolas bourcier

La révolte contre


le « capitalisme


de connivence »


La proximité entre les dirigeants économiques
et les politiques s’est amplifiée, donnant le sentiment
aux populations d’être laissées de côté

D


u Chili au Liban, en passant par
l’Irak et la France, les élites éco­
nomiques et politiques sont ac­
cusées de collusion. En France, Emma­
nuel Macron est surnommé le « prési­
dent des riches », en Algérie, les manifes­
tants accusent le pouvoir d’avoir « vendu
le pays », et au Liban, le slogan « A bas le
gouvernement des voleurs! » est repris
en chœur par les foules.
Difficile à mesurer, la connivence en­
tre élites économiques et politiques se
serait amplifiée au cours des dernières
années. Caroline Freund, économiste à
la Banque mondiale, a calculé qu’entre
1996 et 2014, la part du patrimoine des
milliardaires proches du pouvoir ou
dont l’activité dépend de l’accès à des
ressources contrôlées par l’Etat a aug­
menté pour atteindre 20,4 % du patri­
moine total des milliardaires en Europe,
16,7 % au Chili ou 33 % au Liban. Cette
connivence s’est aussi manifestée par
l’arrivée au pouvoir de milliardaires,
comme Sebastian Piñera au Chili, ou
l’ascension fulgurante de certains chefs
d’entreprise, comme Gautam Adani ou
Mukesh Ambani, proches du dirigeant
indien Narendra Modi.
Ce capitalisme de connivence, sou­
vent synonyme de clientélisme, a un
coût économique et social élevé, no­
tamment au Liban. Ishac Diwan et Ja­
mal Haidar, deux chercheurs à l’univer­
sité américaine de Harvard, ont montré
dans une étude publiée en 2017 (accessi­
ble ici en anglais) que 42,7 % des entre­
prises libanaises de plus de 100 em­
ployés étaient « politiquement connec­
tées », c’est­à­dire qu’elles comptaient
dans leur management ou leur conseil
d’administration un homme politique.
Dans les secteurs où ces entreprises
sont les plus présentes, la croissance, la
hausse de la productivité et la création
d’emplois sont plus faibles que dans le
reste de l’économie.

« Un danger réel »
Que vaut la réussite scolaire ou un di­
plôme si une connexion politique suffit
à trouver un emploi? Pourquoi créer son
entreprise si des concurrents peuvent
user de leur influence politique pour
remporter des contrats? « La conver­
gence entre élites économiques et politi­
ques s’accélère, et c’est un danger réel,
s’inquiète Branko Milanovic, écono­
miste spécialisé des inégalités. Elle entre­
tient l’impression que les élites s’occupent
d’elles­mêmes en laissant de côté la popu­
lation, comme on l’a vu avec le mouve­
ment des “gilets jaunes”. »
M. Milanovic distingue deux formes
de capitalisme de connivence : « Dans
certains pays, le pouvoir économique est
devenu le tremplin du pouvoir politique,
comme aux Etats­Unis, où les campa­
gnes électorales sont financées par les
1 %, voire les 0,1 % les plus riches, et dans
d’autres pays comme en Chine ou au
Liban, c’est la proximité avec le pouvoir
politique qui crée une situation de rente
économique. »
L’essor de ce capitalisme de conni­
vence coïncide avec les politiques de li­
béralisation engagées dans les années
1980 et 1990, encouragées par le Fonds
monétaire international et la Banque
mondiale. En ouvrant les économies à la
libre concurrence, les réformes de libé­
ralisation ont renforcé l’influence d’une
élite économique proche du pouvoir,
qui a su tirer profit de cette proximité
pour obtenir des licences ou des conces­
sions. C’est le cas en Amérique latine, où

des pans entiers de l’économie, comme
la distribution de l’eau ou de l’électricité,
ont été privatisés, au risque de créer des
monopoles favorisant la hausse des
prix. « La grande erreur, c’était de croire
que la libéralisation pouvait se faire sans
règles, il aurait fallu des réglementations
pour encadrer les mouvements de priva­
tisation et lutter contre les monopoles »,
analyse Monica de Bolle, économiste au
Peterson Institute for International Eco­
nomics, à Washington.

Renforcement de la défiance
Le capitalisme de connivence est sous le
feu des critiques depuis la crise finan­
cière de 2008 qui a renforcé la défiance
envers les dirigeants à la tête des institu­
tions politiques et économiques. Une
impression ravivée par le ralentisse­
ment économique dans de nombreux
pays. En temps de crise, les inégalités
sont moins tolérées, comme au Chili,
frappé de plein fouet par la chute du
cours du cuivre. « Avec une croissance
élevée, les classes moyennes avaient l’es­
poir de la mobilité sociale, ce qui n’est plus
le cas aujourd’hui, avec la réalisation
brutale que certains sont plus privilégiés
que d’autres », explique Monica de Bolle.
Au Liban, les inégalités, bien qu’elles
existent depuis longtemps, étaient ca­
mouflées jusqu’à ce que le système s’ef­
fondre avec l’explosion de la dette publi­
que, la troisième la plus élevée du
monde. « La dette publique est majoritai­
rement détenue par des banques privées
libanaises proches du pouvoir qui ont
prêté à des taux prohibitifs, explique Ly­
dia Assouad, doctorante à l’Ecole d’éco­
nomie de Paris et chercheuse affiliée au
Laboratoire sur les inégalités mondiales.
Or, pour réduire cette dette, on a de­
mandé des efforts aux plus vulnéra­
bles en les taxant. » C’est une taxe sur les
communications passées sur Internet
qui a déclenché les manifestations en
cours au Liban, une taxe sur les nargui­
lés qui les a provoquées en Arabie saou­
dite et un relèvement du prix du billet
de métro qui a déclenché la colère à San­
tiago du Chili. Avec ces taxes, les inégali­
tés se sont transformées en injustices.
« On a longtemps cru que les sphères
économiques et politiques étaient
cloisonnées, qu’en démocratie pauvres
comme riches avaient voix au chapitre,
mais c’était oublier que les élites écono­
miques veulent renforcer leur influence
en utilisant le pouvoir politique »,
analyse Branko Milanovic. Les moyen­
nes statistiques qui ont longtemps servi
à mesurer la croissance ont sans doute
masqué l’ampleur des inégalités. De
nombreux pays qui entrent dans la ca­
tégorie dite des « économies à revenu
intermédiaire » juxtaposent en réalité
des niveaux de richesse et de pauvreté
extrêmes. Les 5 % les plus pauvres du
Chili ont le même niveau de revenu que
les 5 % les plus pauvres de Mongolie et
les 2 % les plus riches y ont les mêmes
revenus que les 2 % les plus riches
d’Allemagne.
Plusieurs études récentes, dont un
rapport publié par l’OCDE à l’été 2018,
montrent que les inégalités importan­
tes freineraient la mobilité sociale,
même s’il faut au moins deux généra­
tions pour en avoir la certitude. Les iné­
galités de revenus, sur fond de collu­
sion entre pouvoirs économiques et
politiques, forment un coktail explosif
car elles menacent la promesse d’éga­
lité démocratique.
julien bouissou

LE  CONTEXTE


MOUVEMENTS
Le nombre de nouveaux mou-
vements de contestation vi-
sant à réaliser des transitions
politiques a quasi doublé entre
les décennies 1990-1999 et
2000-2009. Entre 2010 et 2015,
il y a eu autant de nouveaux
mouvements qu’entre 2000 et


  1. Selon le Centre national
    sur les conflits non violents,
    il existe bien une forte crois-
    sance de ces soulèvements.


DÉCLIN 
Freedom House observe les
droits politiques et les libertés
civiles de chaque pays. Selon
cette ONG, la démocratie est
en déclin depuis treize années
consécutives. Il y a plus de
gouvernements autoritaires
dans le monde qu’il y a
dix ans, et de nombreuses
démocraties régressent.

BILAN  HUMAIN
Les dernières protestations
ont fait 270 morts parmi les
manifestants à Bagdad, plus
de 250 au Soudan, 20 à Santi-
ago – cinq peuvent être impu-
tées aux forces de l’ordre.
A Hongkong, un manifestant
est mort lors d’une chute.

▶▶▶


« CE N’EST 


PAS SEULEMENT 


LA PRÉCARITÉ QUI 


DÉFINIT UN MODE DE 


VIE, C’EST LA LUTTE »
ÉRIC FASSIN
sociologue et professeur
à l’université Paris-VIII
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