Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

26 |décryptage SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019


0123


CHILI
Depuis le 18 octobre 2019
Hausse du prix
des tickets de métro à Santiago
20 morts, dont 5 imputables
à la police et plus d’un millier
de personnes blessées
23,7 %
27 e/180

IRAK
Depuis le 1 er octobre 2019
Appels spontanés sur
les réseaux sociaux pour
réclamer du travail
et des services publics
fonctionnels
Plus de 270 morts
22 %
168 e/180

LIBAN
Depuis le 17 octobre 2019
Nouvelle taxe sur les appels
passés via la messagerie
WhatsApp
23,4 %
138 e/180

ALGÉRIE
Depuis le 22 février 2019
Décision du président
Abdelaziz Bouteflika
de briguer un 5e mandat
9,7 %
105 e/180

HONGKONG
Depuis le 9 juin 2019
Projet de loi autorisant
les extraditions vers
la Chine orientale
1 mort
14 e/180

SOUDAN
Depuis le 20 décembre 2018
Annonce du gouvernement
du triplement du prix du pain
Au moins 250 morts
selon les manifestants
11,2 %
172 e/180

NICARAGUA

Depuis le 18 avril 2018
Réforme de la sécurité sociale,
mouvement transformé
en insurrection nationale
contre Daniel Ortega
325 morts
et plus de 2 000 blessés
152 e/180

Sources :
World inequality database ;
Transparency international ; AFP ; Le Monde

Foye r
de contestation
Début du mouvement
Elément déclencheur
Bilan humain
1 % des plus riches
détiennent xx %
des revenus
Indice de perception
de la corruption

HAÏTI

RUSSIE

HONGRIE

NICARAGUA SOUDAN ALGÉRIE HONGKONG

IRAK CHILI
LIBAN

Catalogne
(ESPAGNE)

FRANCE

KAZAKHSTAN

PAKISTAN

ÉGYPTE

HONDURAS

NICARAGUA

ALGÉRIE

SOUDAN

LIBAN
IRAK

HONGKONG

CHILI

ÉQUATEUR

BOLIVIE

GUINÉE

JANV.

2018 2019
FÉV. MARS AVRIL MAI JUIN JUIL. AOÛT SEPT. O C T. N OV. DÉC. JANV. FÉV. MARS AVRIL MAI JUIN JUIL. AOÛT SEPT. O C T. N OV.

ALGÉRIEALGÉRIE

L E S S O U L È V E M E N T S D A N S L E M O N D E


Au Chili, « il y a une rupture entre la société 


et le système politique »


rien n’y fait. Jour après jour, les manifes­
tations se poursuivent à Santiago et dans
d’autres villes du pays. Le gouvernement
de Sebastian Piñera a eu beau lever l’état
d’urgence, annoncer réformes, remanie­
ment et dialogue avec les partis d’opposi­
tion, la colère sociale ne faiblit pas. La
contestation, qui a éclaté la semaine du
14 octobre, lorsque les étudiants ont pro­
testé contre la hausse – annulée depuis – du
prix du ticket de métro à Santiago, s’est
étendue à d’autres revendications, désor­
mais portées par une grande partie de la
population. Selon une étude codirigée par
l’université du Chili, 85 % des Chiliens sou­
tiennent le mouvement. « Les manifestants
ne croient pas que la solution puisse venir du
monde politique, estime Manuel Antonio
Garreton, professeur de sociologie à l’uni­
versité du Chili. Il y a une rupture entre la
société et le système politique. »
Le phénomène s’explique notamment par
la répression brutale et systématique des
mouvements sociaux dans le pays : par
exemple lors de la mobilisation pour la gra­
tuité de l’université, en 2011, ou encore celle
pour une réforme du système des retraites


  • gérées au Chili par des fonds de pension
    privés –, en 2016. Le niveau de violence poli­
    cière a cependant franchi un nouveau cap
    ces dernières semaines. L’Institut national
    des droits de l’homme, un organisme public
    indépendant, affirme qu’au moins cinq per­
    sonnes ont été tuées par les forces de l’ordre
    depuis la mi­octobre. Plus de 9 000 ont été
    arrêtées durant cette même période, selon
    le parquet chilien. Le déploiement, pendant
    dix jours, de l’armée dans les rues – du ja­
    mais­vu depuis la fin de la dictature mili­
    taire de Pinochet (1973­1990) – a été très mal
    perçu par les Chiliens.
    Le manque de confiance à l’égard de la
    sphère politique s’explique aussi par le peu
    d’avancées obtenues lors de précédentes
    mobilisations. « Les tentatives de réformes
    durant les gouvernements de Michelle Ba­
    chelet [présidente socialiste de 2006 à 2010,
    puis de 2014 à 2018] n’ont été que partielles,
    elles n’ont pas apporté de transformations
    structurelles », estime M. Garreton. Rai­
    mundo Frei, chercheur au Programme des
    Nations unies pour le développement,
    abonde : « Les changements obtenus ont été
    légers. Les Chiliens sentent que les règles du


jeu bénéficient à une minorité, au sein de
cette société néolibérale. » Ce sentiment
d’injustice s’est renforcé avec les scandales
de corruption ayant éclaboussé le dernier
gouvernement Bachelet. La belle­fille de
l’ex­présidente, condamnée en 2018 pour
fraude fiscale, n’a dû s’acquitter que d’une
modeste amende.
Réélu fin 2017 après un premier mandat
effectué entre 2010 et 2014, Sebastian Piñera
fait partie des dix plus grandes fortunes du
Chili, avec un patrimoine estimé à 2,8 mil­
liards de dollars (2,5 milliards d’euros). Ac­
cusé d’avoir omis de payer – pendant trente
ans – une taxe foncière sur une luxueuse ré­
sidence secondaire dans le sud du pays, le
président de droite est directement visé par
de nombreux slogans de manifestants :
« Fais comme Piñera, fraude! »

Un « grand dialogue citoyen »
M. Piñera ne recueille aujourd’hui que 13 %
d’opinions favorables, contre près de 50 %
au début de son deuxième mandat, selon
l’institut de sondages Cadem. C’est un plus
bas historique depuis le retour du pays à la
démocratie, en 1990. Le président, qui a
annoncé l’ouverture d’un « grand dialogue
citoyen », espère reprendre la main sur
la thématique sociale. « Mais ce type de
discussion a déjà commencé à émerger par­
tout à travers le pays avec les cabildos [as­
semblées citoyennes] », souligne le socio­
logue Manuel Antonio Garreton, qui s’in­
terroge : « Comment vont cohabiter ces
deux formes de dialogue? »
De nombreuses revendications ont
émergé lors des cabildos : meilleur accès à
l’éducation, aux soins de santé, à une re­
traite décente... Mais une demande semble
dominer toutes les autres : celle d’une nou­
velle Constitution. L’actuelle, héritée de la
dictature militaire, « cristallise tous les pro­
blèmes soulevés par les manifestants (...), car
elle incarne l’extrême mercantilisation et pri­
vatisation de la société », selon M. Garreton.
Un changement que le gouvernement de
Sebastian Piñera semble, pour la première
fois, envisager : lors d’une interview à la
BBC, ce mardi, le chef d’Etat affirmait « être
disposé à parler de tout, même d’une réforme
de la Constitution ».
aude villiers­moriamé
(buenos aires, correspondante)

En Algérie : « Ils partiront tous ! »


c’est le 11 mars au soir que
la contestation populaire con­
tre la volonté de l’ancien pré­
sident, Abdelaziz Bouteflika,
de briguer un cinquième
mandat a symboliquement
basculé en soulèvement dé­
mocratique.
Ce soir­là, à Alger, Sofiane Ba­
kir Torki, 33 ans, interrompt
une retransmission en direct
de la télévision Sky News Ara­
bia. La journaliste décrit alors
ce qu’elle pense être des scènes
de liesse, alors que les automo­
bilistes klaxonnent. Abdelaziz
Bouteflika vient alors d’an­
noncer dans une « lettre à la
nation » qu’il renonçait à
briguer un cinquième mandat
au profit d’une période de
transition d’un an qu’il dit
vouloir mener.
« Ce n’est pas vrai, les gens ne
se félicitent pas. Ils ont enlevé
un pion pour le remplacer par
un autre », s’écrie le vendeur
de pizzas de la rue Larbi­
Ben­M’Hidi. Avant de lancer,
mouvement du bras et de la
main à l’appui, les deux mots
qui vont devenir le cri de ral­
liement des Algériens qui
manifestent dans tout le pays
depuis trente­huit semaines :
« Yetnahaw gaâ! » (« Ils parti­
ront tous »).
Déposé par l’armée le 2 avril,
Abdelaziz Bouteflika n’a tou­

jours pas de successeur. Après
l’élection avortée du 16 avril,
celle du 4 juillet, censée faire
élire un nouveau chef d’Etat
au terme de l’intérim fixé par
la Constitution, a été annulée
sous la pression de la rue, qui
refuse un scrutin biaisé.
Le pays est désormais
directement administré par
l’armée. Censés être toujours
aux commandes, les minis­
tres du dernier gouvernement
nommé par Bouteflika ne
s’aventurent quasiment plus à
l’extérieur de leur bureau, par
peur de la vindicte populaire.
Dans sa volonté d’imposer un
semblant de retour à la nor­
malité, le chef d’état­major de
l’armée, Gaïd Salah, maintient
le cap d’une nouvelle élection
présidentielle, le 12 décembre.

« Détermination collective »
Le scrutin devra départager
cinq candidats, quatre an­
ciens ministres ou premiers
ministres de Bouteflika et un
ancien membre de la direc­
tion du Front de libération na­
tionale (FLN), l’ancien parti
unique et pilier de la majorité
gouvernementale sortante.
Boycottée par l’opposition,
qui a réclamé, en vain, des me­
sures d’apaisement comme la
libération des détenus arrêtés
lors des manifestations et,

surtout, la démission du gou­
vernement actuel, dirigé par
un ancien ministre de l’inté­
rieur accusé d’avoir supervisé
des fraudes massives lors des
précédents scrutins, l’élection
présidentielle exacerbe la ten­
sion dans le pays.
Le 1er novembre, jour anni­
versaire du déclenchement
de la guerre de libération,
en 1954, des centaines de mil­
liers de manifestants ont dé­
filé dans la capitale pour reje­
ter un scrutin perçu comme
joué d’avance. Ni les messa­
ges répétés des autorités, af­
firmant que l’élection était
nécessaire, ni la répression
qui s’abat sur les militants du
Hirak (le mouvement popu­
laire) n’ont pour l’instant
calmé la contestation qui a
mis en mouvement classes
populaires, moyennes et mê­
mes des élites au service
d’« une détermination collec­
tive à rompre avec le sys­
tème », comme l’analyse le so­
ciologue Nacer Djabi.
Enfouie depuis des décen­
nies marquées par la guerre
civile des années 1990 et l’in­
terminable règne d’Abdelaziz
Bouteflika, la colère qui dé­
borde pacifiquement dans
les rues depuis huit mois ne
retombe pas.
madjid zerrouky

Du déclencheur


local à la révolte


globale


En dépit de contextes différents selon


les pays, les manifestants appellent


tous à la rupture avec un « système »


Soudan : l’art de la subversion et de la non­violence


en affirmant, mardi 5 novembre, que son
gouvernement ne s’opposerait pas à un trans­
fert d’Omar Al­Bachir, l’ancien dirigeant du
Soudan (1989­2019), vers la Cour pénale
internationale (CPI), le premier ministre sou­
danais, Abdallah Hamdok, a signalé le passage
de son pays dans une nouvelle ère. Celle,
exigée pendant des mois de manifestations
dans le courant de l’année 2019, par les Souda­
nais, qui sont descendus dans les rues, bra­
vant les violences de l’appareil sécuritaire
qu’avait mis en place, précisément, Omar Al­
Bachir, pour éviter d’être renversé. Il l’a pour­
tant été, le 11 avril, quand le pouvoir s’est re­
tourné comme un gant.
Son système avait duré près de trente ans. Il
ne s’est pas effondré, mais s’est trouvé privé
d’oxygène lorsque des alliances se sont
formées entre les représentants clandes­
tins des manifestants et une partie de l’armée.
Ce glissement a eu un avantage : il a évité
la fracture, le vide à la tête de l’Etat. Un chan­
gement radical en douceur, en somme, dont
le point de départ fut une augmentation
du prix du pain.

Leçons des « printemps arabes »
Fin 2018, la crise économique au Soudan avait
conduit le pouvoir à supprimer des subven­
tions, ce qui avait entraîné un triplement du
prix de cette denrée de base. Le 19 décembre,
les premières manifestations commençaient
dans une série de villes. Ce n’était pas de sim­
ples émeutes du pain, comme en témoignent
les slogans entendus à Atbara, où avait com­
mencé la contestation : « Liberté, paix, justice,
et chute du régime ». Rien de tout cela n’était
improvisé. La colère est venue se greffer sur
un programme déjà établi.

Avant que les premiers manifestants ne des­
cendent dans la rue, les membres de l’Associa­
tion des professionnels soudanais – forme de
syndicat parallèle – avaient défini leurs objec­
tifs, pensé la chute du régime, envisagé la suite.
Ils avaient médité les leçons des « printemps
arabes », leurs échecs. Ils savaient aussi que
tout recours à la violence serait une erreur.
Des stratégies plus sophistiquées ont été ima­
ginées pour subvertir la force du pouvoir. Des
groupes de femmes, sur Facebook, forts de cen­
taines de milliers de membres, ont fait circuler
les photos des agents des services de sécurité dé­
chaînés contre les manifestants. Une fois identi­
fiés par des voisins, ceux­ci recevaient des mes­
sages, signalant que leur adresse était connue...
Une forme d’intimidation subtile qui a sapé la
détermination du bras armé de la répression.
L’état de l’économie a constitué un facteur cen­
tral dans la mobilisation de contestataires de
tous les âges, des deux sexes et issus d’abord des
classes moyennes, urbaines, avant d’être re­
joints par d’autres milieux. D’autres types de re­
vendications sont apparus, portant sur les liber­
tés individuelles. Toutefois, les meneurs de la
contestation avaient construit une large struc­
ture parapluie destinée à héberger tous les grou­
pes, partis, mouvements armés opposés au pou­
voir en place. Leurs divisions demeurent réelles.
Au­delà de ce facteur, les responsables du
mouvement se sont révélés capables de passer
des accords avec les forces en présence. Les
deals à la soudanaise, favorisés par de multiples
émissaires soudanais ou étrangers, ont ainsi fa­
cilité l’émergence d’un consensus, toujours fra­
gile mais ouvrant la voie à une société diffé­
rente, à laquelle aspirent la population.
jean­philippe rémy
(johannesburg, correspondant régional)
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