Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
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SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019 international| 3

Pour Macron, l’ OTAN en état de « mort cérébrale »


Les propos du chef de l’Etat surprennent, en pleine commémoration des 30 ans de la chute du mur de Berlin


C


e qu’on est en train de vi­
vre, c’est la mort cérébrale
de l’OTAN. Il faut être lu­
cide. » Emmanuel Macron provo­
que le débat parmi ses alliés, dans
une très longue interview consa­
crée à la souveraineté de l’Europe
accordée à The Economist le 21 oc­
tobre, et publiée jeudi 7 novem­
bre par l’hebdomadaire britanni­
que, en français et en anglais. Des
« mots radicaux » pour la chance­
lière Angela Merkel, qui s’est déta­
chée de façon inhabituellement
nette de son homologue. « Je ne
pense pas qu’un tel jugement in­
tempestif soit nécessaire, a­t­elle
réagi à Berlin, même si nous avons
des problèmes, même si nous de­
vons nous ressaisir. L’OTAN reste
vitale pour notre sécurité. »
« L’OTAN reste un des partena­
riats stratégiques les plus détermi­
nants de l’histoire », a enchéri de
son côté le secrétaire d’Etat amé­
ricain Mike Pompeo, en visite en
Allemagne, à l’occasion des com­
mémorations de la chute du mur
de Berlin, voici trente ans. Mais le
sénateur démocrate de New York
Chris Murphy s’inquiétait sur
Twitter : « Les attaques constantes
de Trump sur l’OTAN et son indiffé­
rence envers les alliés ont ébranlé
la confiance dans la sécurité col­
lective. C’est un désastre. »
Tandis que le ministre des affai­
res étrangères britannique, Do­
minic Raab, appelait les alliés à
honorer leur engagement de dé­
penser 2 % de leur PIB pour leur
défense d’ici à 2024 : « C’est le
moyen le plus sûr de renforcer plu­
tôt que d’affaiblir la relation tran­
satlantique. » Mme Merkel a pré­
cisé jeudi que son pays pourrait
atteindre cet effort « en 2031 ».
A un mois du mini­sommet des
70 ans de l’OTAN à Londres, qui
est organisé sous la forme d’une
courte réunion en vue d’éviter un
mauvais Tweet de Donald Trump,
Emmanuel Macron justifie son
propos par le changement straté­
gique venu de Washington : la re­
mise en cause de la garantie ap­
portée par les Etats­Unis au sys­
tème de valeurs occidentales,
portées depuis 1945 par une Eu­
rope « construite comme le “junior
partner” des Américains ». Le tour­
nant a été opéré il y a dix ans, pré­

cise le chef de l’Etat : « Il ne s’agit
pas que de l’administration
Trump. C’est l’idée théorisée par le
président Obama : “Je suis le prési­
dent du Pacifique.” Donc les Etats­
Unis regardent ailleurs. »
Pour « la première fois, la politi­
que américaine se désaligne de ce
projet » européen. Or, ajoute le
président français, « l’OTAN est
forte de ses Etats membres, et ça ne
marche que si le garant en dernier
ressort fonctionne comme tel ».
Les faits ne démontrent pas en­
core que cette garantie a failli en
Europe même. Le Pentagone a
renforcé son engagement sur le
continent ces dernières années,
poussant les 28 membres de
l’Alliance à une profonde adapta­
tion budgétaire, fonctionnelle et
militaire, au profit des Baltes et
des Européens de l’Est, inquiets
de la politique de déstabilisation
russe en Ukraine, depuis l’an­
nexion de la Crimée.

Le maillon faible
En évoquant une « mort céré­
brale », les propos présidentiels
visent la tête, non immédiate­
ment le corps de l’organisation :
l’interopérabilité militaire (la
capacité des armées à travailler
ensemble sur le terrain) existe
bien selon Emmanuel Macron.
« Ça marche pour commander des
opérations. Mais sur le plan
stratégique et politique, force est
de constater que nous avons un
problème. »
Emmanuel Macron « valide un
récit gaullien qui consiste depuis
1958 à n’avoir confiance que de
manière provisoire et limitée dans
la garantie américaine en Europe,
estime Bruno Tertrais, de la Fon­
dation pour la recherche stratégi­
que. Il met le doigt sur le vrai pro­
blème : ce qui relève de la con­
fiance entre chefs d’Etat ne peut
pas être sans conséquence sur l’or­
ganisation elle­même ». Dans un
article à paraître dans la revue Po­
litique internationale, cet expert
examine les scénarios de « la fin
de l’OTAN », estimant que les
Etats­Unis en sont devenus le
maillon faible et que l’hypothèse
d’un retrait total d’un des mem­
bres de l’Alliance est à envisager.
La crise est d’autant plus forte,
estime Emmanuel Macron, de­
puis la décision américaine de
quitter le terrain syrien, et de lâ­
cher les forces kurdes qui combat­
taient l’organisation Etat islami­
que avec la coalition internatio­
nale, donnant quitus à la Turquie
pour attaquer ces partenaires.
« Vous avez des partenaires qui
sont ensemble dans une même ré­
gion du globe, et vous n’avez
aucune coordination stratégique
des Etats­Unis d’Amérique avec les
partenaires de l’OTAN. Nous assis­
tons à une agression menée par un
autre partenaire de l’OTAN qui est
la Turquie, dans une zone où nos
intérêts sont en jeu, sans coordina­
tion », lit­on dans l’interview. Les
alliés ont « plutôt intérêt à essayer
de maintenir la Turquie dans le ca­
dre », juge­t­il, mais « le garant en
dernier ressort de l’OTAN doit être
clair à l’égard de la Turquie ».
Le président français va ainsi
jusqu’à interroger l’avenir de l’ar­
ticle 5, fondement du traité de
Washington de 1949 selon lequel
une attaque contre un allié entraî­
nerait la réponse solidaire de tous.
« Si le régime de Bachar Al­Assad

décide de répliquer à la Turquie, al­
lons­nous nous engager? C’est une
vraie question. » Une discussion
sur la finalité de l’OTAN doit donc
avoir lieu, insiste­t­il, mais pas de
la manière choisie par Trump, qui
monnaie une « ombrelle géopoliti­
que » contre « une exclusivité com­
merciale » : « La France n’a pas si­
gné pour ça. »
En prônant dans The Economist
« la souveraineté militaire » de l’Eu­
rope, Emmanuel Macron prend de
nouveau le risque de désarçonner
ses partenaires. « Toute tentative
d’éloigner l’Europe de l’Amérique
du Nord affaiblira l’Alliance tran­
satlantique, mais risque aussi de di­
viser l’Europe elle­même », a mar­
telé jeudi le secrétaire général de
l’OTAN, à l’institut Körber de Ber­
lin. Jens Stoltenberg a salué les
projets européens de défense,
mais en ajoutant : « L’unité euro­
péenne ne peut pas remplacer
l’unité transatlantique (...) l’UE ne
peut pas défendre l’Europe. »
En novembre 2018, le président

français appelait à « une armée
européenne ». Une autre sortie
non concertée, qu’Angela Merkel
avait fini par soutenir. L’Elysée
souligne qu’il « ne met pas en
opposition l’Europe et l’OTAN, il
n’est pas du tout dans une logique
de substitution, et cela ne change
pas ». Mais la méthode, une fois
encore, inquiète des alliés qui
font le dos rond pour ne pas
contrarier, qui les Etats­Unis, qui
la Russie.
Le président Emmanuel Ma­
cron détaille longuement sa vo­

lonté de dialoguer avec Moscou


  • tout en réfutant le terme de
    « reset ». « En 1990, nous n’avons
    pas du tout réévalué ce projet
    géopolitique à l’aune de la dispa­
    rition de l’ennemi initial », le bloc
    du pacte de Varsovie, estime­t­il.
    Sur ce dialogue, « on lui souhaite
    bonne chance », tranchait, ven­
    dredi 25 octobre, Martin Sklenar,
    directeur de la politique de sécu­
    rité du ministère slovaque des af­
    faires étrangères, invité à s’expri­
    mer à Paris par le groupe de ré­
    flexion transatlantique German
    Marshall Fund.
    « Le problème est­il vraiment
    que la Russie n’a pas assez d’op­
    portunités pour nous parler ?,
    ajoutait Marcin Kazmierski, du
    bureau de la sécurité nationale
    polonaise. Il est plutôt d’avoir une
    stratégie globale de l’Ouest pour
    prévenir ses agressions. » Ces ex­
    perts n’ont pas dû être surpris de
    la prompte réaction de Moscou
    aux propos macroniens : « Ce
    sont des paroles en or. Sincères et


qui reflètent l’essentiel, une défini­
tion précise de l’état actuel de
l’OTAN », a déclaré sur Facebook
Maria Zakharova, la porte­parole
de la diplomatie russe.
Au siège de l’organisation à
Bruxelles, jeudi, les représenta­
tions alliées sont passées de la
stupeur au réflexe classique du
déni et du business as usual.
« Certains pays membres sont to­
talement tétanisés par la perspec­
tive de voir se refermer le para­
pluie protecteur américain », sou­
ligne une source. « Ici, on préfé­
rera s’émouvoir des déclarations
du président, en négligeant ce
qu’il dit de positif sur la fonction
militaire de l’Alliance ou en
oubliant son appel à ses partenai­
res européens pour qu’ils en fas­
sent plus », ajoute sous le sceau
de la confidence un diplomate
qui se présente comme « un ami
de Paris ».
nathalie guibert
avec jean­pierre stroobants
(à bruxelles)

« Je ne pense pas
qu’un tel jugement
intempestif soit
nécessaire, même
si nous avons des
problèmes, même
si nous devons
nous ressaisir »
ANGELA MERKEL

LES  DATES


SEPTEMBRE 
Au sommet du Pays de Galles,
les vingt-huit alliés de l’OTAN
adoptent le plan d’action « réac-
tivité » contre la menace russe
après l’annexion de la Crimée,
s’engagent à dépenser 2 % de
leur PIB pour la défense « dans
les dix années à venir » et
mettent sur pied une coalition
contre l’EI.

MAI 
Pour son premier sommet, Do-
nald Trump sermonne les « 23 des
28 nations membres qui ne paient
pas ce qu’elles devraient payer »,
sans mentionner l’article 5 fon-
dant la solidarité de l’Alliance si
l’un de ses membres est attaqué.

AOÛT 
Le Conseil de l’Atlantique Nord
prend acte de la décision
américaine de retrait du traité
sur les forces nucléaires intermé-
diaires, indiquant que « la Russie
porte l’entière responsabilité
de l’extinction du traité ».

OCTOBRE 
M. Trump annonce sur Twitter
qu’il retire ses troupes du nord-
est de la Syrie, et donne son feu
vert à une offensive turque
contre les alliés kurdes
qui combattaient l’EI.

Une discussion sur
la finalité de l’OTAN
doit avoir lieu,
insiste M. Macron,
mais pas de
la manière choisie
par M. Trump
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