Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

32 | 0123 SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019


0123


A


lgérie, Chili, Irak, Liban,
Egypte, Haïti, Equateur,
Hongkong... Sous toutes
les latitudes, des peuples sont en­
trés en révolte contre leurs gou­
vernants avec une concomitance
qui pose question. « Dégagez! »,
ordonnent­ils à leurs dirigeants
sans pour autant proposer d’al­
ternative claire. Les contextes
sont évidemment fort différents.
Des régimes autoritaires, mais
aussi des démocraties néolibéra­
les, sont visés, sans oublier la
France, vieille République défiée
par les « gilets jaunes ».
A Alger et au Caire, la contesta­
tion vise un Etat confisqué par

l’armée, tandis que l’oppression
spécifique de la Chine a fait ex­
ploser Hongkong. A Santiago, à
Beyrouth et à Bagdad, la collu­
sion entre le pouvoir politique
et les forces de l’argent est reje­
tée, de même que l’assignation
communautaire dans les deux
derniers cas.
Mais les points communs entre
tous ces bouillonnements popu­
laires sautent aux yeux : non seu­
lement les slogans et les métho­
des – rassemblements de rue pa­
cifiques, usage des réseaux
sociaux –, mais surtout la rage
contre l’accaparement du pouvoir
et des richesses par une classe,
une caste ou une mafia. L’élément
déclencheur apparaît souvent
comme une décision d’ordre éco­
nomique a priori anodine, mais
jugée insupportable. Au Chili,
l’augmentation du prix du ticket
de métro a servi de « goutte
d’eau » ; en Equateur et en France,
c’est l’augmentation des carbu­
rants ; au Liban, la facturation des
communications WhatsApp a fait
déborder la colère.
Dépourvus de leaders, non en­
cadrés par une idéologie, ces sou­
lèvements mettent tous en avant
des revendications de dignité et
d’égalité, réclament un « change­
ment de système ». Paradoxe ap­
parent : les manifestants dénon­
cent les inégalités liées à la mon­
dialisation tout en bénéficiant de
l’élan et de l’écho planétaire que
donnent à leur révolte les échan­
ges sans frontières et la percep­
tion du village mondial.
De fait, à l’instar du politiste
Bertrand Badie, il est tentant
d’analyser plusieurs des tremble­
ments sociaux en cours en un
« acte II de la mondialisation » et
en une remise en question du
néolibéralisme. La domination
des dogmes économiques a im­
posé le « moins d’Etat » et le
triomphe du marché a abouti à
des inégalités abyssales, à l’affai­
blissement des filets de protec­
tion sociale et à la collusion des
élites politiques et économiques.
Pas de promotion politique sans
argent ; pas de mobilité sociale
sans proximité avec le pouvoir
politique. Ce « capitalisme de
connivence » a privatisé, réduit
les impôts des plus riches et aug­
menté la charge des démunis. La
crise financière et le ralentisse­
ment économique, mais aussi la
visibilité tous azimuts qu’offre
Internet, ont rendu cette situa­
tion insupportable, accélérant le
malaise des démocraties repré­
sentatives, tout en déstabilisant
les régimes autoritaires.
Trente ans après la chute du mur
de Berlin, qui avait pu apparaître
comme le triomphe d’une con­
ception du monde structuré par le
marché, le vent de révolte semble
annoncer un retour de bâton. Il
faut se réjouir de ce changement
d’époque et aider les mouvements
en cours à éviter les pièges du na­
tionalisme, à déboucher sur un
rééquilibrage en faveur du politi­
que, du social et de l’environne­
mental, mais aussi à des réformes
fiscales compensant les inégalités
de revenus, à des mécanismes de
solidarité renouvelés, à la cons­
truction de corps intermédiaires
réellement associés au pouvoir, à
des Etats plus soucieux du bien­
être des populations déshéritées
que de la rente de leurs dirigeants.
La voie est étroite et l’ambition
immense, puisqu’il ne s’agit de
rien de moins que de réinventer
la démocratie. Mais c’est celle que
montrent avec vigueur les rébel­
lions en cours.

CULTURE|CHRONIQUE
pa r m i c h e l g u e r r i n

Adèle Haenel et nous


ELLE PARLE D’ELLE, 


MAIS SURTOUT ELLE 


S’ADRESSE À NOUS. 


ELLE INTERROGE LA 


SOCIÉTÉ. EN UN MOT, 
ELLE EST POLITIQUE

Tirage du Monde daté vendredi 8 novembre :
183 634 exemplaires


UNE EXIGENCE 


PLANÉTAIRE : 


RECONQUÉRIR 


LA DÉMOCRATIE


suite de la première page


On n’a jamais entendu une telle
parole depuis que le mouvement
#metoo a été lancé aux Etats­Unis,
il y a deux ans, à la suite du scan­
dale Harvey Weinstein. Pourquoi?
Elle parle d’elle, mais surtout elle
s’adresse à nous. Elle nous inter­
roge. Elle interroge la société. En
un mot, elle est politique.
Le témoignage d’Adèle Haenel,
publié sur le site de Mediapart, est
une fusée à deux étages. Le 3 no­
vembre, dans une enquête­fleuve
de la journaliste Marine Turchi,
l’actrice accuse le cinéaste Christo­
phe Ruggia de harcèlement sexuel
et d’attouchements. Le lende­
main, 4 novembre, elle donne un
entretien filmé, mené par Edwy
Plenel, le président de Mediapart.
Les abus auraient eu lieu après la
sortie du film Les Diables (2002). Il
avait de 36 à 39 ans, elle de 12 à
15 ans. « Il m’avait à disposition
tous les week­ends », confie­t­elle.
L’enquête et la vidéo sont inédits
par leurs formes. Depuis deux ans,
des médias du monde entier accu­
mulent les récits de femmes dé­
nonçant un harcèlement – 80 té­
moignages contre Weinstein, par
exemple. L’enquête de Mediapart
inverse la proposition : une seule
actrice, mais une trentaine de té­
moins qui disent ce qu’ils ont vu
lors du tournage des Diables. On
comprend pourquoi. Faire parler
une « victime » induit le « parole
contre parole ». Faire parler des té­
moins donne corps aux alléga­
tions. Avec cette limite : si beau­
coup ont constaté l’emprise de
Christophe Ruggia sur Adèle Hae­
nel durant le tournage, un facteur
repéré et analysé maintes fois de­
puis que le cinéma existe, et qui dit
la frontière fragile entre création
et oppression, personne ne sait ce
qui s’est passé entre l’adulte et l’en­
fant après la sortie des Diables,
dans l’appartement du cinéaste
ou dans des hôtels. On revient
alors au « parole contre parole » –
Christophe Ruggia regrette son
rôle de « pygmalion », mais nie les
accusations d’attouchements.


Un cri glaçant d’une heure
C’est là que l’entretien vidéo avec
Adèle Haenel prend sa force. Il faut
la regarder, cette vidéo. C’est un cri
glaçant d’une heure. Il faut voir
comment l’actrice, crispée, tient
son corps avec ses yeux grands
ouverts, emboîte un torrent de
mots d’une voix nette pour échap­
per au pathos, y compris à la fin,
quand elle lit la lettre qu’elle a en­
voyée à son père, qui lui conseillait
de se taire avant de changer d’avis.
Il en ressort quoi? Adèle Haenel
évoque sa douleur – « Ruggia dit
qu’il m’a découverte, il m’a surtout
détruite » –, mais l’essentiel, affir­
me­t­elle, est ailleurs. Ce n’est pas
une affaire privée, mais une
question publique, qui concerne
des millions de femmes, les
hommes aussi. Nous tous. L’ac­
trice nous pose des questions.
Comment « cela » peut­il arriver?
Comment casser l’omerta fami­
liale, amicale, professionnelle,
sociétale? Elle a cette formule, qui
restera : « Les monstres, ça n’existe
pas. C’est notre société. C’est nous,
nos amis, nos pères. »
Adèle Haenel est politique jus­
qu’au pouvoir qu’elle tient. A
l’époque des faits, le cinéaste, qui
sortait d’un premier film salué,
était tout et elle rien. Face à la ca­
méra, elle lance : « Je suis puis­
sante, aujourd’hui, alors que lui
n’a fait que s’amoindrir. » Ruggia
est devenu un cinéaste confiden­
tiel. Elle en profite, exerce un pou­
voir au nom de femmes qui ne
l’ont pas et que « la honte isole ».
Politique, encore, quand elle ré­
vèle ce que son entourage lui répé­
tait : le cinéaste est « quelqu’un de
bien ». Entendez : je me suis tu
parce qu’il est un artiste, un défen­


protection des femmes, sont plus
nombreuses à Hollywood qu’à Pa­
ris. Or, nous disait en 2017 le cabi­
net Altidem, spécialiste des discri­
minations dans le champ culturel,
la culture et le cinéma sont « l’es­
sence même » des abus sexuels.
Parce que le champ de la création
ignore souvent les frontières entre
travail et vie privée et que l’artiste,
dopé par la transgression et la sé­
duction, se croit parfois intoucha­
ble. Le harcèlement, ajoute à sa fa­
çon Adèle Haenel, n’est pas propre
au monde de la culture, mais un
attribut du pouvoir. Du reste, la
culture, plus que d’autres domai­
nes, appartient aux hommes –
moins d’un film sur quatre est
tourné par une femme en France.
Et maintenant? Déjà le tour­
billon Haenel emporte l’adhé­
sion. Son entretien en vidéo ex­
plose sur la Toile. Les réactions
qui lui sont hostiles sur les ré­
seaux sociaux sont faibles. Les
professionnels du cinéma la sui­
vent, notamment la Société des

réalisateurs de films, qui, sans
écouter le cinéaste, annonce
vouloir le rayer de ses membres.
L’actrice refuse d’aller devant
les tribunaux au motif que la
justice « condamne si peu les
agresseurs » et c’est la justice qui
se saisit de l’affaire. Déjà en octo­
bre, apprenant que le nouveau
film de Roman Polanski, J’accuse,
allait être projeté au festival de
cinéma de La Roche­sur­Yon
(Vendée), dont elle était l’invitée,
elle suggérait qu’un débat y
soit monté en urgence sur « la
différence entre l’homme et l’ar­
tiste ». Ce fut fait.
L’actrice entend limiter par le
débat les conséquences du mou­
vement qu’elle a déclenché. Dans
la vidéo, elle lâche : « Il ne s’agit
pas de censurer, mais d’ouvrir la
parole. » Cette parole ne profitera
pas à Christophe Ruggia, dont le
bannissement est consommé,
quoi que décide la justice. C’est
une autre question, délicate, qui
se pose à nous.

seur des sans­papiers, des réfu­
giés, des fragiles. Troublant récit
qui résonne avec le débat survenu
après la chute de Weinstein sur
l’hypocrisie à Hollywood, à savoir
un milieu qui prône dans les
œuvres l’égalité des sexes, moins
dans les actes privés.
Le témoignage d’Adèle Haenel
confirme néanmoins que le ci­
néma, plus qu’ailleurs dans la so­
ciété, fait bouger les lignes. A sa fa­
çon, l’actrice relance le mouve­
ment #metoo. Mais le décalage
reste vertigineux : les prises de pa­
role, tout comme les mesures de

LE TEMPS, UN OBJET HERMÈS.

Arceau, L’heure de la lune
Le temps est dans la lune.
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