Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

De loin,oncroirait
apercevoirdesgéants àquatre
pattes.Vite, on se rassure:
lestrois rése rvoirs d’eaude
PortoVelho sont inoffensifs.
Cesimposantesciterne sdemétal,
àlaf orme cylindr ique,coiffée d’ un
petitchapeaude fer, ont même
desairsplutôtsympathiques.
Perchéessur leshauteurs
de PortoVelho ,les Três Marias
(« Trois Marie»),comme on les


surnomme affectueusement,
sont de venuesaufildutemps
le symbole decetteville, capitale
de l’État deRondônia,dans
le sud-ouest de la forêtama-
zonienne. Illuminéesles soirs
de fête ,visiblesdet ous,elles
sont pr ésentes partout:sur les
tee-shirts, lescartespostales,
lespoubelles,auf ronton des
administrations et deshôtels,
jusque surlab annière de la cité.

Pourtant,let rioest aujourd’hui
menacédedisparit ion.
Érigé es entre1910et1912, ces
troi ssœurs sont vieilles comme
PortoVelho ,bâties surles rives
boueus es du grandRio Madeira
pour servir de pointdedépartau
chemin de ferMadeira-Mamoré,
inauguré àlamême époque.Cette
foli esur rail de 360kilomèt res
traverselaf orêt vierge jusqu’à
la fr ontièr ebolivienne .Enplein
boom ducaoutchouc,ilya vait
urgence àdésencla verlaz one,
situéeà3000 kilomètresde
l’océan Atlant ique.L’entreprise
estmenéetambour battantpar
un consortium américain, contre
touteraison:durantles six années
de chantier ,21000 travailleurs
fure nt employéspourconstr uire
ce «chemin de ferdelamort».
Plus de1500 ylaissèrentla vie,
emportés parles fièvres tropi cales.
La villedePorto Velhoest alors
unecompanytown,sous adminis-
trationdirecte de l’entreprise
Madeira-MamoréRailw ay.
Le planurbain estendamier,
lesservice spubli cs sont pr ivés,
l’alco ol estinter dit. Dans cette
«Babelpo séeenp leine forêt
vierge»,selon l’expression
deshistoriens français Laurent
VidaletMartine Droulers, quiont
consac ré un chapitr eàl’histoire
de la cité dansLaVilleau Brésil
(xviiie-xxesiècles ):naissances,
renaissances(Les Inde ssavantes,
2008), s’installent desmilliers
d’ouvriers du rail,de23nation ali-
tésdifférentes.Ilf aut lesalimen-
tereneau. D’où lesTrêsMarias,
fabriquées en kitaux États-Unis
et remontéesaumilieu de
l’Amazonie.
L’âged’ordePorto Velhonedure
pas. Dans cettevilleaujourd’hui
décrépite de 500000 habitants,
l’él evageadepuislongtemps
remplacélac ulture de l’hévéa. La
rout es’est substituée auchemin
de fer, aban donné en1972.Etl es
rése rvoirs ne sont plusutilisés
depuisles années 1950.Témoin
silencieux d’ unegrandeaventure
tropi cale,ils ont néanmoins
trou vé unenouvellevocation,
touristiquecelle-là.Depuis
quelquesannées, la corrosion a
séri eusementgrignotéleurs
pieds. Despoutr es ont rouillé,des
boutsdemétal se so nt dé tachés.
Fin 2018,enurgence, la munici-
palité aréaliséunaudit.
Conclusion :sir ienn’est fait ,les

Três Mariaspourraient s’effon-
drer.Lac ausede cettedrama-
tiqueusure?Selon le sautorités,
il s’agiraittoutsimplement...
de l’ urin e.
L’urin e?«Laplaceoùsesituent
lestroisréservoirsestunlieu
populair eetf estif,c’esticique
passelecarnaval.Lesgens
boiventtropetseserventdu
monumentcommedelatrines...,
s’ex cuse rait presqueEuzebio
LopesNovais, sous-s ecrétaire
chargédutourisme de la ville,
rappelantquelamajoritédes
Porto-Velhensesrespect ele
patrimoi neetconn aîtl’impor-
tancedesciter nes.»
Unegranderénovation s’impose.
MaisdansunBrésilplongédans
le marasme économique,lec oût
du chantier estjugé dissuasif.
«Ilyenapourprèsde1million
deréis(225 000 euros), explique
M. LopesNovais.Commelebâti-
mentestclasséaup atrimoi ne
national,ilabesoinde soins
particulie rs.»
Passûr queBrasíliayaillede
sa poche. Depuis l’arrivéeau
pouvoirduprésidentd’extrême
droite Jair Bolson aro, le ministère
de la cultureaété to ut simple-
mentdissous,relégué àunsous-
secrétariat du nébuleux ministère
de la citoyenneté, dont dépend
aujourd’huil’Insti tut du patri-
moinehistoriqueetartistique
brésilien.Selon le quotidien
Folhade S.Paulo,ce derniersubi-
rait en outreune véritablepurge
politique, doublée d’ unesaignée.
Le budgetduministère consac ré
àlap rése rvationdu patrimoine
historiquepourrait en ef fetchuter
en 2020de...71%!Soitun
effondrementde230 à66mil-
lions deréis(52à15millions
d’eu rosenviron).Dansunpays
meurtri pa rl’incendie duMusée
historiquenation al du Brésil,à
RiodeJaneiro,ens ep-
tembre 20 18,lan ouvelleade
quoi donner dessueursfroides
aux conser vateursdupatrimoine
d’un bout àl’autre du pays,
notamment ceux chargés des
15 sites culturels classésà
l’Unesco.Lal iste desmonuments
en at tentederénovation estlon-
gue, et tout le mondenepourra
pasêtresecouru...Duhaut de
leurcolline, lesTrois Marie de
PortoVelho devront attendre.Les
travaux,prévuspour2019, ont été
ajou rnés à2020. Au mieux.

lesciternes de PortoVelho,


allégorieduPatrimoine brésilie n.


Vestiges du passéindustriel de l’ouestduB rési l,


lesTrêsMariassontmises en périlpar le sfêtards,


quiont pris la mauvaise habitudedesesoulager


àleurspieds .Etp ar le désin térêtdeJ airBolsonaro


pour la sauveg arde des monuments historiques.


TexteBruno Meyerfeld


Lesréservoirs
d’eau dePorto
Velho furent
érigés en 1910,
en même temps
que cette ville
de l’ouest
amazonien.

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Photo12/Alamy

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