Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
Peut-onencore regarder les œuvres de
romanPolanski uniquementPour ce
qu’elles sont :desfilms?L’exercice est
d’au tant plusdifficile que le dernierlong-
métragedu réalisat eur,J’accuse,ensalle le
13 novembre,s’attaque àl’affaire Dreyfus.
Tout parallèleentre le sort du capitainejuif,
victimed’une erreur judiciaire,etc elui du
cinéaste,toujourspoursuivi aux États-Unis
pour avoirviolé unejeunefille de13 ansilya
plus dequaran te ans, n’ariendefortuit .Au
contraire.Roman Polanskiassumel’écho.
Se plongerdansles archives duMondeconsa-
crées au cinéaste,c’est non seulementfaireun
voyagedans le tempsmaisaussi dansune
autre société.Ler éalisat eurn’a pas30ans
quandlej ournallec itepourlap remière fois,le
11 décembre 1962,pourLesMammifères,
primépar le festival du court-métrageàTours.
Et YvonneBaby pointe«l’humourcruel»du
cinéaste et son«sensaigudel ’imprévu et de
l’inve ntion».Celle quideviendra la première
femmechef deserviceauMondesalue
«au-delà de lamoraleetdes conventions,
la lutteéléme ntaire ,instinctivepourlav ie,
la tendance au parasitisme et àl’égoti sme,
le goûtdudespotismeetdelapersécution».
Tout le cinémadePolanskiest déjà résumé là.
Lesfilmsqui suivront sero nt encensés.
Morceaux choisis:«Onpeutnepas aimer
Répulsion.Onnepeutpas nier le grandtalent
de sonjeuneréalisateur»(Jean de Baroncel li,
10 janvier1966).«Cul-de-sacestunfilm très
inconfortable.Maislet alentdérange tou-
jour s»(lemême,le6décembre1966,Cul-de-
Sacadécroché l’ Ours d’or àBerlin quelques
mois plustôt).«Etvoilà qu’aujourd’huiRoman
Polanski s’affirmedéfini tivement commeun
destoutpremiers réal isateursdesagénér a-
tion, en nousoffrantavecRosemary’s Baby
un(...)chef-d’œuvre.(...)Hitchcock n’aurait
pas fait mieux (etjemedemande même si,en
l’occurrence,ile ût fait aussibien!)»
(Baroncelli to ujours, le 5novembre 1968).

Le 9août1969, l’hor reur quitte lesfilmsde
Polanskipourfaire irruptiondans sa vie. Son
épouse, l’actr iceSharo nTate, estassassinée
parles groupi es fanatiquesdeCharl es
Manson. Elle étaitenceintedehuitmois.
Rose mary’s Babyestencor edanstoutesles
tête s, lesspéculationsmalsainesvont bon
train.«L’hypothèse ducrimerituel, avancée
nonsanscomplaisance parles commentateurs
californien s, quivoulaientvoirunr apportentre
le quintuple crimedeBel-Air[quatre autres
personnesont ét étuées cettenuit-là]et cer-
tains films de RomanPolanski,aété rejetéepar
la police»,clarifie le jo urnalle12août1969,
non sans évoquer l’ universducinéaste.
Autrefaitdivers, autreton, le 14 mars 1977 :
«RomanPolanski aété arrê té le vendredi
11 mars,àLos Angele s, pour avoir violé une
jeune fille de 13 ans.»Dèslel endemain, le
quotidien parl ed’«affaire Polanski»tout en
soulign antque si el le«afait sens ation dans les
salonsetl es bars d’Hollywood,“la pr esse
américaine reste très discrète”, nousprécise
notrecorrespondantàNew York».Dansles
mois quisuivent l’ inte rpellationdu réalisat eur,
l’af faireest traitéefaçon dépêche.«Le
cinéaste hollywoodienRomanPolanski
–Français d’ori gine polonaise –, accusé de
fourniturededrogueàune mineure,dev iol
aprèsusage forcédedrogue, de sodomie,de
sexuali té orale(...),s’est reconnu coupable de
“rel ationssexuell es illic ites avec unemineure”.
De ce fait,les autres chefsd’accusation–qui
peuvententraîner despeinesallant de di xans
de prisonàlaréclusion perpétuelle –tom-
bent»,explique-t-ondansLe Mondedu
10 août1977. C’estaveclamême neutralité
quelej ournalpubli ele11février 1978 la
déclaration de l’avocatGeorg es Kiejmanjusti-
fiant la fuit edeson client enFrance :«Épuisé
parune annéed’incertitude surson sortet
déçu parl’abandon despromesses judic iair es
formellesfaitesàson avocat et àlui-même,
RomanPolanski s’estrefusé àêtreplus

longtem ps l’ enjeu d’unprocès quin’est pl us
véritableme nt le sie netiladécidé derejoindre
sonpaysd’adoption:laF rance.»Lesarchives
du jo urnalnet émoignent alorsd’aucuneréac-
tion hostile. Au contraire,quand,six ansplus
tard,lec inéastepublieRoman,sonautobiogra-
phie dans la quelle il revient surl’affaire,Edgar
Reichm ann, collaborat eurrégulierduj ournal,
prendfait et causepourlui :«Polanski apayé
cher uneréussitefulgurante dans le cinéma.Sa
vieprivée, suited’extases et de hasardsmalheu-
reux,est bri sée. L’Amérique li bérale, puritaine,
où il estmal vu d’être célèbr e, libertin et polac à
la fois ,ler ejette commeun malfaiteur.»Un sou-
tien qui, loind’êtreisolé,reflète assezbienle
posit ionnementdu jo urnaldel ’époque.«Les
ligue sdevertu[américaines]ontdéjà visé,dans
leur vieprivée, JackNichols on ou Roman
Polanski,accuséd’avoir abusé d’un emineu re »,
écritLe Mondeen 1991.Cen’est qu’avecl’inter-
pellationdu cinéaste àZurichensep-
tembre 2009 qu’oncommence àentrevoirdes
tiraillementsauseindujournal, au pointque le
médiateu rs’ensaisit le 10 octobre2009:
«Faut-il souten ir RomanPolanski,rattrapé par
la justiceaprès trente ansdecavaledorée et
féconde?»Uneinter rogation àlaquelle
répo nd alorsMichel Guerrin, chef duservice
culture :«C’est un sujet surlequelchacun a
uneopinion,connotéepar sa propre histoire.
Nous sommestrès partagés. Nous avonssuivi
le climat. Au départ,lec limat étaitcelui de la
surpri se et de la défense de Polanski. Il yaeu
un vira ge dontnous rendonscompte.»«T el
n’estpas l’avis deslecteursqui on tvud ansnos
pagesunparti pris pro-Polanski», lui oppose le
médiateu r. Et de tr ancher :«Nos le cteurs, de
fait,n’ont pas tout àfaittort. Il suffitd’unmot de
trop ,voire de points de suspension in utiles
(“un mandat d’arrê témisen... 1978”),pour
exprimerunsentimententre lesligne sets ortir
de la neutralit évoulue.»

TexteAgnèsGAuTheron

Roman


Polanski


Le 11décembre 1962,LA premièrefoisque “Lemonde”AécriT

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