Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

quelaviolenceest
consubstantielleàl’action de la police:quand il
yades dérives, lescomportements inadaptés sont
sanctionnés ou le serontauterme des enquêtes
judiciaires. »(ÉricMorvan, directeur général de
la policenationale);ler elativisme :«Ilyenaqui
ne sontpas très biencâblés, maisfaut voirce que
lesgars ontpris dans la gueule pendantunan,
fra nchementjeneles jugepas. »(Didier,com-
missaireenpolicejudiciaire);les cepticisme :
«Jenedis pas qu’iln’yarien eu,mais descollè­
gues qui visentdélibérémentlatête, quand
même...Je n’ycrois pas. »(Stéphane*,comman-
dantdivisionnaire);l’optimisme :«Ilyades
mecschez nous qui ontletonfafacile, qui sonten
dehors des clous déontologiquement, mais,hon­
nêtement, l’administrationfait en sortedeles


dégager.»(Abdoulaye Kanté, gardien de la
paix);ete nfin laposition la plusrépandue, le
rejet de laresponsabilitésur les autres unités :
«Lemaintien de l’ordre, c’est un métier,onamis
desarmes dans les mains degens qui ne savaient
pas s’en servir.»(Arnaud, CRS).
La thèseest en vogue depuis quelques mois:les
dérapages seraientainsi l’apanage des équi-
pages de laBAC, la brigade anticriminalité, plus
habitués aux émeutes urbaines dans les
banlieues qu’à la gestion des manifestations.
«C’estdes conneries,maugrée Stéphane,l’un
des responsables du maintien de l’ordreausein
de la Préfecture de policedeParis.Depuis que
Macronadit que les blessures des “gilets jaunes”
étaientinacceptables,ça balanceeninterne,tout
le mondeadécidé que c’était lafautedes
“baqueux”,alorsqu’ilsn’ontpas étépires ou
meilleursque les autres.Lasolidaritéseperd,
maintenantc’estchacun pour soi.»On ne
mesurepas l’ampleur du malaisepolicier si on
ne saisitpaslat ension générationnelle au sein
de la maison.Le réflexe conservateur du«c’était
mieuxavant»n’est jamais bien loin quand on
cuisine un ancienpoulet sur l’évolution du
métier.«Ilyaune criseexistentielle parce que
les flics d’aujourd’hui ne sontpasceux d’hier,
assureSerge
,expérimenté commissairegéné-
ral.Il yavingt ans, on entrait pour servir la
République, prêtàsacrifier sa vie personnelle, on
était là pourrelever le drapeau.Aujourd’hui,
c’est beaucoup plus individualiste, les jeunes pen­
sentàeux avantdepenseràl’uniforme. »


Un changementd’époque dontles camions
seraientles vitrines. Plusieursinterlocuteursnous
ontincitésàfairelet our d’unecompagnie en sta-
tionnementpour compter les agents plongés
dans leurtéléphone.Résultat du sondage in situ,
réalisé sur un échantillon nonreprésentatif d’une
grosse dizaine de carsdeCRS garés aux abords de
la placedelaRépublique,àParis :quatr efonc-
tionnaires sur cinqcollés àleur smartphone.
«Avant, c’était un lieu de sociabilisation, on jouait
auxcartes, on discutait;maintenant, c’est moins
convivial,c’estunpeu chacunpour sa gueule, sur
son portable.Franchement, les journées sontde
plus en plus longues »,confie Arnaud*,quinze
années de pied de grue aucompteur,qui trouve
que,«certes,tout le monde est policier,mais iln’y
aplus beaucoup de flics ».

Autreeffet debord de ce changement, l’exposi-
tion auxréseaux sociaux, donttout le monde
convientqu’il vaudrait mieux les délaisser mais
dontpas grand monden’arrive àsedétourner.Si
Facebookétait déjà largementutiliséàdes fins
personnelles, de plus en plus depoliciersinves-
tissentTwitter, sous pseudonyme la plupartdu
temps. Ilsyconversententre eux, se jettentdans
la grande mêlée du débat sur les violences
policières,polémiquentàtout va,tentent de
défendreavecplus ou moins deréussit elag rande
maison.Pour quelcoût personnel?Abdoulaye
Kanté, qui devise surTwitteràvisage découvert,
alerte ses collègues sur le miroir déformant
qu’offrel’application de micro-blogging:«Sion
s’arrêteauxréseaux sociaux, alors, oui,les gens
nous détestentetçapeut noustoucher.Mais ilfaut
se rendrecomptequecettedétestation est arti­
ficielle. Ilyabeaucoup d’instrumentalisation,
notammentsur Twitter, qui est devenuuntribunal
public. Ilfaut se déconnecter.Dans la vraie vie, la
populationcontinue de nous solliciter et de nous
soutenir.»Pour le chercheur Mathieu Zagrodzki,
lui-même actif sur lesréseaux, lefonctionnement
de cessites favorise lespositionsextrêmes.
«SurTwitter, il yades flics et leurspartisans
quiexpliquentque tout va bien, quetout estgénial
dansle meilleur des mondes. Et ilyalesanti,
qui pensentqu’onalapirepolicedumonde.
Entreles deux, ilyapeu de place pour lanuance,
pour une critiqueraisonnée.»
Quelle traceont pu laissercesquatr eannées
sur lapopularitédelapoliceausein de la

population française?Assis àson bureaudela
Direction générale de lapolicenationale, place
Bea uvau, ÉricMorvan,peuprolixedans les
médias, prend unpeuderecul etchoisit précau-
tionneusementses mots.«Les fonctionnaires
ontété très sensibles aux marques d’affection des
Français en 2015, mais ils saventaussi qu’ilfaut
prendredeladistance. Globalement, la police
gardeune bonne imageauprès de 75%dela
population et, danscesmomentsextrêmes,cette
majoritésilencieuseexprime son soutien.Le reste
dutemps, on estface àlaminoritéagissante,ces
25 %qui doiventnous préoccuper.»Des bons
chiffres, qui onttout de même légèrement
fléchicetteannée.«Sionvoulaitqualifierlesen­
timentdelamajoritédelapopulationàl’égard
desforces de l’ordre, je parlerais d’une “indiffé­
rencebienveillante”,analyseMathieu Zagrodzki.
Laplupart desgens n’ontjamais eu affaireàla
police deleur vie,ils sont républicains et consi­
dèrentqu’elle protègeles institutions. Ils se disent
qu’on enabesoin, qu’ilsfont un job difficile,
qu’ils sefont jeter descailloux... Enrevanche,
chez ceux qui onteuaffaired’unefaçonoud’une
autreaux forces de l’ordre,chez les minorités, ou
chez les populations qui viventdans un habitat
social dégradé, onconstateque l’imagede la
policeest moins bonne. »

AffAble


commissaire
en sûreté
territoriale,
Jean* n’est
pasfranchementoptimist epourles semaines
et annéesàvenir.Autour d’un café, iltente
de tracer uneperspective :«Lagrande question,
c’est la pertedesens du métier.Après 2015, l’anti­
terrorismeaoccupétout l’espace.Onacollé des
flics partout pourgarder untasd’endroits,àcom­
mencer par la portedes commissariats.Quinze
joursaprès l’attentat,tout le monde est mobilisé ;
quinze mois après, c’est pluscompliqué.Mais la
tensionn’estjamaisretombée.Ilyaeu
Magnanville, puis l’attaque dufourgondepolice
sur les Champs­Élysées[le 20 avril 2017],quia
coûtélavie àXavier Jugelé...Onnecesse de
reprendredes octaves.Là­dessus, onalaloi tra­
vail,puis les “gilets jaunes”.Après “l’antiterro”,
c’est le maintien de l’ordrequi acontaminétoute
la police. En décembredernier,àla suitedusac­
cagede l’Arcdetriomphe, on étaità1 00 %de
mobilisation!Forcément, ilyaeu des aberra­
tions:onadetels besoins qu’onfait faireàdes
policiersdes missions qui ne sontpas leurcœur
de métier.Onenest là, en 2019, etce n’est pas
près de s’arrêter.»Pour conclure, onaposé deux
questionsàSteve,Stéphane, Clémenceetles
autres.On s’est enquis de savoir s’ils étaient
toujoursfiersd’êtrepoliciers.Aprèsavoir
réfléchi,tous ontacquiescé.Puis on leur a
demandé s’ilsrecommanderaientàleursenfants
d’emprunterlemême tracé. Laplupartdes
réponses ontfusé :«Jamais!»

*Les prénoms ontétémodifiés
àLademande des personnes interrogées.

“Laplupartdesgensn’ontjamais eu affaireàlapolicede


leur vie, ils sontrépublicains etconsidèrentqu’elle protège


lesinstitutions. Ilssedisentqu’on enabesoin, qu’ilsfont


un job difficile, qu’ils sefontjeter descailloux... Enrevanche,


chezceux quionteuaffaired’unefaçonoud’uneautre


auxforcesdel’ordre[...], l’imagedelapoliceestmoinsbonne.”
mathieu zagrodzki,chercheur


(suite de la page 46)

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