Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

Les rares photographies sépia figeantl’événementn’ont pas
la valeur iconique des images du mur deBerlin éventr éàcoups de burin
ou émietté àlaf orce des phalanges. Cesclichés de files d’attente serpentant
sur les trottoirsdeBerlin-Ouest devant l’entrée d’agencesbancairestémoi-
gnentpourtant d’unerévolution aussi douceque puissante.Une révolution
de porte-monnaie.Le versantmercantile de l’ouverture des frontières de
l’Allemagne de l’Est, décrétée,avec effetimmédiat, le jeudi9novembre
1989,à18h57, lorsdelaconférencedepressefunambulesque deGünter
Schabowski, chargé decommunication duPolitburo.
Lessilhouettes decesclichés sontcelles defamilles qui ontàpeine franchi
les postes-frontières.Quelques instants plustard,chacunfera tamponner
son documentd’identitéenéchange d’un billet bleutéde100 deutsche-
marks,lamonnaie de l’Ouest, –l’équivalent, enpouvoir d’achat, d’environ
82 euros aujourd’hui. Ces«Ossies»feron tainsi valoir leur premier droit de
citoyenaprèscelui d’aller etvenir :consommer.Bénéficier du
Begrüßungsgeld–l’« argentdebienvenue »–enguise d’introduction
ludique au capitalisme.Le concept est le nom d’un programme introduit
dès 1969, appliqué jusque-là selon desrègles strictes.
«LeBegrüßungsgeld est unerévolution pacifique, sansrévolutionnaires. Elle
peut paraîtreanecdotique mais auramarqué durablementlep rocessus deréu-
nification, jusqu’àlapsychologie des bénéficiaires»,analysel’historien Sören
Marotz, directeur de lacollection duMusée de la RDA,àBerlin. Il enfile des
gants blancs et manipule précautionneusementl’une desreliquesextraites
des archives :unWalkman dontils emblefairel’articlepour une émission de
télé-achat. Ce fut son premier investissementpersonnelcôté Ouest.
«Onestime que près de 16 millions de citoyens de l’Est sontvenusréclamer
leur argent[presque lapopulationtota le],soit untota lde1,8 milliardde
deutschemarks[cer tains l’ontrécupéréplusieursfois, et laBavièreoffrait
140 deutschemarks parpersonne...],cequi représentait alors1%duPIB de
la RFA»,précise SörenMarotz. Lesfiles d’attente se formentd’aborddevant
toutes lesbanques deBerlin-Ouest. Enparticulier les succursales de la
Spar kasse. Cette enseigneréconfor tante, égalementdéployéeàl’Est, ydis-
tribueraprèsde80%dupactole jusqu’au 29 décembre1989, fin d’une


expériencedontles uccèsaurapris decourtles trésoriersdugouvernement
chrétien-démocratedeHelmutKohl.
Martin Köpke, alorsguichetier junior de 22 ans, futréquisitionné d’urgence
àl’agencedelaSparkasse deWannsee.Un local assailli ence matin du
10 novembre1989, enraison de sa situation d’enclave accolée àlapopu-
leusePotsdam.«J’airemonté une file ininterrompue decentaines de per-
sonnes,se souvientMartinKöpke.Puis, j’ai passé la journéeàtamponner des
visas etremettreles billets, sans avoir letemps d’échanger un mot.Sauf avec
cethomme qui me demanda ma bouteille deCoca –pourtantvide –posée
sur matable...»Des rivesdelamer Baltique jusqu’aux montagnesbava-
roises,chaque localitéseramobilisée–parfois jour et nuit–pour dédom-
magerces«Ossies»supposés indigents,voirerustres etbasdufront.
Unefois le billet en main, survientlechocdes rayons des magasins
débordantdecouleursetdenouveautés.«Aller àl’Ouest, c’étaitcomme
arriversur une autreplanète»,résume l’écrivain Martin Jankowski. Il était
alorsmilitantanticommuniste,chanteur derock underground mais aussi
jeunepère au foyer.«J’ai choisides couchesPampers.Pourmoi,c’était ça,
le vrai luxe.»Trente ans plustard,les emplettesduBegrüßungsgeldali-
mentent une nostalgietenace.
Leschaussures de sport, les jouets, les accessoires de ménage, les
Walkmans ou encoreles cassettesaudio enconstituentles best-sellers.
Mais ce donn’étaitpassans cont repartie. Il enclenche unchangement
de paradigme économique, signe l’arrêt de mortd’une idéologie aupou-
voir.«À l’euphorie du momentont bientôtsuccédé de profondesremises
en question,estime Gisela Lippman, 74 ans, anciennefonctionnaireau
Parlementdel’Est.Ce “cadeau’’,c’était la bienvenue dans un monde où
l’ar gent est aucentrede l’ existence.»
Neuf mois plustard,le1erjuillet 1990, le deutschemarktriomphantdevient
monnaie unique, jusqu’à la frontièrepolonaise.Au vertige de la liberté des
jour sd’automnes’instill eletraumatismedelafindes illusions, durenie-
mentd’un modèle de sociétéprécipitammentenglouti.Le billet bleutéde
bienvenue,avant-goût doux-amer de la sociétéd’abondance,aaussi valeur
de ticketversl’inconnu.

ÀVOS


MARKS.


Unsimple billetbleu. Moins spectaculaires quelesimages de la
chuteduMur,le9novembre 1989,les100 deutschemarks remis
parlegouvernement ouest-allemandensignedebienvenue
àchaque citoyendel’Estontprofondémentmarquéchacun de
ceux quilesont reçus.Commeunticketd’entréepouruntour
de manègedans la sociétédeconsommation.

TexteThomasSAINTOURENS
PhotosTommaso BONAVENTURA

lemagazine
Free download pdf