Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

Lesombresd’unmonde


multicolore.
La familleWilkeapris la routeà2heures
du matin, plein ouest, le long de laBaltique. En
cettenuit froide de décembre1989, lepère,tech-
nicien dans laconstruction, la mère, psychiatre, et
Gesine, 13 ans, espoir national du tiràlac arabine,
doublentlafile deTraban tcongestionnant
Lübeck,lap remièreville après la frontière.Voici
donc Kiel, l’agglomération suivante, encoreendor-
mie. Lesrues sontsilencieuses, les devantures
baissées.«Soudain, uncamion de nettoyage a
débouléàtouteallure,faisantfuir des trottoirs
quelques clochardscachés sous descartons.Je me
suis dit:“Alors, c’est doncça le capitalisme !”»
GesineWilken’a pasaccompli les espoirsdeson
club duDynamo.L’athlète, camarade deFranziska
VanAlmsicketd’autreshéroïne sdurégime pro-
gramméespour gagner,racon te son histoire,
tren te ans plustard,affalée sur labanquette d’un
barduquartier deKreuzberg, où elleauntemps
travaillé dans le milieu associatifLGBT.Casquette
de base-ball vissée sur seschev eux courts, combi-
naison de joggingbordeaux, ellen’aplus touché
une carabine depuis laréunification.
Unefois passéle«chasse-clochard»,les rideaux
de ferses ontlevés, les lumières se sontallumées,
et un monde multicoloreest apparuàlaf amille
Wilke.«Ons’estmis àdéambuler devantles
vitrinesetjemesuis arrêtée devantceque je croyais
êtreunmagasin de bonbons.Waouh!Jen’avais
jamais rien vu detel. Puis j’aicompris qu’il s’agis-
sait d’une pharmacie.Mais pourquoifabriquer des
médicaments detoutes lescouleurs? Dans cette

ville,tout me semblait de plastique, jeressentais le
besoin detout toucher.»
LesWilkeont récupéréleurs100 deutschemarks
chacun, sur unetable installéepour l’ occasion, où
étaientaussi disposés quelquesrégimes de
bananesàl’intention des visiteurs.«Onétait les
stupides de l’Est, des citoyens de seconde zone sup-
posés affamés. J’avais un peu honte aufond de
moi,mais j’étais fièredenepastoucher aux
bananes. »Sonpères’offre une caisseàoutils
flambantneuve.Samère, elle, préfèregarder le
billet en cas decoup dur.
Saturésd’émotions, lesparentsveulentquitterles
lieu xauplus vite. Ilyatrop àvoir,tropàacheter.
Gesine, donttoutes les copines sportivesarbo-
raientdéjà desbaskets montantes, choisiraen
vitesse untee-shirtdélavé turquoise, unepairede
tennis basses et des lunettesdesoleil fant aisie.Le
style américain, oùce qui s’en approche.
«Nous sommesrentrésàl’Est et notrevillage m’a
paru si gris et si vide...»Lesmois suivants, l’école
de tir est démantelée et deux margoulins de
l’Ouest embobinentson père dans un projet de
constructionvéreux.«Avant, ilfaisait affaireavec
unepoignée de main et une bouteille de vodka.Eux
lui ontfait signer des papiersqu’il necomprenait
pas, lui promettant de l’argent facile.Cela nous a
ruinés...Aujourd’hui encore, il s’enremetàpeine.»
Gesinearécemmentdébutéune formation d’ébé-
niste .Maiscomme si lepetit matin brumeux de
Kiel ne devait jamais la lâcher,elle necessede
repenser àces biographies«coupées en deux »,
cette«prisoncommode »du communisme.Avant
de partir,enguise d’aurevoir,elle chuchote:
«C’estune histoiredemigration immobile.Voir un
pays disparaîtresans bouger.»

“Soudain,uncamiondenettoyageadéboulé


àtouteallure,faiSantfuirdeStrottoirS
quelqueSclochardScachéSSouSdeScartonS.
JemeSuiSdit:‘alorSc’eStdoncça,
lecapitaliSme!’”Gesine wilke

Son père s’est offertune
caisseàoutils, sa mère a
choisi d’économiser, Gesine
Wilke, elle, (ci-contre,
aujourd’hui) s’est offertdes
chaussures de sportet
desvêtements (dont ce tee-
shirt, ci-dessus, en 1989).

«100marks-Berlin2019 »,deTommaso BonavenTura,exposiTionàCamera(CenTreiTalien
mmaso Bonaventura. ArchivTo pour la phoToGraphie)jusqu’au6janvier 2020 àTurin.Camera.To


ep


ersonnelle


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