Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

àcenéant”.çamerendait tristeque les journalistesn’aient
même pas envie d’ouvrir le livre, detourner la premièrepagepour
voiràquoi ça ressemble, et puis jem’ysuis habituée.»
Son éditriceCéline Thoulouze, directriceéditorialechez Belfond,
contourne l’indifférencedes médias en organisantdes campagnes
publicitaires de masse, sur les ondes ou en affiches quatrepar trois
dans les RER ou les gares,celles quepeuventvoir ou entendreses
lecteurs, qui entrentplusfacilementdans unhypermarchéque
dans une librairie indépendante.Laseulefois oùFrançoise
Bourdinaétéconviée dans l’émission deLaurentRuquier,çane
s’estpastrèsbienpassé. Alorsque l’on se moquait de son absence
de style, elleavaitrépondupoliment:«Sivous voulez direque je
ne suis pas Giono ouSimenon, c’estcertain.»
Depuis quelques années, elle ne s’embarrasse même plus d’envoyer
ses livres dans lesrédactions :«Pourquoi dépenser de l’argent pour
rien?»Ce«mépris pour la littératurepopulaire»,elle s’en étonne
encore:«Plaireauplus grand nombre, c’estce que tous les auteurs
veulent,non?Plairen’estpas forcémentsuspect. Et le plus grand
nombren’a pasforcémentmauvaisgoût.»Unautretruc l’énerve:
«Onmedit que je vendstellementque jen’ai pas besoin de prix ou
du soutien de la presse, mais AmélieNothomb non plus, dansce
cas!»«C’est vrai qu’elle, avec son grandchapeau et son look, elle
s’est créé un personnage...»,ajoute-t-ellepensive.Àl’inversed’une
AmélieNothomb, on ne croiserajamaisFrançoise BourdinàSaint-
Germain-des-Prés.«Jem’enfichedemefairevoir,jeveux êtrelue.
Et si c’est pour boireduchampagne, j’en ai du meilleurchez moi »,
pointecelle qui ne serefuse jamais unepetitecoupette.
Elle neconnaîtpersonne dans le milieu littéraire,«niauteurs, ni
critiques, ni jurés, ni éditeurs».Elleregardeavec méfiance«ceclub
privé quitourne autour de lui-même,cescritiques qui sontégale-
mentauteurs,cettefoutaise qu’est larentréelittéraireoùl’onjuge
600 livres alorsqu’on enalu30, cesprix donnésàdes livres que
personne ne lit».Ellepasplus que les autres.Lesromans français
ne l’intéressentguère. Elle préfèresecoucheravec unbonStephen
King,àl’écartdespaillettes et des bruissements de la ville.


SeS


livres ne figurentpas dans les bibliothèques des salons
parisiens,chez les lettrés et lesbourgeois.Paradoxe,c’est
decemonde-là que vientcettefille dechanteurslyriques
vedettes, Roger Bourdin et GéoriBoué.Le couple, qui vit dans un
hôtelparticulieràNeuilly, mène grand train entredeuxvoyages.
Unedrôle d’enfanceavecdesparentssouventabsents, absorbéspar
leurscarrières et leurstournées, une sœur adorée et unetantequi
joue la mèredesubstitution, une maison aux allures de décor de
théâtreavecdescostumes d’opérapartout,chapeauxàplumes,
pelisses brodées de sequins etvolumineusesperruques.
De ses premières années, elle garde le souvenir d’une ambiance
baroque etfantasque, de photos dans desrevues qui neressem-
blentenrienàleur vie quotidienne :«Sur l’une d’elles ma mère
posaitànos côtésdans la cuisineavec unecasseroleàlamain,
c’était du cinéma!»Est-cedelàque lui vientson goûtpour les
histoires?Oupeut-êtreplutôt du cataclysme decesoir deNoël
quand sa mèreplanta mari et fillettessans un mot.«Elle nousavait
laissé uncaniche sous le sapin en guise decadeau.J’avais 8ans, ma
sœurm’adit :“Maman est partie.”Comme jen’ycroyais pas, ellem’a
emmenée devantson dressing:iln ’y avaitplus un seul vêtement,
seuls les cintres pendaientdans le vide.»
Àpartir decejour,plus rienn’aétécommeavant.«Mon pèren’a
plus jamais étégai.»Sescachets s’espacenttandis que la mère
continue de vibrer sous les vivats :«Onavait l’impression que les
lumières de lafête s’étaientéteintesdenotrecôté.»Lamèreréap-
paraît detempsàautre,fait descendreses filles au caféd’enbas le
temps d’unchocolatchaud etrepart un quartd’heureplustard,
tornade insaisissable.FrançoiseBourdinamis des années à
s’avouer qu’elleavait étéabandonnée.Pasrancunière, elle s’est
occupée de sa mèreles dernières années de sa vie.

Gamine,elle ne manifestepas de goûtparticulierpour les études.
Enrevanche, elledévoredesclassiques,Bazin,Troyat,Druon et
Mauriac,raffole des histoires defamilles :«Enles lisantjemedisais
que la nôtren’était pas le pire!»Elleasurtout unepassion:le
cheval. Ellemonte dès qu’ellepeut,devientl’unedes premières
femmes jockey,arpentelespaddocksjusqu’à en mordrelapous-
sière. Ellea16ans lorsque son fiancé, cavalier émérite, setuesous
se syeux lorsd’unecompétitionàBâle.Aprèsledrame, elle se met
àécrireune histoiredejeune fillepassionnée decheval intitulée
LesSoleils mouillés(1972).LeséditionsJulliardl’éditentà19ans.
Elle en écrit un deuxième dans lafoulée,De vagues herbes jaunes
(Julliard, 1973) qui seraadaptéàlatélévisionparJosée Dayan.Puis
se lasse, délaisse l’écriturepour la sécurité, épouse un ami d’en-
fancedevenu médecin.
Elle s’installeàlacampagneavec lui, ils ontdeuxpetites filles.Loin
des fracas de son enfance, elle mène une vie tranquille defemme
aufoyer. Quand elle décide dereprendresacarrièred’écrivain
vingtans plustard,après son divorce, ça ne sepassepascomme
prévu:ses manuscritsn’intéressentpluspersonne. Ellepersiste,
envoie sestextesparlaposte, essuie une quinzaine derefusavant
d’être, en 1991, publiée simultanémentpar Denoël(Manoamano)
et les Éditions de laTableronde(Sang et or).En 1994, ellerejoint
Belfond et sa carrièredécolle.
«Des histoires qui vousressemblent»,résume l’éditeur sur son site
Internet.Danssesromans, les hommes sontbeaux,–même si elle
leur«ajoutetoujoursunpetit défaut pour leshumaniser,une cica-
triceouune pairedelunettes»–,lesfemmes sontparfaites,coura-
geuses et douces, elles travaillentetsontindépendantes.«Parfois
mes héroïnes mefatiguent,sourit l’auteure.Mais je ne peux pas les
rendreantipathiques, qui voudrait s’identifieràune mégère?»Tous
sesromans sontfabriqués selon la mêmerecette:unpersonnage,
unefamille, un universprofessionnel, unerégion. Et bien sûr,un
happyend car elle s’est donnépour mission de«fairepasser un
bon momentȈses lecteurs.
Sespersonnages ontdes métiersquiportentàlarêverie–marins,
vendangeurs, libraires –, maischacunpeut s’identifieràeux. Ils
ontparfois des fins de mois difficiles, ontdumalàpayer leurs
crédits ou leursfactures d’électricité, sans êtredans la misère:pas
question decoller lebourdonàquiquecesoit.Seshéros affron-
tentdes divorces, des deuils, des dépressions, mais ils s’en sortent.
LeslivresdeFrançoiseBourdin, c’estlavraie vie en mieux.Ses
romanscollentaux problématiques sociétales du moment:leder-
nierpose la question de la souffranceanimale. Celui d’avantavait
pour cadreunecopropriétéetses inévitables bisbilles.Leprochain
aurapourtoile defond les déserts médicaux.

Ses personnagesontparfoisdes fins
de mois difficile, du malàpayer leurs
créditsou leursfacturesd’électricité,
sans êtredans la misère :pas question
de coller lebourdonàqui quece soit.

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