Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

D


u matériel de campagne surfac-
turé aux dépens de l’Etat, et des
intermédiaires proches de Ma-
rine Le Pen soupçonnés de s’enrichir au
passage. Depuis le début de l’affaire
«Jeanne», le Front national (ex-Rassem-
blement national) n’a eu de cesse de dé-
noncer un complot orchestré par les mé-
dias et ses concurrents politiques.
L’histoire retiendra pourtant que c’est le
signalement d’un de ses candidats qui
a lancé l’instruction. Début 2013, Gérald
Pérignon, ex-candidat aux législatives
de 2012 dans le Puy-de-Dôme, est in-
formé par l’Etat qu’il va percevoir un
remboursement de 17 409 euros au titre
des frais de campagne, alors qu’il n’avait
dépensé que 450 euros. ­Pensant signaler
une erreur, Pérignon contacte la Com-
mission nationale des comptes de cam-
pagne et des financements politiques,
avant de découvrir et de dénoncer la
combine mise en place à son insu.

Ne pas perdre de plumes
Ce mercredi s’ouvre devant la 11e cham-
bre du tribunal correctionnel de Paris le
premier procès «Jeanne», du nom de
cette structure à vocation financière au
service de l’ambition politique de Marine
Le Pen et soupçonnée d’être au cœur
d’un vaste système de financement illé-
gal du FN. Dix personnes physiques et
morales, dont deux hauts dirigeants
frontistes, vont être jugées pour «escro-
querie en bande organisée», «faux et
usage de faux» et «abus de confiance».
Outre le FN, le trésorier du parti, Walle-
rand de Saint-Just, ainsi qu’un autre his-
torique, membre du bureau exécutif,
l’eurodéputé Jean-François Jalkh, sont
renvoyés. Le premier : «On prétend que
quelqu’un a commis un abus de bien so-
cial au profit du FN, et donc qu’en tant
que trésorier je devrais être complice.

Mais je ne suis nulle part dans le dossier,
pour la simple raison que je ne me suis oc-
cupé de rien.» Le deuxième n’a pas ré-
pondu à nos sollicitations. Deux autres
très proches de Marine Le Pen, Frédéric
Chatillon et Axel Loustau, des ex-gu­-
dards, sont également poursuivis. Quant
à Marine Le Pen, entendue comme té-
moin assisté, elle n’a finalement pas été
mise en cause pénalement.
Ce procès est celui d’un ambitieux mon-
tage que le FN est accusé d’avoir créé
pour détourner l’argent de l’Etat à l’issue
des campagnes présidentielle et, sur-
tout, législatives de 2012. Au prétexte de
chercher à standardiser la communica-
tion de ses candidats, la formation mari-
niste les aurait obligés à acheter un «kit
de campagne» comprenant divers outils
de propagande, tracts, affiches, site in-
ternet... Produit par un prestataire uni-
que, la société Riwal de Frédéric Cha-
tillon et Axel Loustau, il était
facturé 16 650 euros à chacun (ou pres-
que) des 577 candidats investis par le FN
pour les législatives, sans possibilité de
négocier. La structure «Jeanne», «éma-
nation du Front national», «organisée et
montée par Jean-François Jalkh», mais
que certains croyaient «dirigée par Cha-
tillon», selon les juges, sert alors d’inter-
médiaire, fournit le kit aux candidats et
leur accorde même un prêt (à 6,5 % d’in-
térêt), «afin qu’ils n’aient rien à débour-
ser», avec à la fin l’Etat pour payer.
Aucun risque pour les candidats d’y per-
dre des plumes : les sondages leur pro-
mettaient alors de dépasser les 5 % le
jour des élections, soit le seuil à attein-
dre pour voir ses frais de campagne
remboursés par l’Etat. Dans les faits,
seuls 35 candidats du FN aux législati-
ves 2012 n’ont pas atteint ce niveau. Mi-
racle : aucun n’avait pris le kit de Riwal.
Dans leurs cas, les juges soupçonnent
l’établissement de factures minorées et
antidatées par leur mandataire de l’épo-
que : le comptable Nicolas Crochet,

poursuivi lui aussi. Le prix du «kit»
(16 650 euros) aurait, lui, été pensé pour
ne pas dépasser 50 % du plafond rem-
boursable aux candidats pour faire cam-
pagne (environ 33 000 euros), a expliqué
Steeve Briois aux juges.

«Un peu “rock’n’roll”»
Eux estiment le montant largement sur-
facturé : cité, un imprimeur a évalué le
contenu du kit «entre 3 500 et 4 000 eu-
ros, hors pliage et transport», peut-on
lire dans l’ordonnance de renvoi. «On re-
proche à mon client un kit de campagne
dont le montant serait trop élevé, mais il
n’y a aucune expertise pour le prouver»,
affirme le conseil de Frédéric Chatillon,
Me Alexandre Varaut. L’avocat a prévu de
lire à l’audience le rapport annuel d’acti-
vité 2012-1013 de la Commission des
comptes de campagne, laquelle estimait
à 14 877 euros le montant moyen de la
propagande imprimée de l’ensemble des
candidats ayant obtenu plus de 5 % aux
législatives 2012. Ajoutant à cela le prix
de leur site internet : 1 120 euros en
moyenne, c’est-à-dire, «l’équivalent du
kit de campagne [produit par Riwal], im-
pression des documents et site internet
compris», selon Varaut. Quant au carac-
tère obligatoire, «le parti a demandé aux
candidats de ­prendre le kit parce qu’ils
avaient peur d’avoir des candidats un
peu ­“rock’n’roll”, qui fassent n’importe
quoi. Encore une fois, ce n’est pas Cha-
tillon qui a décidé que les kits devaient
être obligatoires», affirme son avocat.
L’argumentaire est loin de convaincre un
cadre chargé des élections dans un autre
parti que le FN et interrogé par Libéra-
tion : «uniformiser une campagne, ça ne
justifie en rien un prix aussi élevé, c’est
même le contraire. Ça fait faire des éco-
nomies d’échelle énormes, puisqu’on stan-
dardise le graphisme, les sites internet...
Plus c’est centralisé, moins c’est cher.»
Mais moins c’est cher, moins les factures
de Riwal sont élevées.•

Par
Tristan Berteloot

Récit


france


Procès «Jeanne»:


les cuisines du Front


national à découvert


Le procès de l’affaire liée au microparti de Marine Le Pen


s’ouvre ce mercredi à Paris. Si la présidente du


Rassemblement national n’est pas mise en cause,


plusieurs de ses proches devront s’expliquer sur ce


système présumé de détournement de fonds publics.


Frédéric Chatillon à Lille en mars 2018, lors du XVIe congrès

Axel Loustau à Paris le 29 octobre 2015, lors de la campagne

10 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019

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